Romain Goupil

name of activist

Romain Goupil

date of birth of activist

12 July 1951

gender of activist

M

nationality of activist

French

date and place of interview

Paris, 24 May 2007

name of interviewer

Robert Gildea

name of transcriber

Alice Moscaritolo​

 

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RG : Bon, je vais vous demander Romain Goupil, s'il vous plaît, votre nom et date et lieu de naissance pour commencer

 

RGo : Je suis né à Paris le 12 juillet '51

 

RG : Oui. Quelle partie de Paris ?

 

RGo : Dans le dix-septième

 

RG : Est-ce que vous pouvez me raconter quelque chose sur votre famille d'origine ?

 

RGo : Oh beh, la famille d'origine, si on remonte aux grand-parents, il y a du côté de ma mère, ils viennent d'Italie. C'est-à-dire c'est l'immigration italienne qui n'a pas de travail et qui puis cherche du travail en France. Donc le grand-père va rencontrer une jeune femme de Toulouse, ils vont se marier et puis il va y avoir ma mère. Et puis mes oncles. Et de l'autre côté, du côté de mon père, ça vient de... La grand-mère est espagnole, le père est espagnol, la mère est italienne, elle va mourir très jeune donc la grand-mère est orpheline très rapidement. Ils sont issus eux aussi du sud de l'Europe. Et du côté du grand-père, eux, ils sont plutôt de Champagne. La grand-mère est plutôt Espagne, Italie, grand-mère maternelle. Par contre le grand-père est plutôt de la France de Champagne, enfin la France paysanne classique

 

RG : Mais ils sont venus à Paris à quel moment ?

 

RGo : Moi, mes parents ont toujours été parisiens. Ils se sont rencontrés à Paris très jeunes, et j'ai toujours été élevé à Paris dans un quartier très populaire. Qui était le pied de Montmartre, de la butte Montmartre, entre les puces de Saint-Ouen, la porte Clignancourt et puis l'arrière de Pigalle, l'arrière de Montmartre. Donc c'est un quartier extrêmement agité, populaire. Un peu moins maintenant, bien sûr, mais à l'époque c'était très mélangé, très vivant et parisien

 

RG : Qu'est-ce qu'il faisait votre père ?

 

RGo : Mon père travaillait dans le cinéma comme opérateur. C'est-à-dire à la caméra, comme caméraman, comme opérateur. Il avait commencé comme photographe, donc il a toujours été sur l'image. Et ma mère s'occupait des trois enfants, donc elle travaillait pas

 

RG : Et les études, ça se passait comment ?

 

RGo : Bah, les études... Plutôt à l'époque où les lycées étaient quand même, peu d'enfants avaient accès au lycée, aux études secondaires. C'est-à-dire c'était très vite séparé. À l'âge de quatorze ans ils allaient dans des collèges d'enseignement technique, où ils apprenaient le bois, le fer, enfin le travail manuel, pour ceux qui n'étaient pas apprentis. Grossomodo il y avait un tiers des enfants qui était tout de suite dirigé vers l'apprentissage, qui arrêtait à quatorze ans, après le certificat. Après il y avait ceux dont les parents poussaient un petit peu, mais toujours dans les choses manuelles, qui allaient dans les centres d'études techniques ça s'appelait, ou CET à l'époque. Et puis des autres, qui étaient un quart, un tiers, qui pouvaient aller au lycée. Et de ce lycée allait pour un cinquième dans les facultés. Donc à l'époque c'était très sélectif, mais pas par les examens, uniquement par la naissance. Il y avait très peu d'accès pour les milieux ouvriers ou plus modestes aux études secondaires et supérieures. Personne quasiment. C'était réservé uniquement à la bourgeoisie ou petite bourgeoisie. Mais à cette époque, dans les années soixante, il y a l'émergence des nouvelles classes moyennes. Donc on voit les lycées exploser. Mais mathématiquement, géographiquement, il y a plein de jeunes. Et ce qui va expliquer la clé de la révolte de '68, ça va se passer dans les années soixante

 

RG : Mais vous même...

 

RGo : Moi je me situe dans la bourgeoisie, la petite bourgeoisie. C'est-à-dire les gens qui vont... Mon père a un excellent travail, très très bien payé. Ma mère est à la maison et nous on est dans un milieu très favorisé. Où les parents lisent énormément, où les gens qu'on fréquente sont des gens qui sont du milieu plutôt intellectuel : saltimbanques, les comédiens, le théâtre... Donc c'est un milieu très ouvert intellectuel. Donc ça va de soi que je vais aller au lycée. Il y a aucun problème, c'est presque naturel. Donc naturellement je vais au lycée, un des lycées parisiens, Condorcet, donc un des très grands lycées à Paris. Qui formait et qui a toujours formé depuis les années 1800 une partie de l'élite pour les grandes écoles, l'hypokhâagne, enfin les préparations. C'est des lycées réputés, avec une discipline extrêmement dure. Et c'est des lycées qui à l'époque ne sont pas mixtes. C'est uniquement des garçons et plutôt des mêmes familles ou du même milieu. Il y a très peu d'enfants d'ouvriers et très peu d'enfants d'immigrés. Ou il y en a pas d'ailleurs

 

RG : Et vous étiez un bon élève ou... ?

 

RGo : Non, non. J'étais un élève moyen

 

RG : Difficile ?

 

RGo : Non, pas difficile du tout. J'ai jamais eu de soucis particuliers à l'école. Quand on regarde les bulletins, c'est moyen. C'est-à-dire, il y a toujours marqué : 'Peut mieux faire si c'est un peu plus de travail ou si il s'intéressait un peu plus'. Mais ça m'intéressait absolument pas. Par contre je trouvais ça ennuyeux, je trouvais ça idiot. Je trouvais la répétition... Le système d'enseignement ne me convenait pas du tout. Mais absolument pas du tout. C'est-à-dire je trouvais inintéressant d'apprendre par cœur, d'ânonner. J'étais déjà, il y avait quelque chose qui m'énervait dans le système des places, dans les notes, dans le fonctionnement. Alors que moi j'étais tout à fait prêt à apprendre plein de choses. Et par ma famille, et par les gens. Donc j'étais plutôt en avance sur plein de sujets que je retrouvais pas au lycée. Ou que je trouvais qu'ils étaient complètement abrutis ou tarés et ils nous faisaient répéter des conneries qu'on comprenait pas à l'époque. En fait, les professeurs doivent faire des bases, qui sont des choses embêtantes. Mais comme ils l'expliquaient pas, nous on trouvait que c'était embêtant, c'est tout. Donc on était un petit noyau, de cinq, six par classe à être complètement ailleurs. Mais pas spécialement mauvais élèves

 

RG : Mais quand vous dîtes 'nous', c'était...

 

RGo : C'était plutôt les garçons les plus malins, les plus intelligents, les plus rigolo. Qui étaient pas les premiers de la classe, mais qui étaient pas derniers non plus. Qui étaient le plus ouverts sur l'extérieur. Comme ça on se retrouvait par affinité, par sympathie. Et ça c'est au tout début, et forcément dans les années, je parle vraiment de quand j'étais très très jeune. Mais à partir des années '65, quand j'ai quatorze ans, quinze ans, c'est-à-dire quand je deviens adolescent, ce qui va faire la différence c'est ceux qui ont une préoccupation politique par rapport à ce qui se passe. Et là on sortait à peine de la guerre d'Algérie. Donc les préoccupations sur la torture, les préoccupations sur les manifestations. Il y avait d'énormes manifestations à Paris, mais vraiment énormes, en '62. Je devais avoir onze ans, douze ans, c'était Charonne. Il y avait cinq ou six cent mille personnes, mais tout le peuple parisien qui était descendu contre les morts du métro Charonne. Après il y a d'énormes manifestations pour l'Algérie, bien sûr, mais après pour le Vietnam. Et notamment dans les années '65, '66, dirigées par le Parti Communiste et le Mouvement de la Paix. Qui dirigeait une organisation qui était le Mouvement de la Paix, qui était international. Et dans ce Mouvement de la Paix, il y avait des grandes messes très régulières, où là on se retrouvait. Et ça va faire une selection dans les lycées. C'est-à-dire que petit à petit on va se retrouver, comme ça, des  petits noyaux. Alors il y a des lycées qui sont très politisés, déjà à l'époque. À cause de la guerre d'Algérie. Donc ça va être Voltaire, où il y a des classes de préparation cinéma, ou l'IDEC. Et puis Jacques Decour, qui a une tradition depuis tout le temps, par les écrivains qui y sont passés, par la Résistance. Qui sont des noyaux très durs, où il y a les grandes classes. Donc il y a presque des étudiants. Et les étudiants vont former les gens de terminale, qui, eux, vont s'intéresser aux plus jeunes

 

RG : Mais Condorcet était politisé comme ça ?

 

RGo : Beaucoup moins. Mais il y avait des grandes classes. Donc il y avait des classes de prépa de pré-étudiants. Donc eux, déjà, lisaient le journal, étaient au courant des problèmes politiques. Et ça va être le melange des grands et des plus jeunes, et surtout de l'actualité politique, qui est uniquement le Vietnam, principalement le Vietnam, va créer des groupes dans les années '66. Et là il va y avoir une radicalisation dans les années '66, '67. Où ces jeunes lycéens dont j'étais ne vont plus accepter le Mouvement de la paix, vont dire : mais c'est idiot ce mot d'ordre de paix au Vietnam, il faut la victoire des Vietnamiens. Donc pour la victoire des Vietnamiens on est sur le mot d'ordre : 'FLN vaincra !'. Donc c'est quelque chose de combat. Il va y avoir une rupture avec le Parti Communiste et l'adhésion à des groupuscules qui prônaient disons des choses plus offensives. Alors, soit les maoïstes, qui disaient : le Parti Communiste c'est des révisionnistes, c'est-à-dire ils révisent le marxisme, ils ne sont plus marxisme. C'était pas mon école, c'était pas ma famille de pensée. Ça, cette famille de pensée, était plus pour les lycéens la rive gauche : Louis le Grand, Henri IV. Nous, on était plus sur des trotskistes. Où il y avait trois groupes : Lutte Ouvrière, qui existe toujours avec Arlette Laguiller, lambertistes, qui sont Jospin, le groupe où il y avait Jospin, et la JCR, où il y avait Krivine, qui est le groupe actuel, toujours le même groupe. Et ce groupe trotskiste a mis en place une organisation en '66 qui s'appelait la Jeunesse Communiste Révolutionnaire. Qui était l'héritière du PC, mais de petits bolcheviques, le PC pur et dur, anti-stalinien

 

RG : Donc vous avez fait partie de ce groupe trotskiste ?

 

RGo : En '66, à la création. À la JCR

 

RG : Et par des contacts ?

 

RGo : Comme ça, par les manifestations. Et par le fait qu'on se retrouvait les cinq plus agités d'un lycée ou d'un autre lycée. Et notamment Jacques Decour ou Voltaire étaient toujours en tête. Et donc eux ils venaient faire des distributions au lycée. Et puis on se retrouvait, on discute. Les enfants à cet âge-là, tout le monde discute. S’il y en a qui aiment la musique, ils vont se retrouver entre eux. S’il y en a qui aiment les collections de timbres, ils vont se retrouver au lycée. Bah là c'était ceux qui étaient plus à l'extérieur ou porté sur 

 

RG : Mais on avait pas le droit de se rencontrer pour ça dans les lycées 

 

RGo : Non, non, c'était tout à fait interdit. Mais par contre toutes nos familles, de tous, si on prenait par exemple une étude statistique de tous ces garçons à l'époque qui ont quatorze, quinze, seize ans, tous leurs parents ont été membres du Parti Communiste. Ou leurs mères. Tout le monde est issu, la matrice, la chose fondamentale, c'est que tous les parents ont milité et tous les parents ont arrêté de militer. Il n'y en a plus qui militent. Ils ont arrêté dans les années cinquante, '56, après la guerre. Ils ont laissé tomber et ils sont  devenus dans des positions plutôt notables. Mais ils ont tous été communistes

 

RG : Donc votre père...

 

RGo : Il était communiste. Pas ma mère. Mais mon père avait été militant. Il était toujours syndicaliste, mais il avait été militant communiste jusqu'en '56, jusqu'au moment de la Hongrie

 

RG : Parce qu'on pense souvent au conflit de générations

 

RGo : Ah pas du tout

 

RG : Mais on voit que les enfants suivent plutôt leurs parents...

 

RGo : Ah oui, nous pas du tout. Alors il y a absolument aucun conflit. Les discussions se passent dans les familles, dans toutes les familles. Moi je vois les parents de mes copains, mes copains voient mes parents, tout le monde discute. Il y a aucune opposition. Il y a pas du tout opposition, même pour sortir, pour la liberté, pour les autorisations. Plus libre... Il y a aucune raison de se révolter contre les parents. Les parents sont libérés, sont libérales, sont très ouverts. Et c'est des professions intellectuelles souvent, donc très en avant sur le reste de la société. Non, non, au contraire, les parents nous encouragent

 

RG : Donc la révolte, c'est contre la société ?

 

RGo : Oui, oui. Non, mais contre... On est les héritiers de la révolte qu'il y a eu tout le temps, et on comprends pas pourquoi les parents ont arrêté. Nous, on veut faire la révolution comme elle a été faite en Russie. On est les héritiers directement de '17. Par exemple, vous discutiez avec l'un ou l'autre – enfin, maintenant c'est incompréhensible, absolument incompréhensible - mais par exemple vous disiez '48, moi vous me disiez '48, forcement c'était 1848. Et il fallait pas dire 1800. Vous me disiez '70 ou '71, je savais que c'était la guerre de '70 et que ça pouvait pas être 1770, ou 1570. Ça veut rien dire. '70 ou '71, je savais que c'était la Commune

 

RG : Et ces connaissances venaient de la lecture, des discussions ?

 

RGo : Des parents, des discussions, qui étaient tous les jours. Il y avait pas la télévision, ou très peu. Donc c'était que des discussions. Et après, à partir du moment où il y a ce groupe, la JCR, on va faire, on va suivre des écoles de formation quasiment toutes les semaines. Et on est une trentaine de lycéens à refaire toute l'histoire du mouvement ouvrier

 

RG : Et ça se passait où ?

 

RGo : Ça se passait rue de Sèvres-Babylone dans une petite salle qui était prêtée par je pense les protestants. Enfin une petite salle comme ça d'une centaine de places. Où les étudiants, qui vont devenir tous les dirigeants du mouvement de mai, qui sont Bensaïd, Weber, Krivine, enfin bon tout le monde, Verbizier, toute une série d'étudiants, qui, eux, avaient fait une rupture en '65 à l'UEC, dans l'Union des Étudiants Communistes, ils étaient partis. C'est ce qu'on a appelé les Italiens, où il y avait Kouchner, où il y avait absolument tout le monde. Même les maoïstes d'ailleurs étaient dans ce groupe-là. Et de là ça a explosé en différents groupes. Et les dirigeants de la JCR, donc qui vont créer la JCR, qui étaient déjà membres du Parti Communiste, enfin membres de la Quatrième Internationale, vont créer la JCR en '66 et vont nous former. Les lycéens vont devenir la base de cette organisation

 

RG : Et les comités d'action lycéens ça date de quelle époque ?

 

RGo : C'est plus tard ça, c'est beaucoup plus tard. Ça c'est '67, juste avant '68. Les Comités d'action lycéens se sont mis en place parce que suite à des manifestations pour le Vietnam et puis une manifestation contre la loi Fouchet. Ce qu'on a appelé une reforme de l'Éducation nationale, la seizième ou la vingtième ou la trentième, j'en sais rien, enfin, peu importe, de toute façon ça avait aucun intérêt. Mais on s'était tous mobilisé pour appeler à une grève, avec l'UNEF, avec les étudiants. Et puis j'ai été pris au moment de l'organisation de cette grève et j'ai été exclu pour trois jours du lycée. Et après il y a eu de nouveau une mobilisation où je suis revenu au lycée, malgré mon exclusion. Et là j'ai été exclu définitivement. Renvoyé du lycée pour activité politique. Et du coup les réunions pour protester, les manifestations qui ont eu lieu devant le lycée, mais que avec des lycéens, on était cinq cent, six cent lycéens, ce qui est beaucoup déjà à l'époque, ont créé, ça a donné naissance, en février ou mars (donc moi j'ai dû être exclu en décembre '67) et en février sont né les CAL, les Comités d'action lycéens. Et les CAL vont être le fer de lance de la crise de '68. Puis c'est ces Comités d'action lycéens qui vont rentrer en contact avec le 22-mars, avec le SNESup, avec les étudiants et les professeurs pour mettre en place '68. Et ça explique très bien '68. Parce que dans les CAL, il y avait plusieurs tendances. Il y avait les anarchistes, les Pablistes, qui sont de tendance trotskiste, et puis les Frankistes, qui était notre tendance à nous. Tous les autres groupes existaient pas, il y avait pas les maoïstes, il y avait pas les Lambertistes. Mais dans le 22-mars il y avait, pareil, les anarchistes, les Frankistes et les pablistes, pas les lambertistes

 

RG : Mais les Frankistes et les Pablistes, pourquoi ?

 

RGo : Frankistes, parce que Frank dirigeait une section de la Quatrième internationale, qui s'appelait Pierre Frank. Et pablistes parce que Pablo, et lambertistes, parce que Lambert. Enfin c'est des dirigeants au sein de la Quatrième Internationale. Quand elle a explosé, il y a quatre dirigeants : Posadas, Lambert, Frank et Pablo. Et après on appelait chaque groupe en fonction des plus vieux

 

RG : Donc vous expliquez que c'est votre exclusion qui a provoqué les manifestations et la formation des CAL

 

RGo : Bah, ça a été mécanique. C'est-à-dire quand j'ai été exclu, tous les lycées se sont rassemblés pour demander que je sois réintégré. Comme j'ai pas été réintégré et que j'ai été exclu du lycée, immédiatement on a mis en place un comité, on a appelé ça Comité d'action lycéen, pour la liberté d'expression dans les lycées. Donc ça a donné naissance aux CAL. Mais on savait pas du tout qu'on allait vers '68 là. On savait pas, mais bon se mettait en place une organisation de masse. Et là on a été partout, en province, pour créer des comités d'action lycéen partout. Et on a commencé à sortir un journal lycéen

 

RG : Et quand vous dîtes 'on', c'est qui ?

 

RGo : Eh ben, c'était la direction de la JCR. Là on était une direction lycéen, où on était un représentant par lycée. Et comme il y avait des militants extrêmement actifs à Carnot, à Voltaire, à Decour, qui était vraiment le noyau, dans quelques lycées de la rive gauche, mais c'était plutôt les maoïstes, et puis à Buffon. Grossomodo, à la direction de la JCR on était pris dans les trente qui suivaient ces écoles de formation. Dans les trente, il y en a une dizaine qui vont devenir dirigeants. Qui sont un représentant par lycée. Donc il y a le responsable de Carnot, le responsable de Condorcet, le responsable de Voltaire, le responsable de Decour. À Decour ils étaient quand même plus, ils étaient au moins quatre ou cinq. Et puis après de chaque lycée. Et cette direction des lycées, on se réunit toutes les semaines, et là on décide des actions pour les manifestations, pour Che Guevara, pour tout. On est une direction du mouvement lycéen

 

RG : Parce que vous avez été exclu définitivement, donc pour vous les études c'était fini ?

 

RGo : Non. Parce qu'il y a une loi en France qui fait que vous avez pas le droit, si l'enfant n'a pas fini ses études, je crois que c'est seize ans, et moi ça tombait pile là, vous avez pas le droit de l'exclure complètement du système scolaire. Donc ils sont obligés de vous trouver une place. Et sinon, admettons que j'étais encore exclu, j'étais obligé de suivre dans l'enseignement privé à ce moment-là. C'était impossible d'être complètement mis hors du système scolaire. Donc moi ils vont me trouver une place à Voltaire. Qui était un noyau dur déjà de l'extrême gauche. Donc moi je suis passé d'agitateur d'un lycée alors là tout à fait dans mon milieu, à Voltaire, dans un autre lycée. Et c'est là que va se déclencher '68. Moi j'ai aucun problème, parce que là je connais tous les dirigeants et tout le monde me connaît. C'est-à-dire j'arrive comme un agitateur déjà d'un autre lycée

 

RG : Et à quel moment vous avez fait la connaissance de Recanati ?

 

RGo : Recanati, tout de suite, dans les années '65, '66. C'est un ami très très rapidement... Lui est à Decour, il est un peu plus vieux que moi, il doit avoir un an de plus ou un an et demi. Il est beaucoup plus brillant au niveau des études, c'est un excellent élève, mais vraiment un excellent élève. Lui il est pas du tout comme nous, pas moyen, il est brillant, et il est très politisé par ses parents aussi, bien sûr

 

RG : Parce que ses parents qu'est-ce qu'ils...

 

RGo : Ils étaient responsables au Parti Communiste, avaient fait la Résistance. C'était bon des responsables, mais qui étaient plus militants depuis des années. Pareil, ils ont dû arrêter en '56

 

RG : Sa famille était d'origine italienne ?

 

RGo : Juive, tout le monde était juif, je sais plus l'origine, juif séfarade, mais je sais pas de quel... Pas de Tunisie, peut être espagnol, peut être marrane ou je sais pas trop d'où ça venait. Et ils vont être dans la Résistance. C'est, eux, des aristocrates. Parce qu'il y a encore une différence, qu'il y avait pas dans ma famille : le fait d'être juif et communiste se ralliait à la tradition bolchevique, alors là depuis plus loin. Mais plus les ashkénazes, qui sont à la direction de la JCR. Par exemple c'est Krivine, Bensaïd, Weber, tous sont issus de la Pologne ou des pays de l'Est ou de juifs qui sont tout à fait habitués à l'exil depuis la nuit des temps quoi. C'est-à-dire qu'ils sont d'un pays, d'un autre pays. Une vision, une conception internationaliste, ou du monde, qu'ont pas les Français de souche

 

RG : Mais il y a eu des moments difficiles pour les juifs entretemps, entre la révolution bolchevique et '68

 

RGo : Mais pas pour les trotskistes. Parce que les trotskistes se sont toujours vécus comme étant le noyau qui a toujours eu raison. Alors peut-être ils ont été liquidés, peut-être ils ont été tués, peut-être ils ont été assassinés, bien sûr il y a eu la Shoah mais toujours, eux, ils sont élus d'entre les élus. C'est-à-dire c'est l'élection consciente. C'est pas du tout religieux, mais absolument pas religieux. Ils sont tout à fait laïcs, mais c'est une élection comme une conception d'aristocratie, de l'avant-garde, de ceux qui montrent l'exemple

 

RG : Vous aviez un culte du groupe Manouchian ?

 

RGo : Comment ?

 

RG : C'était le groupe Manouchian...en '44

 

RGo : Ceux-là, oui. Mais ceux-là c'est plus sur l'immigration. C'est-à-dire c'est pas forcement des juifs. Ils se trouve que c'était le cas pour la MOI : la direction de la main-d'oeuvre ouvrière, était des dirigeants allemands, qui venaient d'Allemagne, qui étaient des Spartakistes. Mais la MOI va être un groupe plus lié, enfin lié, ou dénoncé par le Parti Communiste et les staliniens qui vont l'utiliser. Mais il avait pas tellement de liens avec les trotskistes. C'était plus l'immigration disons. Mais pas forcement juifs, c'était plus les Arméniens, les Espagnols. Ils venaient, ils étaient issus, le groupe l’Affiche rouge, était plus issu de la Révolution espagnole écrasée ou de la révolution allemande écrasée. Ils venaient tous plutôt de 1930, des échecs en Allemagne et puis en Espagne. Mais ils étaient tous liés au Parti Communiste, pas du tout aux groupes trotskistes. Alors que nous, on les prenait en exemple, bien sûr. On les prenait comme internationalistes. Bien sûr que c'était nos idoles. Parce qu'à l'époque les staliniens, c'est vrai que maintenant ils parlent beaucoup de l’Affiche rouge, mais au début, ils appuyaient pas. Ils ont commencé la Resistance contre le pacte germano-soviétique, ce qui en faisait des trotskistes de pensée, mais pas du tout dans la pratique

 

RG : Et quel était le rapport entre vos intérêts cinématographiques et votre engagement politique ?

 

RGo : Aucun, aucun. À l'époque aucun. Je pense, je sais pas du tout. J'ai fait des petits films comme ça, pour m'amuser. Mais j'ai pas du tout une vision de, ce qui est d'ailleurs resté, je pense pas que le cinéma doit servir à quelque chose. J'ai pas une vision utilitariste. Donc je m'oppose au Parti Communistes qui fait des films militants. Je trouve les films militants particulièrement idiots. Mais même tout jeune, je trouve ça imbécile. Et je suis plus, j'utilise pas le cinéma. C'est-à-dire que, oui, pour enregistrer, il se trouve que je vais filmer comme ça. Mais plus pour m'amuser, pas avec une vison, je sais pas du tout ce que je vais faire, il se passe des choses tellement extraordinaires que par reflexe je vais les filmer. Mais j'ai pas l'idée de raconter l'histoire. Je suis pas du tout fasciné par les films militants. Tout ça m'ennuie. Je les connais pas en plus, je connais assez peu. Et je suis pas du tout un théoricien du cinéma, mais pas du tout ! Je dirais rien sur le cinéma, je m'en fiche complètement, je vais au cinéma pour discuter, avec des amis, mais parce qu'il y des filles, parce qu'il y a les garçons, parce qu'on rigole. Mais je m'en fous. En plus je suis dans ce milieu-là, tout le monde qui passe à la maison parle que de ça. Donc je connais le cinéma par capillarité, comme une éponge, parce que tout le monde parle de ça. Mais moi, personnellement, ça m'a jamais fasciné. À la différence par exemple de tas de metteurs en scène qui faisaient des collections de tous les livres sur le cinéma, des journaux sur le cinéma, qui écrivaient pour le cinéma. Moi, ça m'est jamais venu à l'idée, mais jamais ! C'est pas du tout ma formation. J'ai pas du tout une formation théorique. En rien d'ailleurs, ni en politique, ni...

 

RG : Et on peut pas participer et filmer en même temps

 

RGo : En plus, à un moment donné, je préfère de loin l'action à la façon de la raconter. Je préfère faire des choses que de les raconter ou de les dire. Je préfère d'être dans le mouvement plutôt que d'en faire l'analyse. Et en plus je savais tout à fait, en étant ami avec Recanati ou avec les autres, c'était partie de leur travail, d'analyser. Moi, ma partie dans la... C'était plutôt de faire les choses, dans la réalisation disons, plutôt que dans l'analyse. Mais de toute façon ça m'ennuyait, tout m'ennuyait. Les réunions m'ennuyaient, les analyses m'ennuyaient. J'étais d'accord, mais je choisissais, j'étais tout à fait capable de choisir ça plutôt que ça, mais pfft... Tout ça me barbait, tout le temps, de tout le temps. Je préférais de loin sortir, aller avec toutes les petites amoureuses de l'époque, toutes les histoire. J'y mettais beaucoup plus d'énergie que dans les réunions ou dans la lecture. Alors qu'il y avait plein d'autres enfants, puisqu'on était enfants à l'époque, ou adolescents, qui lisaient, mais c'était pas croyable ce qui... Ils connaissaient par cœur l'histoire de la révolution russe, les livres sur le Che, les discussions sur tel et tel point d'histoire. Alors que moi ça m'a jamais... Enfin, pas plus que ça disons. Je connais l'histoire, je connais les classiques, mais pas une étude, pas comme un dogme. Pas comme une religion

 

RG : Vous avez parlé un peu des filles, tout en disant que ces lycées n'étaient pas mixtes. Les trotskistes, les leaders, étaient plus ou moins macho, non ?

 

RGo : Oui, c'était que ça, oui

 

RG : Donc le rôle des filles...

 

RG : Bah, le rôle des filles... Les filles étaient dans des lycées, pareil, en parallèle. Et donc nous, notre grand plaisir, comme dirigeant ou comme responsable, c'était d'aller dans ces lycées-là. Et puis de faire de la propagande, des discussions, des discours, ou peu importe, de la création des CAL ou des comités Vietnam. Et du coup, au sein même de l'organisation, dans le groupe de trente, il devait y avoir une quinzaine de jeunes filles et nous, une quinzaine. Et il y avait une rivalité comme ça entre les quinze garçons pour ces quinze jeunes filles qui étaient plus jolies les unes que les autres ou plus désirables. Mais tout le monde était très jeune, on avait quinze ans, seize ans. Donc c'était pas facile à l'époque, c'était pas évident. Mais il y avait beaucoup d'intrigues amoureux, dans le sens platonique, enfin de flirt, à cette époque-là. Les enfants de seize ans, dix-sept ans, il y avait beaucoup beaucoup d'histoires, mais qui n'étaient pas des histoires d'amour. C'était dramatique sur le moment, mais c'était des histoires de flirt surtout. Avec des jeunes filles qui étaient toutes absolument magnifiques. J'ai des souvenirs très précis de cette époque-là. Les filles étaient vraiment très très belles. Alors je sais pas si c'est parce que ça sélectionnait, c'était les plus intelligentes, les mieux élevées, les plus... De milieu, c'est pareil, elles venaient du même milieu, toutes du même milieu. Donc est-ce que c'est parce que ça venait de là, j'en sais rien, ou parce qu'elles étaient jeunes. Et puis c'est comme ça, à seize ans il y a pas vraiment d'enfants qui sont horribles. Peut-être aussi maintenant avec l'âge je me souviens de ça comme quelque chose d'idyllique, alors qu'on trouvait machine assez moche ou... Je sais plus

 

RG : Mais vous n'avez pas trouvé un certain décalage entre ce mouvement politique, qui était sérieux, macho, etc., et puis côté filles, la révolution culturelle, révolution sexuelle ?

 

RGo : Non, non, pas du tout. Parce que nous on était dans des groupes de jeunesse. Donc d'avoir créé des CAL à la JCR, on était pas du tout, bah bien sûr on appartenait à la Quatrième Internationale, à l'histoire du communisme, du trotskisme, mais on s'en foutait ! On avait seize ans. Donc on est toute la pâte qui explique '68. C'est-à-dire c'est grâce à ces jeunes qui prenaient pas toute l'histoire en compte. Et puis il y a eu un mouvement de révolte et il s'est alimenté dans des jeunes qui n'avaient pas la connaissance de tous les textes, qui étaient pas dans le dogme. Donc ce qui fait que c'est extrêmement rigolo et sympathique, c'est que les gens avaient dix-sept ans, dix-huit ans. Et ça explique beaucoup de choses sur '68 d'ailleurs

 

RG : Alors comment est-ce que vous avez vécu '68 ?

 

RGo : Oh beh '68 ça a été quelque chose de tout à fait... Nous, on était tellement immergé dans l'histoire du mouvement ouvrier, qu'on trouvait tout à fait normal que la première réaction, dès qu'il y a eu les étudiants... Enfin, déjà mon exclusion, faire des manifestations. Après quand il y a eu les arrestations à Nanterre, eh ben on s'est mobilisé. Et puis après quand ceux qui se sont mobilisés se sont fait arrêter, eh ben c'est de faire une mobilisation plus large. Tout à fait normal. Les premiers mouvements vont démarrer pour demander la libération de nos camarades. Et puis là la police réagit mal et le gouvernement réagit très mal et du coup on va décider de tenir et d'obtenir cette libération. Donc de faire ce qu'on appelle un sit-in. Et le sit-in prend de telles proportions qu'on décide de rester toute la nuit et que là, tout à fait naturellement, comme si ça posait aucun problème, on construit des barricades comme si on en avait construites tout le temps. Mais comme si on était, ce que je vous disais tout à l'heure, sur 1830, 1848, 1871, 1968, il y a qu'à faire des barricades et puis voilà. Donc on se vivait tous comme des insurgés. Alors que c'était, bien sûr après quand on regarde avec le recul et l'histoire, bien sûr que nous on était dans le simulacre, dans la répétition. Mais on était quand même dans la répétition. C'est vrai que c'était pas sérieux, mais on était quand même dans la répétition de quelque chose de sérieux. Et il aurait suffit qu'il y ait un drame, c'est-à-dire que la police tire par exemple, ce qui heureusement très intelligemment ils ont pas fait. Parce que eux aussi ils avaient la même mémoire. En disant : si jamais il y a un mort, ça va être une insurrection de Paris. Donc ils ont attendu cinq heures du matin, six heures, et puis ils ont laissé. Au lieu de fermer comme dans les dispositifs policiers, de tout coincer et que les gens soient, bah au bout d'un moment vous avez plus de solution, ou vous vous bourrez, ou vous êtes étouffé, ou vous êtes arrêté, enfin bon c'est terrible. Là ils avaient laissé une très très grande partie, vers les Gobelins, ouverte. Si bien qu'ils ont chassé les gens tranquillement. Bien sûr que nous on s'est battu, on s'est battu, mais à la fin on a dû tous partir. Ils nous attendaient pas de l'autre côté en nous tirant dessus comme au moment de la Commune ou à d'autres moments historiques. Donc la police était très intelligente. Cela dit, dans la rue, à cette époque-là, c'était leurs enfants aussi. On était tous les fils de. C'est-à-dire c'était quand même difficile de tirer sur tous les fils de ministre, ou les fils de fonctionnaire, tous les fils de responsables du parti

 

RG : Vous étiez avec qui à l'époque en particulier ?

 

RGo : Tout le monde, on était toute la jeunesse. Là on était dix ou quinze mille. Mais ces quinze mille enfants de dix-sept ans ou de dix-huit ans étaient tous les enfants de. C'est-à-dire il y aurait eu le moindre mort là-dedans, c'était forcement quelqu'un. C'était pas un ouvrier. C'était pas des petits, c'était pas comme maintenant en banlieue. Là vous tuez quelqu'un de ce milieu-là, des lycéens, c'était forcement vous tuez un des enfants d'un ministre, d'un président, peu importe. Mais c'était vraiment la classe, c'était quand même la révolte de toute une classe qui était la bourgeoisie

 

RG : Mais pour vous à l'époque ou les trotskistes, quel était le rapport avec le mouvement ouvrier et les grèves ?

 

RGo : Ah ben là nous on faisait... C'est religieux. On pensait que ces manifestations allaient déclencher la mobilisation ouvrière et qu'on allait dépasser le Parti Communiste et créer un nouveau Parti Communiste révolutionnaire et aboutir à l'insurrection et au renversement. Comme en 1917. On allait faire la révolution bolchevique. Nous on ne faisait toute cette agitation que pour devenir le nouveau Parti Communiste révolutionnaire. Donc on trouvait que les étudiants étaient des petits bourgeois, que c'était un mouvement de révolte intéressant, mais pas décisif. Pour que ça soit décisif, il fallait qu'on construise le parti révolutionnaire. Et ils vont écrire un livre qui s'appelle De la révolte à la révolution ou Mai '68, répétition générale. Pour nous mai '68 était une répétition de ce qu'il fallait faire sérieusement

 

RG : Mais quand même en mai '68 il y avait des grèves d'ouvriers, des occupations

 

RGo : Oui, d'accord, mais enfin, on approchait pas ! Un gauchiste qui approchait d'une usine, il avait aucune chance. C'était tenu par la CGT, par le Parti Communiste. Il y a qu'à Nantes où les Lambertistes, qui étaient un autre groupe, pas le notre, eux avaient à Sud-Aviation quelques militants. Et ils ont réussi sur la ville de Nantes à avoir un contact avec la classe ouvrière. Mais pour nous les gauchistes, enfin moi j'étais vraiment un gauchiste, on avait aucun contact avec. Et on était tenu à distance. Aucun étudiant n'approchait, aucun lycéen n'approchait d'une usine. Le Parti Communiste était très fort à l'époque, il représentait des millions de syndiqués et puis des millions d'électeurs. Et les gauchistes étaient dénoncés comme des provocateurs, des fils de policiers, des trotskistes

 

RG : Il y avait une présence trotskiste à Flins ?

 

RGo : Non, non. À Flins il y avait les maoïstes qui avaient essayé de mettre. Alors les maoïstes avaient fait une autre tactique. Ils avaient mis des gens, dans les années '67, établis, pour aller dans les usines. Alors eux, issus des plus grandes écoles, étudiants, étaient rentrés de manière volontaire dans des usines. Et il se trouve que dans quelques usines, au moment où il y a eu la crise de '68, fin '68, à Flins, il y avait deux ou trois de leurs militants qui étaient dans les usines. À Renault, à Flins. Enfin c'était ridicule, absolument ridicule. Et ça va entrainer que des catastrophes de toute façon ce système-là aussi. C'était la ligne 'servir le peuple', c'est-à-dire se mettre près du peuple et de se faire encore plus bête que le peuple pour arriver à les diriger dans la construction du parti révolutionnaire

 

RG : Parce que vous, c'était l'avant-garde ? 

 

RGo : Nous, on était l'avant-garde. Donc tout le monde se prétendait plus intelligent que le peuple, ce qui était vrai (Rires de RG) et que nous on allait leur montrer la direction. Alors que eux, ils se mettaient plus bête que le peuple pour dire, par l'exemple, puisqu'on est près de vous, puisqu'on est à côté, et donc ça donnait que des horreurs. Des gens qui lisaient plus, qui écoutaient plus de musique, qui se faisaient passer pour. Alors que le but c'est quand même pas d'être ouvrier dans la vie, c'est qu'il n'y ait plus de travail justement. L'idéal communiste serait qu'il n'y ait plus d'exploitation de l'homme par l'homme. Donc quel était le meilleur moyen pour y arriver ? En tout cas c'est sur que c'était pas les maoïstes, et surement pas avec l'exemple qu'ils donnaient. Parce que si on pousse un tout petit peu l'exemple maoïste, bah ça donne les Khmer rouges tout simplement. C'est-à-dire qu'au bout d'un moment tous les intellectuels, tous les gens qui réfléchissent, qui travaillent pas, qui sont pas à l'usine, on les tue, parce qu'ils ne font pas partie du peuple. Donc c'est une horreur. Bon, ils étaient pas nombreux. Et eux ils ont vraiment failli, dans les années '70, '71, déraper vers l'action armée. Bah oui, tant qu'à faire, puisque le peuple a raison, eux ils sont du peuple, et puis il y a plus qu'à tuer les patrons. Ce qu'ils ont fait en Italie, ce qu'ils ont pas fait en France

 

RG : Mais votre point de vue sur la violence, c'était quoi ?

 

RGo : Ah ben nous on était hyper-violent, plus que violent, puisqu'on était bolchevique. Nous on pense que la violence a une importance dans l'histoire, mais en s'appuyant sur les masses. Mais pas une violence minoritaire. Sauf en cas d'occupation nazie ou de dictature, où là oui, tout le monde est pour le terrorisme dans les groupes d'extrême gauche ou communiste. Mais comme communistes, ou comme trotskistes (mais c'est la même chose), pour nous c'était la même idéologie : comme communistes on est pour la violence, bien sûr. Seule la violence peut avancer l'histoire. Mais il faut que ça soit une violence qui soit pas minoritaire. Il faut une violence qui soit une violence de masse. Bon là autant dire une chose impossible. C'est impossible. C'est une vision. On était pour la violence, théoriquement. Mais dans la pratique, on faisait bien sûr des actions violentes, mais très limitées. Dès qu'on allait trop loin, soit la direction nous arrêtait, pour pas qu'on aille dans le terrorisme. Soit la police arrêtait tout le monde. Il y avait un jeu en France très habile entre une police politique extrêmement intelligente, à cause de l'OAS, de la lutte contre l'OAS, contre l'extrémisme de droite, contre la guerre d'Algérie, sur la torture. Ils étaient très au point en France. Donc ils ont arrêté très vite tout noyau terroriste ou pré-terroriste. Alors qu'en Italie ou en Allemagne, la police avait pas cette habitude-là, ils avaient été liquidés, puisque c'est des polices fascistes, ils avaient été épurés. Tandis qu'en France la police fasciste existait toujours, la police politique, gaulliste, existait. Et quand ils ont vu arriver les gauchistes, très vite ils les ont suivis, infiltrés, arrêtés. Pas torturés, bien sûr, ça rhyme à rien

 

RG : Ils vous ont infiltrés ?

 

RGo : Il y avait, je sais pas... La police disait que leur but, c'est pas ce qu'ils avaient, mais leur but c'était un sur deux. C'est-à-dire qu’un sur deux, c'était un policier

 

RG : Ah bon ?

 

RGo : Non mais comme informateur, pas un policier payé par la police. Mais leur but... Et je pense que dans des groupes d'extrême gauche ils ont réussi à ça. Par exemple dans Action Directe

 

RG : Et parmi vous ?

 

RGo : Parmi nous on en avait plein. Oui, bien sûr. Mais on les laissait

 

RG : Ils étaient pas purgés ?

 

RGo : Non, non. Du tout. Parce que si on les purge, il y en a un autre qui arrive. Donc nous on les laissait, comme ça on était tranquille, on savait qu'ils renseignaient la police. On les utilisait d'ailleurs, on leur donnait de fausses informations. Mais comme la police le savait aussi... Enfin bon, c'est un jeu aussi vieux qu'existent les mouvements de rébellion. Mais leur travail, leur but théorique, c'était d'infiltrer, d'avoir la connaissance parfaite de tous les groupes, de tous les dirigeants. Mais au final c'est pas plus compliqué que ça, parce que c'était que quelques centaines de personnes. C'était pas très compliqué pour un appareil. Les policiers, eux, ils sont payés et ils travaillent vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Ça s'arrête jamais. Alors que les militants... (Rires de RG) Entre les histoires d'amour, le travail, le ci, le ça. Bien sûr on milite, mais on fait pas que ça. Tandis qu'un appareil policier normal, démocratique, je parle pas d'un appareil fasciste, ils sont payés et ils travaillent tout le temps, tous les jours, tous les jours. Au bout d'un moment, si tous les jours vous remplissez des fiches, vous faites des connections, au bout d'un moment vous en savez beaucoup plus que nous

 

RG : Mais pour vous aussi '68 était la répétition générale, le grand soir, le théâtre... C'était comment ?

 

RGo : Ah beh l'image, ou le but, ou la représentation qu'on avait c'était la révolution bolchevique. C'était Dix jours qui ébranlèrent le monde et le livre de John Reed. C'était ça. Enfin, dans le mythe

 

RG : Parce que le mouvement a continué dans les années soixante-dix

 

RGo : Oui, bien sûr. Le mouvement a continué, mais là ça s'est séparé très sévèrement. Avec ceux qui disaient (les maoïstes) : il faut rentrer dans les usines, nous qui disions : il faut créer une organisation ouvrière, un Parti Communiste. Et puis les anarchistes ou les trotskistes sympathiques, disons, ceux qui avaient fait '68, qui disent : mais non, il faut faire un grand mouvement anti-autoritaire. Un grand mouvement de la jeunesse. Qui s'appuie sur les mouvements sociaux : la lutte pour les transports gratuits, les mouvements féministes, les mouvements homosexuels. Enfin disons, grossomodo, les mouvementistes. Ce qu'on va comprendre plus tard

 

RG : Comme Vive la Révolution

 

RGo : C'est ça. Vive la Révolution, c'est eux qui vont être le fer de lance. Et nous, non. On est dans une optique tout à fait classique de construction d'un Parti Communiste classique. Enfin trotskiste, mais classique. Alors que VLR, c'est la tendance réellement  issue de '68, mouvementiste. Et les maos, eux, ils sont complètement cinglés, ils sont pour... Ils vont exploser dans les années '72, mais pendant deux ans ils vont essayer de montrer l'exemple en servant le peuple. C'est-à-dire d'être dans les foyers, d'être dans les usines, de servir le peuple, réellement d'être, une position très maoïste. Enfin, ça va être trois grands mouvements, trois grandes tendances après '68. Mais nous, on va rester très classiques en disant : bon, beh, c'était très bien '68, mais ça a pas abouti. Et ça a pas abouti parce qu'il y avait pas de parti, il y avait pas de direction. Donc on va mettre en place la direction

 

RG : Et les trotskistes avaient une influence particulière dans le milieu lycéen avec le mouvement lycéen ?

 

RGo : Ah oui, énorme. Dans le milieu lycéen et étudiant. Des trotskistes, tout groupe confondu, entre LO, la JS (c'était les Lambertistes) et puis la Ligue, à quatre-vingt pour cent dirigeaient le mouvement. Et le mouvement lycéen, étudiant de l'époque, ça devait être autour de quinze mille personnes, quinze, vingt mille militants. Ce qui est beaucoup, ça fait beaucoup dans les fac. Et si il y a à peu près autour de ça, je pense, maximum quinze mille militants, ça fait après pour mobiliser, pour les manifestations, il peut y avoir beaucoup de monde

 

RG : Donc les grands moments, les grandes manifestations, c'était quoi ?

 

RGo : Bon bah, il va y avoir des immenses manifestations pour la Commune de Paris en '71, il y aura des manifestations contre l'extrême droite, en '71. Contre la mort de Pierre Overney en '72, il y a deux cent ou trois cent mille personnes. Et puis après la très grande manifestation, qui va être la dernière, contre l'extrême droite, Le Pen, en '73. Et là tout le monde va être interdit, toutes les organisations issues de mai '68 vont être interdites. Et là c'est la dernière manifestation, très violente, à Paris, et importante. Mais disons que la plus importante au niveau du chiffre, ou du nombre, c'est celle sur l'enterrement de Pierre Overney, mais déjà symbolique, parce que c'est pour l'enterrement de quelqu'un. C'est comme en même temps que la fin d'un mouvement. Disons que c'est la dernière fois que les gauchistes ont mis autant de gens dans la rue. Ça devait être deux cent mille. Alors il y a eu dans les année '73, il y a eu Lip aussi, à Besançon. Ça c'était déjà presque l'autre mouvement, plus déjà les mouvementistes qui gagnaient, l'autogestion, le PSU et le début du PS. Mais c'était fini avec la Ligue. Enfin, l'organisation que j'ai connu moi, c'est fini grossomodo en '73. Le mouvement que j'ai connu dans les années '66 se termine en '73. Le mouvement historique. Et la plupart d'entre nous, on va partir tranquillement à partir de ça. '72, '73, '74. Il y a pas du tout de discussion ou d'engueulade. Les gens partent comme ça. Alors que dans les autres groupes, chez les Lambertistes, il y a des exclusions, des règlements de comptes, enfin c'est terrible. Chez les maoïstes c'est horrible aussi, avec des critiques, des procès, un bordel terrible. Chez les anarchistes pas du tout, parce que c'est une tradition, chacun fait ce qu'il veut. Mais chez nous, dans ce groupe-là, qui était le groupe le plus important bien sûr de direction, ou même de militants, les gens partent sans drame. Partent sur la pointe de pieds, comme ça

 

RG : En '73

 

RGo : Il y en a beaucoup qui sont partis, oui

 

RG : Il y a pas de débat sur le fait que vous avez été interdits ?

 

RGo : Aucun. Jamais de désaccord politique. Personne n'a dit, n'a essayé de... Il y avait des tendances, mais il y a pas eu un groupe qui a dit : on a fait des erreurs, on fait des erreurs, et on va partir, on va créer autre chose. Non. Les gens, ils en ont assez, ils partent, ils arrêtent. Mais individuellement, pas en groupe. Ou alors quelques uns participent de la création de VLR ou des groupes comme ça, en désaccord, mais sur des choses tout à fait minoritaires. Mais en masse, comme ça, non. Les gens partaient. On disait : ah oui, alors il y est plus, on le voit plus, et on pouvait le revoir trois mois plus tard, ou six mois plus tard, à une manifestation, ou à un meeting. Il y avait pas de grande rupture, quoi. Les gens sont partis comme ça, tranquillement. Et il y a un tout petit noyau qui est resté, mais vraiment un tout petit noyau

 

RG : Ils se rendaient compte que les années de protestation, de contestation, étaient finies ?

 

RGo : Oui, oui. Mais ils étaient pas contre, eux. Ils étaient pour l'implantation dans la classe ouvrière sérieuse. Des petits bulletins dans les... Un peu comme Lutte ouvrière. Donc il y a eu un tournant aussi même au sein de la JCR. Qui existait plus, mais la Ligue communiste qui est devenue une organisation ouvrière. Enfin, à vocation ouvrière disons. Donc eux aussi, ils en avaient marre de tous ces trucs gauchistes, lycéens, de révolte. Ça les intéressait pas non plus. Donc tout le monde s'est séparé tranquillement comme ça, en disant : la période est finie. La période d'agitation s'est terminée tranquillement

 

RG : Et vous, vous avez repris votre vie ?

 

RGo : Ben moi de toute façon j'avais commencé à travailler dans les années '69, '70. Donc j'avais commencé à travailler dans le cinéma comme technicien. Puis là j'ai fait plusieurs bouts de film. Et puis après j'ai appris mon métier comme assistant. Alors je continuais à les voir, ça restait des amis, j'étais toujours au courant de ce qui se passait au niveau politique, mais disons que moi j'ai commencé à travailler aussi

 

RG : Avec des directeurs en particulier ? 

 

RGo : Oui, oui. Il va y avoir toute une série de films que je vais faire comme assistant avec des metteurs en scène comme Polanski, ou Chantal Akerman, ou Godard. Oui, oui, des gens tout à fait prestigieux. Dans les contacts ou les... Mais il faut dire que nous on avait été imaginer (ceux qui étaient issus des mouvements d'extrême gauche), on était dix fois plus malin, rapide et intelligent, réellement intelligent, par rapport à ceux qui sortaient des écoles. Parce que nous on avait déjà fait toutes les manifs, les bagarres. Donc quand vous êtes assistant au cinéma, qu'on vous demande de résoudre une chose de la vie réelle, c'est très très facile, comme on a été dans l'organisation. Moi j'ai toujours été dans les histoires d'organisation. Donc j'avais aucun problème à être assistant. Et c'est pour ça que ça a été très très vite, je pouvais choisir ce que je voulais. C'est-à-dire d'être avec un metteur en scène plutôt qu'un autre. Parce que au niveau du travail, c'était pas compliqué. C'est une période où il y avait énormément de travail dans le cinéma. Je veux dire par là que c'était un renouvellement de génération. C'est-à-dire les parents commençaient à être plus vieux, et arrivaient les plus jeunes. Donc nous on est arrivé à un moment où c'était le baby boom. Alors maintenant c'est plus compliqué pour les jeunes, parce que nous on est pas encore suffisamment vieux pour leur laisser la place (Rires de RG), donc ça coince un petit peu. Mais c'était le même problème. C'est-à-dire que nous, on est arrivé juste à une période de transition entre une génération et une autre. Donc il y avait du travail et pas trop de problèmes 

 

RG : Et politiquement ?

 

RGo : Politiquement on restait, enfin en ce qui me concerne, je restais plutôt de gauche, alors plus d'extrême gauche, mais d'une gauche radicale. Et après une analyse des erreurs liées au dogme, au dogmatisme, au stalinisme, au trotskisme. Et du coup je vais me diriger petit à petit vers une vision beaucoup plus réformiste. Pour le changement de la société, mais plus classique, socialiste

 

RG : Parti Socialiste carrément ?

 

RGo : Non, non, pas du tout. J'ai jamais été attiré par le Parti Socialiste. Mais ça m'est arrivé d'être tout à fait d'accord avec le fonctionnement ou au niveau des votes et des prises de position, c'était plutôt ma famille. Moi j'étais jamais militant, mais j'étais plutôt, oui, plus... Je devenais plus proche des réformistes que de l'extrême gauche. Après, petit à petit

 

RG : Et les filles, ça continuait ?

 

RGo : Ah oui, oui, tout le temps ! Enfin je me suis marié, non je ne me suis pas marié, mais je vivais en couple moi, très vite. Je vivais... Mais ça empêchait pas des histoires parallèles des uns et des autres. Autant de ma compagne que de moi, c'est une période complètement libérée. Alors bien sûr ça entrainait pas mal de problèmes, mais en fait non, pas tellement d'ailleurs ! Où chacun vivait des histoires en fonction des rencontres et puis... Je sais pas, là on avait vingt ans, vingt-cinq ans. Donc on se posait pas le problème des enfants, on se posait pas le problème du couple, enfin on se posait aucun problème d'ailleurs. On était tout à fait libre et tranquille. Bien sûr ça n'allait pas sans histoires, mais c'était pas dramatique. Et ça a toujours été comme ça, oui. Une très grande envie, désir, appétit de rencontres, d'histoires, d'histoires d'amour. Ou même pas d'amour, même pas de passion d'ailleurs. Je restais extrêmement méfiant par tout ce qui était trop de l'ordre du pathos ou des trucs définitifs. Oui, j'avais des histoires, et puis c'était pas grave. Je pouvais être avec une fille, et puis avec une autre, et puis après une autre... Ça avait pas de conséquences dramatiques, j'ai jamais été trop attiré par l'histoire d'un amour qui serait unique, fusionnel, passionnel. Oui, bien sûr, j'ai toujours vécu avec quelqu'un tout le temps, pendant dix ans avec l'une, dix ans avec l'autre. Ou toujours eu des rapports de couple. Mais j'ai jamais trop cru à un fonctionnement... On était pour le coup assez proche aussi de l'enseignement communiste du type classique, enfin libertaire. Communiste libertaire, communiste. Parce que dans tous les pays socialistes l'avortement était largement autorisé, largement avant la France. Il y avait un rapport au corps qui était différent de celui de la morale catholique ou sur le péché et tout. Une espèce de morale communiste, qui faisait qu'on était libre

 

RG : Et pour venir à votre film, Mourir à trente ans, c'est la mort de votre ami qui a provoqué le film ?

 

RGo : Oui, le film n'aurait jamais dû exister, n'aurait jamais dû se faire. C'est à un moment donné, quand j'apprends cette disparition et que la confirmation de sa mort... Là c'est ce que je raconte dans le film. Vraiment le film, je raconte comment il s'est fait. Je suis tellement choqué par le fait qu'il est disparu et que j'ai la preuve là qu'il est mort, que décide de raconter son histoire. Mais en fait, de raconter mon histoire. C'est pourquoi je parle à la première personnes, en disant 'je'. Ce qui se faisait pas du tout dans les mouvements révolutionnaires, parce qu'on parle pas de 'je' quand on parle de la révolution. On dit 'nous', 'eux'. Et nous, on parlait jamais de nous : on parlait jamais d'argent, on parlait jamais de problèmes personnelles. On parlait jamais de nos histoires d'ailleurs, de filles et tout. C'était 'nous', c'était quelque chose de collectif. Et là, pour la première fois, je parlais à la première personne. Alors, c'est un peu plus compliqué que ça. C'est-à-dire que quand je dis 'je', c'est pas 'je' en fait. C'est pas moi. Moi quand je dis 'il', c'est moi. Je m'abrite derrière le fait qu'il soit mort et je dis 'il', 'il', 'il'. Comme il est mort, personne peut vérifier. C'est moi qui parle. Quand je dis 'je', c'est une espèce de 'je' collectif pour 'je' les jeunes, quoi. Disons que je mens, je trouve encore un moyen. C'est pas vraiment un film de confession. Je dis ce que je veux, je raconte pas les histoires. En plus j'étais très méfiant par rapport à plein d'amis qui continuaient à militer. Donc ce film est quand même très prudent. Je raconte, c'est critique, mais c'est pas très violent. Je reste quand même assez proche... En tout cas, si il y avait une balance à faire, je reste plus proche de ceux qui sont révoltés que de ceux qui ont toujours été près du pouvoir. Donc j'ai pas à partager mes histoires avec des gens que je considère quand même comme des ennemis encore, à l'époque en tout cas, dans les années quatre-vingt 

 

RG : Mais quel message vous avez voulu... ?

 

RGo : Critique. C'est un message critique. C'est pas un film lyrique, c'est pas un film romantique. C'est un film assez critique... Oui ?

 

[Quelqu'un rentre]

 

C'est le monteur du film sur lequel on travaille. Donc sur le film et puis le fonctionnement du film, c'est sur que c'est quand même de dénonciation. Sur la folie de l'organisation de type bolchevique, comme si je me posais la question - et je me la pose toujours - sur une phrase de Marx qui dit : 'Les événements se représentent toujours deux fois. Une fois en tragédie et une fois en comédie'. Mais vous prenez, c'est quoi l'événement qui est le premier ? Est-ce que par exemple '70 c'est la comédie de '48 ou c'est la tragédie ? Alors là, vu le nombre de morts, on peut dire : OK, c'est la tragédie. Après, est-ce que ce qui va se passer dans les années, au moment de la libération, c'est la comédie de la Commune ? Et ainsi de suite. Est-ce que '68 est le début, ou la tragédie, ou la comédie de quelque chose ? De toute façon lui il fait allusion à des événements très précis, mais enfin il les datait dans le temps. Mais en m'amusant à ça, nous on a vécu la comédie, enfin le simulacre ou la mise en scène d'événements révolutionnaires. Mais pas du tout, une révolte tout simplement d'une jeunesse. Et ce qui est dramatique, c'est qu'un copain, ou un proche, un intime comme Recanati ait pas pu faire la différence à un moment entre ce qui était une farce, et puis il l'a pris tragiquement. Alors il y a plein d'éléments dans sa vie personnelle qui font que c'est nourri de drames par rapport à tout ce qu'il dit dans les lettres sur son origine ou le fait qu'il était un enfant pas adopté, mais d'un premier mariage, ou que c'était son beau-père et qu'il lui a pas dit tout de suite

 

RG : Parce que à un moment il dit : 'Je n'ai pas de père'

 

RGo : C'est ça. Au début, pendant dix-huit ans, il a pas compris, alors qu'il sentait très bien, que son beau-père n'était pas son père, donc que son frère, c'était son demi-frère. Mais à l'époque je sais pas pourquoi cette famille a fait cette erreur-là de rien lui dire, parce qu'en fait dans les discussions personnelles avec lui, ce que je me suis aperçu, c'est que lui, depuis l'âge de cinq ans, il savait. Parce qu'il avait été, comme tous les enfants, fouiller dans les tiroirs et il avait très bien vu que les actes de naissance, alors il avait pas pu comprendre à cinq ans, mais il avait vu qu'il y avait quelque chose de bizarre. C'était pas les mêmes noms dans les actes de naissance, dans les livrets de famille. Donc ils sont complètement idiots de ne pas lui avoir dit, parce que lui il savait. Et quand il lui ont dit, c'était trop tard. Ça a entrainé toute une série de règlements de comptes qu'ont fini par entrainer cette pulsion de suicide. Mais je considère que c'est... Enfin, moi j'étais au courant, il m'en avait parlé et tout. Déjà je ne comprenais pas du tout ce qu'il me racontait. Enfin en quoi ça pouvait être un problème cette histoire de père ou pas père. Comme communiste, comme révolutionnaire, je comprenais pas, je voyais pas du tout de quoi il me parlait. Et puis après, le suicide est quand même quelque chose de relativement ridicule. Parce que il se serait pas jeté sous ce train, on serait là en train de discuter et tout. C'est une fraction de seconde. Donc la fraction de seconde, est-ce que ça vaut la vie ? Je crois pas, moi. Je crois que si quelqu'un l'avait retenu et qu'il était pas mort, on serait là en train d'en discuter. Ou alors que si quelqu'un, on l'a retenu et qu'il recommence cinq minutes après ou un an après et tout, bon beh d'accord, chacun est libre, et heureusement, de pouvoir se tuer. Mais là je crois réellement que c'est une pulsion. C'est un truc idiot quoi. Après, qu'est-ce qu'il y avait comme drame intime plus compliqué, dont j'étais pas au courant, qui c’étaient ses obsessions, sa folie et tout, ça chaque individu, j'en sais rien moi, pourquoi à un moment donné on suicide. Il était hyper-intelligent, hyper-malin, hyper-sympathique. Donc pour moi c'est absurde, ça reste ridicule. Mais après peut être il y avait tellement de souffrance que... 

 

RG : Mais il parlait de ses souffrances après '68 ?

 

RGo : Oui, oui, bien sûr. Après, dans les lettres et la correspondance qu'il racontait dans Mourir à trente ans en disant qu'il avait toujours, pour compenser une espèce de fracture, ou de blessure, fait semblant de. C'est-à-dire qu'il a toujours essayé de faire le plus fort, celui qui... Il a toujours joué la comédie. Ce qui déjà dans la comédie générale de '68, lui en plus il jouait la comédie parce qu'il savait qu'il y avait un truc de faiblesse. Qu'il y avait une faille quelque part. Peut-être. Moi j'y crois pas trop. Je crois qu'il explique après coup, je crois qu'il était complètement, qu'il était à cent pour cent dans ce qu'il faisait et puis voilà. Il avait peur, oui d'accord, tout le monde avait peur. C'est vrais que j'ai toujours senti chez Michel dans les histoires physiques, il était toujours un petit peu inquiet. C'était plus un intellectuel disons. Et donc c'est vrai que comme on était toujours en train de se battre, à un moment donné il devait prendre sur lui plus que moi. Alors que moi, ça me semblait tout à fait naturel d'aller... Même ce que je disais au début : toutes les discussions m'ennuyaient et toute l'action m'amusait. Donc moi j'étais plutôt homme d'action, ou aventurier, alors que lui était plutôt intellectuel. Donc c'est vrai que quand il explique après qu'il se forçait pour apparaître comme courageux, le plus fort, moi j'avais pas du tout à me forcer. J'adorais être en première ligne (Rires de RG), prendre des risques. Bien sûr que j'avais peur comme tout le monde, mais peur pendant une seconde, puis plus personne n'a peur. Une fois que c'est déclenché, on réfléchit plus trop. Mais c'est vrai qu'il y a à un moment, forcement. Sans ça, ça serait absurde, si les gens n'avaient pas peur, si on avait pas peur, il y aurait même aucun enjeu. Si on est assez abruti pour pas penser que ça peut mal se passer, je vois pas où c'est l'intérêt. Donc oui, bien sûr, on a peur, mais par réflexion, par intelligence, c'est normal d'avoir peur. Et lui mettait cette peur sur le compte de... Enfin, je crois qu'il analysait mal toute sa vie. Il se trompait, il s'est trompé sur toute son existence. Alors le problème, ça serait pas du tout dramatique, mais là ça a eu des conséquences dramatiques, parce qu'il s'est tué, tout simplement. Et il avait jamais que trente ans, même pas. Enfin, c'est absurde quoi

 

RG : Mais au début du film vous parlez de deux ou trois personnes qui sont...

 

RGo : Toutes qui sont mortes, qui se sont tuées. Donc là c'était le début, mais ça c'est rien ! C'est absolument rien par rapport à ce qui s'est passé après. Ça c'est dans les années donc après, les années soixante-dix. Il y a eu quelques suicides, mais assumés. C'est-à-dire des gens qui sautent par la fenêtre, qui prennent un flingue, qui se tuent. Ou d'accidents. Mais après le film, dans les années '85, '86, alors là, ça a été absolument terrible ! C'est rien ce que je raconte au début de Mourir à trente ans par rapport à ce qui s'est passé après

 

RG : Pourquoi, qu'est-ce qui se passe à ce moment-là ?

 

RGo : Beh, là c'est la drogue et le SIDA. Et là ça va avoir des conséquences sur toute cette génération, où là on va perdre la moitié de nos amis. Tous. Quand les quatre ou cinq suicides que je cite dans Mourir à trente ans, c'est rien par rapport au dix mille qu'on est. Mais après si sur dix mille vous en avez trois mille qui meurent, c'est énorme ! Il y a pas dans l'histoire, à part des épidémies ou des guerres, jamais il y a eu des histoires comme ça, où les parents sont obligés d'enterrer les enfants, et on continue. Parce qu'il y a des overdoses, il y a le SIDA, parce qu'il y a les accidents. C'est incroyable. Dans les années quatre-vingt, à partir de '85, ça a été absolument incroyable

 

RG : Vous avez connu Hocquenghem ?

 

RGo : Bien sûr. Guy était un ami très proche. Et lui a commencé, c'est lui qui a commencé par son activité homosexuelle et militante, a commencé le bal terrible de tous ceux qui vont mourir du SIDA, de leurs pratiques, de leur fonctionnement. Et après il va y avoir avec la drogue, c'est incroyable, enfin des fois ça va être les deux mélangés d'ailleurs. Plus les accidents, ça va être incroyable

 

RG : Comment vous expliquez ça ?

 

RGo : Ben, une génération qui était là pour le coup très enthousiaste, enfin hors du réel disons, on a tous vécu dans un espèce de rêve. Si on accepte l'explication de Freud sur le principe du plaisir et le principe de réalité, nous on a été dans le principe de plaisir jusqu'à trente ans. Ce qui quand même est jamais arrivé. Enfin, ça arrive pour des individus, mais pas une génération. Donc une génération qui est dans un truc complètement irréel jusqu'à trente ans, quand il va s'agir d'avoir la réalité, c'est-à-dire de se cogner à la réalité, bah ils vont tout faire. Soit dans le sur-activiste homosexuel, soit dans la sur-activité de la drogue, soit dans la sur-activité des voyages, de prendre des risques et de mourir. De se mettre en situation comme on en avait l'habitude. C'est-à-dire comme de toute façon on ne mourait pas, vu le principe de plaisir, on était éternel, et tout le monde a pris beaucoup plus de risques que des générations où les parents vous apprennent, ou où de toute façon on voit les morts. Nous on a jamais vu de morts, parce qu'on est la première génération dans l'histoire de l'humanité où il y a pas de guerre. Ça c'est jamais passé comme ça. Donc nous on est complètement... Tout est possible. Et tellement tout est possible qu'on est dans un principe complètement irénique de plaisir pur. Ce qui était parfait. Moi je suis pas du tout pour l'exemplarité de la... C'était parfait comme ça, on s'est bien amusé ! Mais au passage, le prix à payer est extrêmement lourd. Mais cela dit, bof, paix à leur âme quoi. Tout le monde a... Comme on dit cette image d'avoir brûlé la chandelle des deux côtés, alors là, ça a pas hésité ! Sur plein d'entre nous, ça s'est consumé comme ça.  La vie a duré trente ans plutôt que plus. Enfin moi je trouve ça absurde maintenant de la position où je suis, mais je comprenais tout à fait à l'époque. Moi j'étais tout à fait prêt à mourir aussi, je m'en foutais complètement. Par toutes les expériences : la came, les scies, on essayait tout nous ! Avec une espèce d'inconscience terrible, absolument terrible. Au moment du SIDA, si j'ai pas attrapé le SIDA, moi je comprends pas pourquoi. Parce que entre les expériences, les aventures sexuelles, la drogue, tout le monde se shootait. Il y avait, tout le monde passait sa seringue, ça allait de soi. Enfin on va pas s'amuser à aller prendre une seringue pour soi et tout, donc là ça m'étonne pas que tout le monde soit mort. Mais moi, ce qui m'étonne, c'est que je sois pas mort par contre. Dans cette période là c'était normal, ça allait de soi, on s'amusait, on continuait à s'amuser, disons comme les adolescents qui veulent continuer. En plus tout allait bien, on avait de l'argent, pas de soucis. Et c'était quand même la pleine, le point culminant de la société de consommation, ou de gaspillage. La futilité, les groupes de musique, l'amusement, les voitures. Tout était facile, mais vraiment facile. Donc après oui, c'est comme les papillons

 

RG : Et quand vous regardez cette période de maintenant, quelles sont vos pensées ?

 

RGo : Génial. Génial de s'être amusé comme ça. Génial de pas avoir de sang sur les mains en ce qui me concerne. De pas avoir entrainé quiconque dans une aventure ou d'avoir été responsable moi même d'un drame sur quelqu'un. Donc ça c'est un miracle, mais réellement un miracle. Après sur moi-même, ravi d'être pas mort au passage, comme beaucoup d'entre nous et de pouvoir continuer à regarder, à profiter, à voyager. Et puis d'être un peu plus dans le plaisir et moins dans l'enchaînement, dans la folie de ces années de jeunesse. Mais pour la question classique : si c'était à refaire avec ses erreurs, oui bien sûr, je referais. Mais si on me demande : est-ce que c'était mieux ? Je dis non. Il y a aucune, c'était pas du tout l'âge d'or, c'était parfait de l'avoir vécu comme ça, mais je trouve ça mieux maintenant moi (Rires de RG). Mais je comprends tout à fait les plus jeunes qui disent : 'Ah mais vous faites chier avec '68' et tout. Ils ont raison, sauf qu'on s'est énormément amusé comme jamais il s'amuseront (Rires de RG). Pour nous tout était possible. C'est quand même génial de faire des barricades, de balancer des trucs sur les flics, de balancer des cocktails molotov, de se bagarrer sans arrêt dans la rue... Enfin, moi je trouve ça absolument génial. Et ils ont pas de chance quoi. De faire leurs études, d'apprendre, d'avoir des diplômes pour travailler et tout, c'est quand même pas de bol. Moi sur mes propres enfants... (Rires de RGo) Ils ont loupé quelque chose quand même

 

RG : Ils ont quel âge vos enfants ?

 

RGo : Vingt ans et puis le dernier il a sept ans. Il y a de vingt à sept. C'est des petits encore. Il y a douze ans, et puis plein de petits enfants et tout. Il y en a plein, mais grossomodo nous on s'est bien amusé quand même. C'est vrai que c'était un truc un peu de folie, mais qui était plus normal par rapport à l'histoire en général. Je pense que toutes les générations, mes parents, mes grand-parents, par la révolution espagnole, par ce qui s'est passé en Italie, par la résistance, par la grippe espagnole, par la première guerre mondiale, par la seconde guerre mondiale, par la révolution française... Enfin tout le temps ça a été agité, et là c'est un peu ennuyeux pour les jeunes. Quand on a envie de se former, d'action, de rencontrer un destin et tout, c'est un peu... Enfin moi je préfère quand même, même si c'était dans l'amusement. Et c'est peut-être pour ça d'ailleurs, ça a pas eu un côté tragique qu'ont eu toutes les expériences historiques précédentes. Nous ça va, il y a pas eu mort d'homme, à part deux ou trois malheureux. Ça va, c'est pas du tout tragique. Donc on peut tout à fait parler de cette période, s'en amuser, rigoler, et puis tant qu'à faire, ce qui va être la période pour tout le monde, en toute génération et même maintenant bien sûr, la jeunesse est quand même plus rigolo que quand on est obligé de travailler et de s'embêter pour la plupart des gens. Donc ils rêvent tous du moment où c'était l'insouciance. Nous on a mêlé cette période-là à la rencontre d'un moment historique. Alors pour les plus jeunes, ceux de maintenant, ils ont quand même plus de chance sur l'histoire avec un grand 'H', parce que le fait qu'il y ait eu le mur de Berlin, le cycle historique sur un réel changement. Alors que nous on était confiné sur un truc de coexistence pacifique et de guerre froide. Qui empêchait tout de toute façon, l'histoire d'avancer. Et là, bien sûr, avec tous ses risques et périls, enfin tout ce qu'on connait de la période, pour quelqu'un qui veut bouger, c'est-à-dire se contente pas de rester dans ce pays, confiné, soit en Suisse, soit en France, dans les pays occidentaux ou riches, je pense que l'histoire est en train de redémarrer comme avant la seconde guerre mondiale. En train de basculer. Donc pour quiconque aurait envie de se mêler des choses du monde, l'histoire est en mouvement. Là elle est vraiment en mouvement en ce moment

 

RG : D'accord. Je crois qu'on peut arrêter là. Merci beaucoup de votre témoignage