Olivier Rolin

name of activist

Olivier Rolin

date of birth of activist

17 May 1947

gender of activist

M

nationality of activist

French

date and place of interview

Paris, 4 May 2007

name of interviewer

Robert Gildea

name of transcriber

Alice Moscaritolo

  

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RG : Bon monsieur, je vais vous demander, s'il vous plaît, votre nom et date et lieu de naissance pour commencer

 

OR : Ç a commence comme dans un...

 

RG : Oui, mais c'est pour plus tard

 

OR : Non, je dis ça pour rire... Donc je m'appelle Olivier Rolin et je suis né en mai 1947, le 17 mai, si vous voulez me souhaiter mon anniversaire, dans très peu de temps j'aurai soixante ans, dans très peu de jours

 

RG : Félicitations !

 

OR : Je suis né à Boulogne-Billancourt, dans la banlieue parisienne

 

RG : Est-ce que vous pouvez me dire quelque chose sur votre famille d'origine et votre enfance ?

 

OR : Mon père était un type bizarre, il a fait toutes sortes de métiers. Il avait commencé par être médecin militaire en Afrique, dans ce qui étaient à l'époque les colonies. Ensuite il s'est rallié immédiatement à de Gaulle en juin '40. Donc à ce moment-là il se trouvait en poste dans la forêt équatoriale, dans un territoire qui s'appelait la Likouala-aux-herbes, c'est un affluent de la rive droite du Congo, c'est une région qui se trouve maintenant entre le Zaïre et la République centrafricaine. Enfin bref il était dans la forêt, avec d'autres amis à lui il a remonté le Congo, il a descendu le Nil, il est arrivé en Egypte, et donc il a rallié des Free French qui se trouvaient là-bas et il a été ensuite pendant toute la guerre un des médecins de la Division Française Libre. Je suis très content de ça, je n'aurais aimé avoir un père vichyste. Assez curieusement, alors qu'il s'était bien comporté, qu'il avait fait toute la guerre, il a quitté l'armée à la fin de la guerre, il est rentré dans ce qui s'appelait à l'époque la France d'Outre-mer, c'est à dire l'administration de l'empire quoi, bien qu'il fût, en tout cas quand je l'ai connu moi, assez anticolonialiste. Mais il a tout de même été fonctionnaire colonial en Indochine et puis en Afrique, et puis quand les colonies ont cessé, quand ces pays ont obtenu leur indépendance, il a été versé dans la diplomatie. Donc il a fini sa carrière comme diplomate, bien que étant excessivement peu diplomate. Il était diplomate bien que étant peu diplomate, il était administrateur colonial bien que étant très peu colonialiste, et il était médecin militaire bien que n'ayant pas du tout l'esprit militaire

 

RG : Et votre mère ?

 

OR : Et ma mère était fille de...alors mon père était d'une famille très – je pense que ça explique une partie de sa carrière - je pense qu'il est devenu militaire pour fuir sa famille, qui était une famille très catholique, très de militaires, et ma mère était d'une famille, à l'envers, ses parents étaient instituteurs, laïcs, socialistes, républicains, et elle n'avait pas de travail, elle n'a pas travaillé, elle était femme au foyer

 

RG : Où est-ce qu'ils se sont rencontrés, si c'est pas... ?

 

OR : Ils se sont rencontrés à la Libération, mon père était un beau militaire je pense, je vous montrerai sa photo si vous voulez, enfin ils se sont rencontrés en '45, je sais plus exactement où, mais à l'occasion des effusions de la Libération

 

RG : Donc c'est une figure un peu paradoxale, un militaire qui était antimilitariste, dans l'administration coloniale et qui était anticolonialiste, vous dîtes

 

OR : Tout à fait. Il a fini ses jours...ma mère était horrifiée, enfin très angoissée que nous soyons, parce que mon frère aussi était dans le mouvement, elle aurait voulu qu'on continue les études. Elle était beaucoup plus conformiste, elle aurait voulu qu'on devienne diplomate, etc., des choses comme ça. Et mon père au contraire était très content, autorisait très bien ce qu'on faisait, et puis je l'ai presque déçu quand j'ai fini par abandonner cette activité, quand nous nous sommes dispersés, quand nous nous sommes dissous, il était presque déçu, parce qu'il a terminé sa vie en étant presque gauchiste

 

RG : Mais au point de vue politique, ils votaient pour qui ?

 

OR : Je me souviens, mon premier souvenir d'un nom d'un homme politique c'était Mendès France, il était mendésiste, il était à gauche. Mon père avait commencé sa vie, d'après ma mère, quand elle l'a connu il était pas du tout de gauche, s'il avait été Free French, c'était par patriotisme, même pas spécialement pour antifascisme, c'était plus par patriotisme que pour d'autres raisons. Mais il avait évolué toute sa vie durant vers la gauche, moi mes premiers souvenirs, il était plutôt de gauche, oui, mendésiste

 

RG : Et vous vous entendiez bien avec votre père ?

 

OR : Très bien, il y avait pas une grande familiarité, puisque c'était quand même il y a longtemps, mais on s'entendait très bien

 

RG : Et en ce qui concerne vos études ?

 

OR : J'ai fait une partie de mes études en Afrique, parce que à un moment mon père était en poste en Afrique, à Dakar, et puis ensuite je suis rentré à Paris, j'ai préparé le concours de Normale Supérieure. J'ai fait hypokhagne et khagne, donc des études littéraires, Latin, Grec, histoire, philosophie, etc.. Je suis rentré à l'École Normale Supérieure, j'étais admis en 1967, un peu par miracle d'ailleurs parce que à l'époque je m'occupais beaucoup plus d'action politique que de préparer les concours, mais je suis rentré quand même. Et là j'ai pratiquement arrêté mes études à ce moment-là, à partir de fin '67, début '68, je n'ai plus fait que de la politique, j'ai arrêté de lire, etc.J'ai continué un peu les études de philosophie, mais très symboliques

 

RG : Vous avez pas gagné de diplôme ?

 

OR : Si, une licence et une maîtrise de philosophie

 

RG : Quand même !

 

OR : Quand même, mais j'ai refusé de passer l'agrégation, ce qui m'a valu d'être fichu à la porte de Normale Sup

 

RG : À quel moment ?

 

OR : Tout à fait normalement, je n'ai pas trouvé ça scandaleux, ça doit être en '70 je pense, voilà, mes études se sont arrêtées là

 

RG : Vous avez fait votre licence et maîtrise à l'École Normale ou à la Sorbonne ?

 

OR : Non, non, à la Sorbonne, l'École Normale ne décerne pas de diplômes, je suivais très très peu, je suivais quelques cours de philosophie à Normale sup, j'ai suivi un cours ou deux d'Althusser, qui était évidemment mon modèle, mais Althusser à ce moment-là était très malade, comme on l'a su en suite, et donc il enseignait pas. J'ai suivi quelques cours, j'ai suivi les cours de Deleuze, des choses de Spinoza, mais dans l'ensemble j'ai presque complètement (inaudible 8:12) à partir de '68, en tout cas les études, je les ai complètement abandonnées à partir de '68

 

RG : Et vous passiez plus de temps avec vos camarades ?

 

OR : Bien sûr, oui

 

RG : Qui étaient qui, à l'époque ?

 

OR : Vous voulez dire comment ils s'appelaient ?

 

RG : Oui. C'est-à-dire les gens avec qui vous militiez

 

OR : Oui, je suis militant à temps plein en tout cas à partir de '68, et même non, avant, à partir de '67 pratiquement je ne faisais plus que ça. Alors '67 j'ai quand même passé le concours de l'École, j'ai quand même ensuite suivi quelques cours, j'ai passé ma licence et ma maîtrise, mais à partir de '68 je n'ai plus fait que de la politique

 

RG : Est-ce que vous pouvez me raconter un peu votre prise de conscience politique et votre engagement, comment ça s'est passé ?

 

OR : Je fais juste cette reserve, j'ai une très mauvaise mémoire, ça fait très longtemps, ce que je peux vous dire c'est peut être les reconstitutions

 

RG : Mais la guerre d'Algérie, c'était quand vous étiez plus jeune ? C'était la guerre du Vietnam ou ?

 

OR : C'était la guerre du Vietnam le moteur, le prétexte, l'occasion de ma politisation et je pense de celle de ma génération, ça a été l'opposition à la guerre du Vietnam. Donc je suis devenu un militant d'extrême gauche à cause de la guerre du Vietnam. Mais aussi, c'est une chose dont on a un peu du mal à se rendre compte maintenant, mais à l'époque il allait presque de soi pour un jeune intellectuel d'être marxiste par exemple

 

RG : Oui, tout à fait

 

OR : Il pouvait à la rigueur être au Parti Communiste encore qu'il y en avait de moins en moins, on pouvait être trotskiste, on pouvait être maoïste, on pouvait être castriste, etc., mais ne pas être marxiste était une chose très bizarre. Être démocrate-chrétien n'existait pas, enfin ça existait pratiquement pas. Donc je suis devenu un militant d'extrême gauche à cause de la guerre du Vietnam mais aussi parce que c'était presque dans l'ordre des choses, parce que mes camarades l'étaient, parce que j'admirais les oeuvres, pourtant pas si considérables, de Althusser. Parce que j'avais hérité aussi de ma famille une espèce de sens de l'injustice, on m'avait pas appris - le peu que je vous ai dit de mon père et de ma mère, de la famille de ma mère - on m'avait pas appris qu'il fallait toujours accepter tout. Au contraire on m'avait dit qu'il y avait des injustices contre lesquelles il fallait se battre, se révolter, ça faisait partir de l'histoire familiale. Mais je veux dire quand même, il y avait une part aussi, ça paraît bizarre, mais il y avait une part aussi de conformisme encore une fois dans ce choix-là, c'est-à-dire on était contre l'ordre établi, mais beaucoup de gens de cette génération l'étaient. Si j'étais devenu un militant catholique, je me serais trouvé tout à fait seul

 

RG : Surtout à l'École Normale Supérieure

 

OR : Surtout à l'École Normale Supérieure, voilà

 

RG : Qui était tenue par les maoïstes

 

OR : Voilà, c'est ça, par les marxistes-léninistes comme on disait à l'époque qui sont ensuite devenu maoïstes

 

RG : L'UJC(ml)

 

OR : Voilà

 

RG : Et vous en faisiez partie

 

OR : Moi je suis rentré à l'UJC(ml) avant '68, mais je vous dis pour toutes ces raisons que je vous dis, mais en bonne partie aussi parce que le cercle d'Ulm, comme ça s'appelait, où il y avait Benny Lévy, il y avait Robert Linhart, etc. Et puis j'admirais ces gens-là et qu'ils étaient marxistes-léninistes, qui étaient maoïstes

 

RG : Qui étaient un peu plus âgés que vous ?

 

OR : Oui, ils ont cinq ans plus que moi, à l'époque ça paraît considérable

 

RG : Cinq ans déjà, donc ils n'étaient plus à l'École ?

 

OR : Non, ils étaient plus à l'École, ils étaient à Ulm justement, ça s'appelait le cercle d'Ulm. Je suis rentré à l'UJC(ml) en '65 ou '66

 

RG : Et vous étiez toujours au lycée

 

OR : J'étais en hypokhagne

 

RG : C'était quel lycée ?

 

OR : Lycée Louis-le-Grand. Donc c'était l'antichambre de l'École Normale Supérieure

 

RG : Pour revenir à cette question de conformisme et au rapport avec vos parents, on parle souvent de conflit de générations, les enfants qui se sont révoltés contre leurs parents, vous le voyez pas comme ça ?

 

OR : Non, pas contre mes parents. Encore une fois je vous dis je m'entendais bien avec eux, j'ai vraiment pas de reproches à leur faire. Ils n'ont pas cherché à peser sur mes choix politiques, ils m'ont pas dissuadé de faire cela. Après c'est des avis différents, ma mère elle était pas très contente, mais ils ont jamais fait pression sur moi, et d'autre part je n'avais pas de mépris, de haine pour eux. En revanche que cet engagement-là ait été une façon de se révolter contre les générations qui nous avaient précédés, ça je le crois, oui. Nous n'étions pas, nous sommes nés très peu de temps après la guerre. On s'en rendait pas tellement compte d'ailleurs à l'époque que c'était si près que ça, moi je suis né deux ans après la fin de la guerre, et évidemment que la génération de mes parents, c'était la génération de Vichy, de la collaboration, etc.. Spécialement nous, les maoïstes, dans notre théâtre, dans notre rhétorique, il y avait tout le temps cette opposition entre la collaboration et la résistance. Voilà, tout ça était très mythifié, mais en tout cas la détestation c'était une chose, je pense même que c'était la chose la plus, c'était le sentiment politique le plus fort, le plus vrai que nous ayons

 

RG : Et pourtant le gaullisme était basé sur le culte de la résistance

 

OR : Je sais, ça reste un peu énigmatique pour moi, parce que nous avons été aussi terriblement antigaulliste, nous détestions de Gaulle, alors qu'en effet, je ne sais pas. Enfin si, je sais, l'action politique ne manque jamais de rationalisations absurdes. Bien sûr que dans ce qui nous tenait lieu de pensée, dans notre analyse, la vraie résistance avait été une résistance antérieure, communiste, et la résistance gaulliste, extérieure, était une espèce d'invention de la bourgeoisie pour s'emparer du pouvoir d'État lorsque la fin de la guerre viendrait et pour désarmer le peuple. Grosso modo c'était ça notre vision. Et comment on ait pu croire à des choses aussi bizarres, quand même...

 

RG : Donc c'était un peu pour compléter la vraie résistance

 

OR : Oui, c'était pour reprendre, toujours dans notre imaginaire, pour reprendre le flambeau de la vraie résistance qui avait été désarmée par les gaullistes avec la complicité des communistes à la libération. Voilà c'était ça notre phantasme

 

RG : Est-ce que vous pouvez me raconter un peu votre '68 ?

 

OR : Oui, mais ça sera pas très intéressant parce que j'en ai pas des souvenirs très précis et ce dont je me souviens simplement, c'est que j'étais donc dans cette organisation, l'UJC(ml). J'étais à l'époque un petit cadre, disons, de cette organisation, j'étais très bagarreur, et la castagne, les combats à coup de gourdin tenaient déjà une place très importante parce que on se bagarrait beaucoup avec les gens d'extrême droite, avec Occident, etc.. Donc moi je m'occupais beaucoup de ça, et ça me plaisait. Donc voilà, j'étais un petit cadre, et lorsque est arrivé, j'étais pas dans la direction de l'UJC(ml), contrairement à Tiennot Grumbach par exemple. Et lorsque est arrivé '68, le chef suprême de l'UJC(ml) qui était Robert Linhart a désavoué ce mouvement, a considéré qu'il y avait des, vous connaissez l'histoire de Linhart - donc il a considéré que c'était une révolte petite bourgeoise, que c'était pour détourner les étudiants du travail en usine. Enfin, la ligne de l'UJC(ml) était qu'il fallait s'établir, s'embaucher dans des usines, et que les intellectuels devaient devenir des ouvriers. Donc Linhart a considéré que '68 détournait les intellectuels des usines, donc on avait en principe interdiction d'aller aux manifestations. Et bien sûr on y allait quand même, le souvenir que j'ai, c'est que j'y allais, avec le sentiment assez curieux d'être. J'avais une double peur, j'avais peur d'une part de la police, mais j'avais peur aussi de mes chefs, je me disais que si je me faisais attraper j'allais me faire engueuler, j'allais être obligé de faire mon autocritique pour avoir désobéi aux ordres de la direction. Le reste, j'ai des souvenirs de bagarre, j'ai des souvenirs d'avoir pris des coups de crotte sur la tête dans les jardins de l'Observatoire, j'ai le souvenir de voitures en feu, des choses comme ça, d'une grande exaltation, et tout ça est connu quoi. J'ai des souvenirs plus précis – mais ça je l'ai raconté dans le Tigre en papier, mais j'ai des souvenirs plus précis de la fin, enfin de juin '68, de Flins, des combats autour de Flins

 

RG : Pourquoi Flins ?

 

OR : Parce que Flins c'était une très grande usine, parce que c'était une des dernières à être occupées, des usines progressivement reprenaient le travail, une des dernières très grandes usines à être occupée, c'était Flins. Il y avait Flins, il y avait Sochaux, les usines Peugeot à Sochaux, mais c'était près de Paris, c'était une grande usine, c'était l'image à l'époque très, Renault c'était la forteresse ouvrière comme vous savez, donc voilà, pour ces raisons-là

 

RG : Donc c'était un peu pour récupérer les fautes de mai que les maoïstes sont intervenus à Flins ?

 

OR : Oui, mais pas seulement ça, là pour le coup on était sur ce qu'on croyait notre terrain, puisque c'était une usine. Autant les combats entre jeunes étudiants et CRS nous paraissaient – encore une fois, paraissaient à notre direction, pas à nous – hors sujet révolutionnaire, autant la défense d'une usine occupée contre la police, ça nous paraissait être en plein dans le canon de la loi révolutionnaire, donc on était sur notre terrain

 

RG : Donc les ouvriers occupaient l'usine, et les étudiants étaient à l'intérieur aussi ?

 

OR : Ils sont venus pour les aider à repousser la police

 

RG : Et ça a duré pendant combien de temps ?

 

OR : Il y a eu des combats pendant à peu près deux jours. L'occupation a duré longtemps, mais le combat avec la police a duré deux jours

 

RG : Parce que ce qui me fascine, c'est que vous étiez un groupe de normaliens, de jeunes intellectuels, et tout le problème, pour les maoïstes, comme pour les autres marxistes, était de jeter des ponts vers la classe ouvrière ou même vers les paysans, et ça me paraît toujours très difficile. Vous aviez des stratégies pour le faire ?

 

OR : Il faut bien en avoir, mais franchement la stratégie qu'on avait c'était de s'embaucher, d'aller travailler en usine, c'était de se déguiser si vous voulez en ouvrier

 

RG : C'est ce que vous avez fait vous même ?

 

OR : Non, parce que comme moi je me suis occupé tout de suite, quand la Gauche prolétarienne a été créé, c'est-à-dire à la rentrée '68, je me suis tout de suite occupé de la partie entre guillemets militaire, c'est-à-dire de la partie des actions violentes, des actions illégales en tout cas. Voilà, c'était moi le responsable de ça, et donc cette spécialité a fait que je ne suis pas allé me, on m'a pas demandé d'aller m'embaucher. Mais notre stratégie en tout cas c'était de nous faire embaucher dans des usines et de créer des structures de lutte, d'organisations ouvrières en dehors des syndicats. Mais surtout, de dire ça, ça peut sembler bizarre, évidemment que les ponts en question étaient assez fragiles, mais en tout cas notre pensée, notre doctrine c'était que les intellectuels devaient abandonner absolument tout ce qui faisait d'eux des intellectuels justement, et on était en cela extrêmement anti-léninistes, consciemment anti-léninistes. Parce que Lénine était, lui, dans Que faire ? et dans d'autres livres, avait théorisé le rôle de l'intellectuel révolutionnaire qui devait importer la théorie révolutionnaire dans le prolétariat, mais cette idée que les intellectuels révolutionnaires devaient importer la théorie révolutionnaire dans le prolétariat nous semblait absolument choquante. Nous pensions que le prolétariat possédait à l'état latent toute la pensée, toute la théorie révolutionnaire, et que c'était à nous de nous mettre à leur école, d'apprendre à leur école et tout ça, on avait des côtés très, à certains égards on était plus proche de certaines forme d'humilité moine, en tout cas on avait pas du tout – je le dis aussi dans certains livres – on avait pas l'orgueil militant, on pensait pas détenir la vérité, au contraire

 

RG : C'était les masses qui détenaient

 

OR : C'était les masses qui détenaient la vérité, ce qui entre parenthèse nous a – on y reviendra peut être – c'est la seule réponse, la principale réponse, pourquoi est-ce que nous nous n'avons pas fait ce qui s'est fait en Allemagne, en Italie, etc., c'est-à-dire commencer à tuer les gens ? Je pense à cause de ça, parce que nous n'avions absolument pas, nous pensions que nous n'avions pas cet orgueil-là de penser que c'était nous qui allions marquer la direction à suivre, etc. On pensait que cette chose-là, tuer, commencer à donner la mort, c'était les masses qui allaient le faire, et que à ce moment-là on serait là, nous, pour les aider. On s'y préparait, mais c'était pas à nous de prendre une décision aussi grave

 

RG : Je comprends. Et les masses que vous avez découvertes, c'était des jeunes travailleurs, c'était des immigrés, c'était qui que vous avez trouvé dans les usines ?

 

OR : Oui, c'était surtout ce que vous venez de dire, c'est-à-dire des jeunes travailleurs, les OS, souvent issus de la campagne, et d'autre part les immigrés, nos principales viviers. On en avait pas énormément, il y avait pas énormément d'ouvriers chez nous, mais tout de même il y a eu des moments où on avait une certaine puissance dans les usines, puissance très momentanée, et c'était essentiellement ces deux catégories-là. Il y avait une troisième catégorie, mais beaucoup moins nombreuse, mais qui avait beaucoup d'importance symbolique pour nous, c'était là au contraire les vieux ouvriers qui avaient participé à la Résistance. Il y en avait chez nous, il y en avait un qui est devenu un flic, mais enfin bon... Du point de vue sociologique, c'était des jeunes ouvriers souvent issus du monde campagnard et des ouvriers immigrés

 

RG : Et plus tard, c'était en '70, Flins est redevenu le centre des mouvements militants avec la Base ouvrière, c'était vous ou c'était les autres à la Base ouvrière de Flins ?

 

OR : Non, la Base ouvrière de Flins c'était d'autres, c'était je pense Bleskine devait être là. Non, non, nous on avait aussi des militants à Flins, oui, mais ce n'était pas, enfin c'était une des usines importantes où on faisait un travail important, mais disons que là où on faisait le plus de travail, c'était plutôt à Boulogne-Billancourt, à l'usine mère, l'usine de l'île Seguin. Enfin, ça veut dire il y avait des militants, énormément, d'usine. Il y en avait à Flins bien sûr mais il y en avait dans toutes les usines Renault je pense, il y en avait à Peugeot, à Sochaux, il y en avait dans les mines, il y en avait dans la construction navale à Saint-Nazaire et Dunkerque, il y avait beaucoup d'endroits qu'on baptisait pompeusement base ouvrière

 

RG : Et vous, vous avez vu des conflits où, essentiellement ?

 

OR : Moi je ne suis pas, justement je ne suis pas intervenu. Je suis intervenu très marginalement, si vous voulez mon rôle n'était pas de militer en usine, ni même de militer à la porte des usines, mon rôle à moi, dans la partition des tâches, c'était, encore une fois à partir du moment, après '68, où la Gauche Prolétarienne a existé, mon rôle c'était d'être une espèce de, bon - je suis obligé de faire un retour, un point de doctrine si je peux dire - la Gauche Prolétarienne était une espèce, se donnait pour tâche une espèce de pédagogie de l'illégalité Encore une fois nous pensions que les ressorts de l'illégalité, les ressorts de la guerre, de la guerrilla, etc., étaient à l'intérieur des masses, mais ces ressorts étaient rouillés

 

RG : Dans l'inconscient

 

OR : Il y avait des choses qui étaient à l'état latent dans l'esprit des masses et que nous, nous devions réveiller. Donc nous dévions réveiller notamment le courage, l'audace d'en finir avec la loi bourgeoise. L'illégalisme, plus que la violence. On était pas violents par nature, mais l'illégalisme faisait partie de nos - était le cœur de notre stratégie. Et moi j'étais celui qui était plus particulièrement chargé - tout le monde était responsable de l'illégalisme, mais disons que pour un illégalisme d'un certain niveau, c'était moi le spécialiste, voilà. Enfin, moi, avec les gens avec qui je travaillais. Donc j'intervenais pour, par exemple j'allais dans la région Nord, dans le nord de la France, parce que les camarades qui étaient là-bas n'étaient pas très fort dans ce domaine-là. Donc pour les aider à foutre le feu aux bureaux des houillères, c'est moi qui allait, j'étais leur instructeur militaire en somme, instructeur politico-militaire. Pareil, à Marseille les gens étaient pas très balaise, pas très fort en guerrilla urbaine. Donc j'allais là-bas pour, et avec eux on foutait le feu à un commissariat, en tout cas aux voitures de police qui étaient devant le commissariat, un très grand commissariat d'ailleurs, à la porte d'Aix. Voilà, j'étais le type qui faisait ça. Ce qui veut dire, il y avait une hausse des transports publiques, et bien j'allais, encore une fois, j'étais pas tout seul, mais mon boulot c'était d'aller voler un millier de tickets de métro dans une station pour les distribuer ensuite aux travailleurs qui partaient au boulot. Voilà, c'était ça mon rôle, donc je n'intervenais pas plus précisément que ça dans une grève, ou dans un travail d'atelier, etc.

 

RG : Et vos co-militants étaient qui à ce moment-là ?

 

OR : C'était des gens comme moi un peu, des jeunes intello

 

RG : Votre frère ?

 

OR : Non, non, mon frère pas du tout. Mon frère était dans la même organisation que moi beaucoup plus, il était beaucoup moins fanatique que moi. A l'époque je le voyais pas, mais enfin si j'en crois à ce qui était raconté dans l'organisation, enfin non je sais. Il était beaucoup plus libertaire que moi, il était militant de base d'autre part et il était à Saint-Nazaire, il était dans le chantier naval, lui il travaillait en usine, en atelier, et nous n'avions pratiquement pas de contact à l'époque

 

RG : Et dans votre livre, vous parlez d'une longue marche en Bretagne près de Guingamp, vous décrivez ça, vous parlez d'évangéliser les campagnes, c'est pas exactement la même chose que l'illégalisme

 

OR : Non, mais moi je n'ai fait aucune longue marche

 

RG : Ah oui, mais ça c'est l'histoire que vous racontez

 

OR : Mais en revanche ça existait, tous les étés il y avait en effet de jeunes étudiants qui partaient travailler à la campagne pour, les campagnes nous paraissaient pas très, beaucoup moins importantes que les usines, mais tout de même les campagnes avaient un rôle à jouer. Il fallait que, en plus comme vous savez sans doute, dans l'histoire politique française les campagnes ont souvent été les choses qui ont permis d'étouffer la Commune, etc., c'est-à-dire les pouvoirs de droite de s'appuyer sur les campagnes...

 

RG : Le 18 Brumaire de Bonaparte

 

OR : ... pour écraser Paris révolutionnaire par exemple

 

RG : Tandis qu'en Chine c'était autre chose

 

OR : En Chine c'était autre chose, voilà. Et donc on faisait pas un travail systématique dans les campagnes mais on allait quand même de temps en temps, en général l'été, pour essayer de répandre des idées révolutionnaires dans les campagnes. Mais, encore une fois, moi je l'ai pas fait...

 

RG : Si on peut approcher un peu la question de libération sexuelle ou de libération culturelle, vous racontez dans vos livres des rapports de homme, femme, de camaraderie. Le Dantec a qualifié la Gauche Prolétarienne de puritaine, où est-ce que vous vous situez, vous vous considérez comme puritain ou comme plutôt libéré à l'époque ?

 

OR : Non, à l'époque on était extrêmement puritain, oui, bien sûr. J'ai pas du tout le souvenir, malheureusement j'ai envie de dire maintenant, d'une grande, d'une vie de débauche ou de libertinage, non, non, pas du tout. On était comme ont presque toujours été d'ailleurs les mouvements d'extrême gauche, on avait droit naturellement, on était même fortement incité à avoir une compagne. Il fallait en avoir une, point, et puis si possible même se marier. Enfin voilà, c'était un peu de ce point de vue là comme dans le Parti Communiste au temps de Thorez, etc., mais les choses du sexe on en parlait pas, c'était complètement censuré

 

RG : Parce que ce qui était important était la cause

 

OR : Ce qui était important était la cause, voilà, sinon rien d'autre

 

RG : Et est-ce que vos tactiques ont évolué ?

 

OR : Pardon, excusez-moi, je vous dis ça pour le, c'est vrai de la Gauche prolétarienne, c'est pas vrai du tout de Vive la Révolution, etc.

 

RG : Oui, c'est l'impression que j'ai

 

OR : Et c'est pour ça qu'on avait un mépris total, entre autre, pour Vive la Révolution qui me semblait un groupuscule de partouseurs, c'est tout

 

RG : Donc parmi les révolutionnaires, vous étiez l'élite quoi

 

OR : On se considérait comme tels, oui, même si notre pensée était contre ça, dans la mesure où on était fidèles à notre pensée, nous ne nous considérions pas comme l'élite, mais pratiquement tout le temps cette chose-là revenait

 

RG : Mais vis-à-vis des autres révolutionnaires

 

OR : Vis-à-vis des autres révolutionnaires, on était mieux que les autres, ça c'est sûr

 

RG : Et mieux que les trotskistes ?

 

OR : Oui, bien sûr

 

RG : J'ai jamais très bien compris la ligne des trotskistes

 

OR : C'est pas moi qui pourrait

 

RG : Vous non plus

 

OR : En tout cas, ce qu'on méprisait souverainement chez les trotskistes, entre autre chose, c'est le fait qu'ils se considéraient comme une avant-garde, et ceci nous semblait insupportable de prétention et de vanité petite bourgeoise

 

RG : Est-ce qu'il y a eu une évolution de stratégie ou de tactique dans les deux, trois, quatre ans qui ont suivi '68 chez la Gauche Prolétarienne ?

 

OR : Oui, c'est-à-dire, bon, le cœur de notre politique c'était, encore une fois, la constitution de bases ouvrières, de comités de lutte dans les ateliers. Donc le cœur de notre politique c'était que les militants s'embauchent et recrutent autour d'eux des ouvriers révolutionnaires, etc.. Mais autour de cela, on a progressivement, on a essayé toujours dans notre pensée un peu fantasmatique, d'amener d'autres couches de la population à s'unir à la lutte supposée du prolétariat. Ce qui fait par exemple à un moment c'était le début de la, il y a eu des années de revolte des petits commerçants, c'était le début des grandes surfaces, on a par exemple soutenu les petits commerçants, qui étaient en vérité des gens plutôt largement de droite, mais enfin bon, on a essayé de les amener sur des positions révolutionnaires. Le principal tournant, et ça a pas été une très grande réussite, c'est le moins qu'on puisse dire, ça a été ce qu'on a appelé les comités vérité et justice, qui était d'essayer de s'emparer au-delà des usines des affaires où il y avait une situation d'injustice et de regrouper autour de cela la population sans caractéristique de classe, c'est-à-dire les intellectuels. Voilà, et c'est entre autre cette chose-là qui nous a amenés, vraiment la seule chose dont on doive avoir véritablement honte, à mon avis, et qui est l'histoire de Bruay-en-Artois que vous connaissez sans doute

 

RG : Oui

 

OR : Et donc si vous voulez, les évolutions de notre politique, il y en avait pas tellement, mais enfin ça a été de s'intéresser à de plus en plus de couches sociales autres que le prolétariat. Et d'autre part, une autre évolution, c'était de durcir progressivement cette espèce de pédagogie de l'illégalité, ce qui par exemple m'a amené, moi, à passer dans, à devenir clandestin, à avoir de faux papiers, un faux nom, parce que nous faisions des choses, sans être du tout aussi graves que ce qui s'est passé en Allemagne ou en Italie, étaient quand même passibles de pas mal d'années de prison, donc les enlèvements, des choses comme ça. Voilà, c'était pas une évolution bouleversante

 

RG : Pour revenir à la question d'illégalisme et de violence, c'est vrai qu'il faudrait expliquer un peu pourquoi vous n'êtes pas descendus au niveau de violence qu'on a vu en Italie et en Allemagne de l'ouest, la raison pour vous, ça serait laquelle ?

 

OR : Je me permets de dire, autrefois j'ai écrit un article là-dessus, même plus, une centaine de pages, à la demande de François Furet et le bouquin, qui doit être difficile à trouver maintenant, enfin à la Bibliothèque nationale vous trouverez, qui s'appelle Illégalisme et guerre, non attendez, je dis des conneries, ça s'appelle pas Illégalisme et guerre, voilà il s'appelle Terrorisme et démocratie et j'écrivais là sous un pseudonyme qui est Antoine Liniers. Donc j'ai essayé de répondre assez complètement à ce moment-là à cette question, mais à vrai dire il y a pas de réponse qui soit satisfaisante, il y a pas de raison qui soit

 

RG : Non, mais votre réponse

 

OR : Ma réponse, c'est des tas de choses, c'est surtout, et je vous dis notre pensée dans la mesure où quand on pensait, eh bien nous ne nous concevions pas comme une avant-garde, mais nous nous concevions comme un simple outil au service des révoltes populaires. Donc ceci ne nous donnait aucun droit, ça nous obligeait à cette pédagogie que j'ai dite, mais ça nous donnait absolument pas le droit de fixer les grandes étapes de la marche en avant vers la révolution. Donc dans notre folie il y avait quand même un élément de raison, si au lieu d'être, si nous avions eu une autre théorie, peut être, je pense que nous aurions fait comme en Italie ou en Allemagne. Mais nous n'avions pas cette pensée-là. D'autre part on a souvent dit, le rôle des intellectuels, etc., moi j'y crois pas trop, parce que les intellectuels n'agissaient pas toujours comme des modérés, Foucault par exemple n'était pas un type qui nous modérait, mais peut être le fait d'avoir maintenu avec des larges pans de la société un contact à travers justement des grands intellectuels qui nous soutenaient, on a jamais été isolés, on a jamais été comme les Allemands l'étaient, on a jamais été une espèce d'île perdue dans un océan hostile, on a toujours eu des rapports avec l'université. Donc peut être que ceci nous a empêché de devenir fous. Une autre chose que j'ai dite et que je crois, je sais que pour moi en tout cas c'était important, c'est peut être un peu compliqué à, dans ces années-là, inévitablement, si vous voulez le centre de gravité de l'action armée, dans les années avant '60 ça avait été Cuba ou la guerrilla d'Amérique latine, etc., dorénavant c'était devenu la Palestine. Or, on était absolument, on était devenu, comme je disais tout à l'heure, des militants révolutionnaires, pour beaucoup d'entre nous, par honte de la collaboration, donc l'antisémitisme pour nous, tout ce qui pouvait s'approcher de l'antisémitisme était pour nous une chose absolument abominable, par conséquent nous n'éprouvions aucune sympathie, je vous le dis franchement, enfin moi en tout cas, pour les groupuscules palestiniens

 

RG : Ah non ?

 

OR : Non, pas du tout. On avait eu des propositions

 

RG : En Palestine ou France ?

 

OR : Des groupes palestiniens mais qui prenaient contact avec nous en France. On a eu, je sais que le FNLP nous avait proposé des collaborations, etc., et nous avions refusé. Donc on a été le seul groupe d'extrême gauche, je pense en Europe même, à condamner l'attentat de Munich, des jeux olympiques de Munich. Donc si vous voulez rentrer dans la guerrilla, franchir ce pas de l'action armée, c'était inévitablement se trouver plus ou moins dans ce monde-là, cette orbite-là, et c'était quelque chose que nous voulions pas. Mais fondamentalement c'est surtout que notre pensée politique, dans la mesure où nous avions une pensée politique, nous interdisait de nous mettre en avant

 

RG : Mais vous parlez d'un refus de la violence de votre part

 

OR : Non, je dis pas refus de violence, je dis que nous avions une grande humilité, ça peut vous sembler extraordinaire, mais quand nous étions fidèles à nous mêmes, nous nous considérions vraiment comme le type qui va laver les pieds des pauvres, c'était ça le fond de notre passion. Donc ceci c'est pas du tout pareil que, un bolchévique, ou les trotskistes qui étaient des héritiers des bolchéviques, pensaient qu'ils avaient tout à apprendre aux masses, c'est pourquoi il nous brocardait en nous appelant des spontanéistes, des spontex, etc. Mais puisque nous, au contraire, nous avions tout à apprendre des masses, c'était pas à nous de prendre des décisions aussi graves que celle du passage à la lutte armée. Tout ça maintenant j'ai du mal à le dire, parce que de toute façon tout ça, ça me paraît pure logomachie, mais si j'essaye de faire un effort pour penser dans les termes de l'époque, eh bien je suis obligé de dire ça

 

RG : Mais dans le livre de Hamon et de Rotman la mort de Pierre Overney était très importante dans l'évolution de la Gauche prolétarienne, vous pensez la même chose ?

 

OR : Oui, oui, bien sûr. Justement c'est le moment où on a vu, qu'on le veuille ou non, on allait être obligé d'être entrainé dans une espèce de guerre privée, de petite guerre, avec la police, avec les forces de l'ordre, etc., et alors comme ce n'était pas ce que nous souhaitions, cette mort nous a fait réfléchir, vers où on allait, est-ce que notre politique d'augmenter comme ça, homéopathiquement le degré de violence, est-ce que c'était, est-ce qu'on était pas en train de, selon la formule comique de Mao-Tse-Tung, est-ce qu'on était pas en train de soulever une grosse pierre pour la laisser tomber sur nos pieds ?

 

RG : Et qu'est-ce que vous avez pensé vous-même à ce moment-là, en ce qui concerne l'évolution du groupe ?

 

OR : Si j'avais choisi tout à fait ma pente à moi, j'aurais sans doute essayé de monter les enchères, c'est-à-dire faire des actions plus, j'aurais suivi la logique imbécile justement, je pense qu'il y a des chances, la logique imbécile du groupuscule, qui sent défié, qui va faire un coup plus fort la fois d'après, etc.. Je dois dire que là le rôle de, je l'idéalise pas du tout Benny Lévy, vous avez vu que j'en fais pas un personnage, enfin j'en fais un personnage compliqué et pas toujours très aimable, dans le livre, mais son rôle, c'était de loin le plus, celui qui réfléchissait le plus, le plus loin et le plus profond, et donc celui qui nous a toujours empêché de nous constituer en petite armée privée et de poursuivre notre guerrilla avec nos ennemis, c'est lui quoi. Celui qui avait une pensée  résolument, je ne dirais pas anarchiste, parce qu'il était le contraire de l'anarchiste, mais en tout cas, contre l'orgueil groupusculaire, contre l'orgueil militant, contre l'avant-gardisme, c'était lui. C'est lui qui à ce moment-là a empêché cette évolution que peut être moi j'aurais bien souhaitée. Mais en même temps je me sentais d'accord avec lui, je sentais qu'il y avait plus de réflexion, plus d'intelligence dans sa réflexion à lui que dans mes instincts

 

RG : Et il y avait d'autres comme Goldman qui étaient plus prêts à la violence ?

 

OR : Naturellement, oui, bien sûr. Mais Goldman moi je l'ai pas connu, je sais qu'il a vu à ce moment Benny, je crois, mais en tout cas je sais que lui, il aurait été prêt à commencer à tirer sur la police, etc., mais de lui je ne peux pas parler, parce que je ne l'ai pas. Mais en tout cas je sais que parmi mes hommes à moi, si j'ose dire, enfin les gens avec qui je travaillais, donc nous avions constitué une petite branche armée entre guillemets de la Gauche prolétarienne, dont j'étais responsable, donc parmi ceux-là il y en avait beaucoup qui étaient pour passer à la lutte armée

 

RG : Des noms connus ?

 

OR : Non, non

 

RG : Donc quelle a été votre évolution après '72 ? La mort d'Overney c'était en '72

 

OR : Oui, après nous avons décidé de nous disperser, de nous dissoudre, en fin '73 je crois. Mon évolution, ça a été, une des choses importantes, un des éléments déjà importants de cette évolution, d'abord il faut dire que tout ça ne s'est pas fait dans la joie, ça n'a pas été fait dans la facilité, ça a été très douloureux, même si j'étais d'accord avec cette idée de nous dissoudre, c'était très douloureux, on restait quand même, en tout cas la plupart d'entre nous n'avait pas envie de retrouver la vie de petit bourgeois. Donc on a été très désorienté. Un jalon très important a été l'histoire de Lip, le fait que le plus grand, la grève la plus inventive, celle qui s'accrochait le plus d'une espèce d'autogestion ouvrière, ait été menée par des ouvriers qui étaient syndicalisés non pas à la CGT, qui nous semblait malgré tout le syndicat révolutionnaire, enfin le syndicat ex-révolutionnaire, mais à la CFDT, que beaucoup étaient chrétiens, que l'animateur de la chose était un père dominicain, tout ça évidemment nous confirmait dans l'idée que nous avions eu raison de nous remettre en cause, que sans doute la Gauche prolétarienne n'était pas l'outil approprié pour le développement de luttes révolutionnaires, si un père dominicain faisait mieux, et quelques vieux ouvriers plutôt chrétiens faisaient mieux que des jeunes maoïstes, ça confirmait que

 

RG : Parce que c'était la classe ouvrière qui se réveillait mais pas comme vous le

 

OR : Pas comme on l'avait pensé, pas sous notre direction à nous, etc.. Donc on a été très, Lip est une chose qui nous a beaucoup, enfin moi qui m'a beaucoup impressionné. Après c'était des années où j'ai plus eu du tout d'action politique, la première occasion, la première fois où j'ai recommencé à faire une certaine forme de politique, ça a été, et d'ailleurs il y a eu beaucoup de gauchisme, c'était le soutien à Solidarité en Pologne. Donc j'ai été à plusieurs reprises avec d'anciens camarades maoïstes et c'était drôle, dans les convois qui s'organisaient, il y en a eu beaucoup en France, Solidarité est une chose qui a beaucoup frappé ici

 

RG : C'était au début des années '80 ?

 

OR : Je sais jamais les dates, oui, sans doute. Non je vous dis ça a été longtemps après, mais ça a été ma première, la première fois que je me suis mobilisé à nouveau pour quelque chose, c'était ça

 

RG : Et vous avez rencontré des militants polonais ?

 

OR : Oui, bien sûr, je suis allé à deux reprises là-bas avec des camions pour ramener, pas pour ramener des armes ! Pour ramener des médicaments, des choses à Solidarnosc. Donc oui, bien sûr, j'ai rencontré des militants polonais, des curés, des choses qui étaient évidemment pas dans notre habitude de discuter avec les curés. Et je me souviens même d'un curé extrêmement bien qui s'engueulait avec ses collègues parce qu'il trouvait que la pièce de Hochhuth, Le Vicaire, était une pièce qui grosso modo disait la vérité sur le rôle du Vatican pendant la guerre. Et ces convois, c'était une chose assez bizarre, parce que c'était comme si on s'était mis, enfin j'exagère, mais il y avait beaucoup d'anciens militants gauchistes, et beaucoup de gens de la CFDT, enfin qui avaient eu quelque chose à voir avec le christianisme avant. Mais avant cela, ça a été des années où j'ai plus rien fait, c'était des années assez tristes

 

(Pause 53:18)

 

Je sais pas quelle question vous me posiez exactement, quelle a été mon évolution politique dans les années qui ont suivi ?

 

RG : Oui, mais aussi

 

OR : Je pense que le fait d'avoir vécu, que nous ayons vécu en petit tous les censures, les sectarismes, les procès, qui caractérisaient la vie en beaucoup plus vaste des mouvements communistes, nous on a vécu ça en plus petit. Mais quand même on a eu le culte du chef, on a même eu le culte du chef étranger, Mao-Tse-Tung, moi j'ai jamais voulu porter les petits badges, mais la plupart avait leur petit badge mao, etc.. J'avais comme les autres mon petit livret rouge et je prétendais trouver des solutions dans le petit livret rouge, on a commis tout ça, un peu en farce en effet, mais quand même. On a eu des séances de critique et d'autocritique, on a obligé des gens à faire leur autocritique alors qu'ils faisaient ce qu'ils pouvaient, enfin voilà. Donc ça a été notre éducation et je la regrette absolument pas, je pense que dans une certaine mesure ça nous a rendu, ça nous a permis peut être de comprendre mieux que des gens qui n'ont pas eu cette éducation-là, aussi les grandes horreurs aussi du communisme. Moi j'ai un point de vue de dire que, je ne dirai jamais que le communisme c'est la même chose que le nazisme bien sûr, mais je sais aussi que les camps soviétique, etc., c'est une chose absolument abominable. Donc dans les années qui ont suivi, on a été peut être plus, on a peut être compris un peu avant des gens plus jeunes ou des gens plus âgés qui avaient le culte de l'Union soviétique, nous on a quand même à peu près, notre évolution politique, ça a été de comprendre ce que c'était que le stalinisme, de comprendre ce que c'était le goulag, on a pas été hostile à Soljenitsyne comme des gens de la gauche bourgeoise en France l'ont été. Assez vite on s'est dit que quand même sans doute la Chine, je parle pour moi en tout cas, la Chine il devait y avoir, ça devait pas être si, tellement le paradis sur terre, la fin de la guerre du Vietnam, est-ce que c'était vraiment le peuple des rizières qui s'était soulevé contre les Américains ou est-ce que c'était pas un petit peu quand même l'armée du nord Vietnam ? Toutes ces interrogations-là qui n'étaient pas toujours bienvenues dans la presse traditionnelle de gauche ou dans les milieux traditionnels de gauche, il me semble qu'elle nous ont plus frappées nous, parce que nous avions eu en petit cette expérience-là. Donc ça a été des années de doute, mais aussi de remise en question d'un certain nombre de nos

 

RG : Est-ce que vous avez accueilli Soljenitsyne comme Glucksmann par exemple ?

 

OR : Non, pas comme lui, mais en tout cas je ne pensais pas que c'était un agent de la CIA. Je pensais que ce qu'il disait devait être dit et était vrai, et je n'ai pas écrit de livres à ce moment-là comme Glucksmann, mais j'ai accueilli Soljenitsin comme un homme qui disait la vérité

 

RG : Et est-ce que vous avez réintégré la vie professionnelle, la vie familiale ?

 

OR : Oui, j'ai intégré la vie professionnelle, parce que je n'avais jamais eu un franc, ça s'est passé dans la fin des années '70. J'ai d'abord fait, ça je vous dis parce que c'est assez rigolo, j'ai d'abord fait pendant quelque temps un métier qui était un peu pittoresque, je savais encore beaucoup de Latin et de Grec, j'ai été employé par l'intermédiaire d'un historien français, j'ai été employé par la Menil Foundation. Enfin j'étais pas employé, j'avais des piges, c'est tout, très précises, mais pour chercher tout ce qui concernait l'Afrique dans les oeuvres des pères de l'Église

 

RG : C'était quelle fondation vous dites ?

 

OR : Menil Foundation, qui est une famille d'origine française, protestante et qui était un des magnats du pétrole, je sais pas quoi, qui se trouve à Houston et ce sont des grands mécènes, et c'était des gens qui étaient engagés dans la lutte pour les droits civiques américains, etc., et donc ils s'intéressaient aux rapport entre l'Occident et les noirs, enfin bref, ça c'est anecdotique, ça n'a jamais été un boulot, mais j'ai quand même gagné ma vie pendant quelques mois en faisant ça. Sinon le début de ma vie professionnelle, ça a été je crois en '79, où je suis devenu, toujours grâce au même historien d'ailleurs, lecteur, c'est-à-dire rien quoi, aux éditions du Seuil, donc je lisais des manuscrits d'histoire ou de politique, et puis progressivement, comme je faisais des assez bonnes notes de lecture, j'ai été progressivement intégré parmi les jeunes éditeurs du Seuil

 

RG : Cet historien qui vous a aidé... ?

 

OR : C'est un type, c'est un ami de mes parents, je ne sais absolument pas ce qu'il est devenu, je ne sais même pas s'il vit encore, il s'appelait Jean Devisse, il était à l'origine médiéviste et puis il s'était par passion pour la décolonisation, il était devenu un spécialiste de l'histoire africaine, en étant médiéviste à l'origine

 

RG : Et la vie familiale ?

 

OR : Je n'ai jamais eu à proprement parler une grande vie familiale, puisque je me suis jamais marié. Je vivais, j'ai vécu d'abord avec une jeune femme que j'avais connue, qui était dans mes rangs, dans mes troupes

 

RG : C'est Chloé (Rires de RG) ?

 

OR : C'est Chloé, exactement. Attendez, est-ce que c'est Chloé ? Oui. Et puis j'en ai connue une autre, etc., j'ai pas eu de vie familiale en ce sens que je me suis pas marié. Je n'ai jamais considéré que j'avais une maison à proprement parler, un foyer, j'ai pas eu d'enfants, j'ai continué à mener une vie un peu de vieil étudiant

 

RG : Un peu sauvage ?

 

OR : Oui, ne me sentant pas attaché par aucun lien profondément. Je ne pense pas que j'ai eu raison, mais c'est comme ça

 

RG : Et si on peut revenir un peu sur ce bouquin, c'est la première fois que vous avez écrit sur ces événements-là ou vous avez écrit autre chose ?

 

OR : J'ai écrit bizarrement mon premier romans, qui s'appelle Phénomène futur, qui est un livre assez compliqué à mon avis, ça se passe dans une époque qui n'est pas bien, c'est dans un pays imaginaire, c'est dans une époque qui est à la fois l'avenir et le passé. Mais ça parle d'un groupe de gens qui ont essayé de faire la révolution et qui n'ont pas réussi, et ce qu'ils deviennent ensuite. Donc mon premier livre je l'ai écrit quand même pour parler de ça mais de façon beaucoup plus indirecte, beaucoup plus détournée et je dirais aussi beaucoup plus obscure, et je l'ai écrit pour ça. Je suis venu à la littérature parce que c'est le moyen que j'ai trouvé de réfléchir à notre expérience. Ce livre a paru en '83, dix ans après la dissolution, enfin notre séparation, mais j'ai passé beaucoup de temps à la fin des années '70 à réfléchir à tout ça évidemment, et la façon que j'ai eu d'y réfléchir, la façon que j'ai trouvé d'y réfléchir, ça a été d'écrire ce premier romans. Donc je ne peux pas dire que Tigre en papier c'est la première fois que j'écris là-dessus, mais c'est la première fois que j'écris de façon si évidemment. Enfin il est si évidemment question de cela, on peut reconnaître que c'est la Gauche Prolétarienne, on peut reconnaître que Gédéon c'est Benny Lévy, on peut reconnaître d'autres

 

RG : Et pourquoi est-ce que vous avez choisi la forme de l'histoire racontée à une fille d'un ancien camarade ?

 

OR : En partie par hazard, parce qu'en effet la fille d'un ami qui est mort depuis longtemps, qui était un ami d'autrefois de cette organisation, qui est mort accidentellement, pas comme

 

RG : Treize ?

 

OR : Oui, enfin Treize c'est un personnage complètement imaginaire mais où j'ai regroupé des traits d'au moins deux amis de l'époque qui sont morts, l'un est mort d'overdose et l'autre d'un accident commun. En tout cas la fille de l'un d'eux est venue me voir pour me demander de lui raconter cette époque et de lui parler de son père qu'elle avait très peu connu, parce qu'il était mort quand elle était très jeune. Donc ceci m'a mis sur la piste, mais ça aurait pu ne rien inspirer, mais j'ai adopté cette forme d'abord parce que je voulais que ce soit très oral, qu'il y ait une espèce de tension qui est  de l'ordre de celui qui prend quelqu'un des revers et lui dit : « Attend, tu vas m'écouter, je vais te raconter », voilà, je voulais que ça soit aussi nerveux, aussi tendu que cela. Et puis d'autre part, ça me fait penser du coup, c'est le Mariner, quelqu'un qui, le poème de Coleridge, il attrape quelqu'un qui va à une noce

 

RG : Ah, The Ancient Mariner, oui, c'est vrai

 

OR : Et le type va lui raconter d'abord une histoire, bon alors moi c'était pas l'histoire du Ancient Mariner que je racontais, mais c'est ça : « Tu vas m'écouter ! ». Et puis aussi il y a le fait que ça met en scène le fait que malgré tout c'est plutôt aux gens plus jeunes que moi, je n'ai pas fait ce livre-là tellement à l'intention, enfin on fait jamais un livre pour une catégorie particulière, mais je souhaitais que ce soit plutôt des gens plus jeunes que nous qui lisent ça, je souhaitais que ce soit un peu une transmission, donc c'est adressé à des gens plus jeunes que ma génération

 

RG : Et pourquoi ça se situe sur la périphérique ?

 

OR : Alors ça je sais pas, franchement je sais pas. On m'a beaucoup demandé ça, je n'en sais rien, ça m'a semblé une bonne, il y a aucune, alors on m'a dit : « C'est parce que la voiture accomplit des révolutions autour de Paris, et que donc il y a un jeu de mots sur les révolutions comme un satellite... », peut être, mais franchement il y a pas de très profonde raison, ou en tout cas elle m'échappe

 

RG : À un moment vous racontez que la périphérique a été bâtie pour empêcher les banlieues d'exploser, de les séparer de Paris tranquille

 

OR : Oui, c'est vrai. À l'époque on pensait pas du tout empêcher les banlieues de venir à Paris, mais on pensait, c'était encore beaucoup plus paranoïaque que ça, on pensait que Paris, on vivait quand même, encore une fois, toute notre mythologie c'était le Paris du dix-neuvième siècle, le Paris des révolutions, Paris de 1830, 1848, etc., la Commune surtout, etc.. Pour nous les périphériques, c'était une espèce de muraille que la bourgeoisie mettait autour de Paris pour écraser la prochaine révolution qui ne manquerait pas de naître à Paris, donc on pouvait faire circuler des chars sur le périphérique (Rires de RG), c'était pour empêcher Paris d'être révolutionnaire. Enfin bon, c'est de la folie, mais alors peut être aussi que j'ai choisi ce lieu pour ça, j'en sais rien, mais quand on écrit un romans, vous imaginez, il y a un tas de choses qui s'imposent à vous, on ne sait pas bien pourquoi, pourquoi est-ce que j'ai appelé ce personnage Treize, je n'en sais absolument rien, après j'ai trouvé une histoire pour expliquer ça, il m'a semblé qu'il devait s'appeler d'un numéro

 

RG : 93 (Rires de RG) ?

 

OR : On m'a dit ça, mais c'est pas à cause de ça, non, ou en tout cas c'est pas consciemment à cause de ça

 

RG : J'ai noté en ce qui concerne vos caractères, il y en a pas mal qui, enfin vous parlez de quelqu'un qui travaille dans une quincaillerie, il y a Pompe Pierre qui tient un bistrot, il y a Winter, perdu au nord de la France, enseignant les Lettres et faisant des traductions. Parce qu'on dit souvent que les soixante-huitards, beaucoup, ont fini, ils contrôlent des maisons d'édition, ils contrôlent la presse, ils sont dans les cabinets ministériels, mais beaucoup plus sans doute ont fini mal, ils sont un peu sur le pavé. Est-ce que ces caractères-là qui ont fini plus ou moins mal sont une caractérisation de cette sorte de trajectoire ?

 

OR : Oui, bien sûr, oui. C'est une légende l'histoire des soixante-huitards qui sont partout, alors inévitablement, comme c'était souvent presque toujours des jeunes intellectuels, inévitablement quarante ans après ou trente ans après, il y en a qui sont devenus des gens importants, mettons le prototype c'est Serge July : Serge July est devenu le directeur d'un grand journal, entre parenthèse, c'est un journal que nous avons créé. La seule personne, il ne l'est plus maintenant, mais la seule personne qui tenait son pouvoir de la Gauche Prolétarienne c'était Serge July, puisque c'était la Gauche Prolétarienne qui l'a mis pour diriger Libération. Donc il y a quelques cas comme ça, mais c'est plutôt le contraire qui me semble vrai et étonnant, parmi tous mes anciens camarades, j'en connais aucun - si, il y en a que un, c'est Geismar - je n'en connais aucun qui ait eu même un début de carrière politique, qui ait essayé de rentrer dans un cabinet ministériel, des choses comme ça. Non, il y en a un autre, qui était même pas un camarade, enfin j'en vois deux, mais disons le seul vraiment c'est Geismar, ça fait pas beaucoup. Non, la plupart, il y en a qui ont très mal fini, il y en a qui ont fini d'overdose, qui sont morts, il y en a qui, surtout la majorité, sont devenus profs, il y en a un que je connais très bien, qui est un type que j'aime énormément, qui est en effet, il a une espèce de, c'est même pas une quincaillerie, mais enfin c'est une espèce de magasin où on vend un peu de tout, il y en a qui sont traducteurs. Diriger des maisons d'édition (inaudible 1:10:05), moi je n'ai jamais voulu diriger même une collection, au contraire, dans la maison d'édition où je travaille, j'ai toujours travaillé à mi-temps, enfin bref. Je connais bien toutes les maisons d'édition à Paris, je ne connais aucun ancien gauchiste qui en dirige une. Donc, non, tout ça c'est une legende, mais il y a eu des trajectoires assez normales, et quelque fois un peu plus, enfin assez normales, c'est-à-dire ils sont restés dans l'anonymat, et quelque fois même qui ont été un peu tragiques

 

RG : Donc quand vous, vous avez bien sûr écrit ce livre, mais à partir de maintenant, quand vous pensez à ce moment-là, quelles sont vos pensées principales ?

 

OR : J'ai à la fois de la sympathie pour un certain nombre de traits de ce que nous étions, je ne peux renier cela. Je n'aimerais pas d'ailleurs, je ne peux pas en parler avec mépris ou avec éloignement, enfin éloignement si, l'éloignement que donne le temps. Mais il y avait quand même surtout des gens qui étaient en tout cas complètement désintéressés, qui étaient altruistes, qui avaient une forme d'idéalisme, qui avaient une forme de générosité, de courage souvent. Donc une part de moi éprouve de la sympathie, mais plutôt pour les côtés moraux de ce que nous étions, mais une autre part de moi éprouve évidemment un très grand éloignement et de l'ironie pour la pensée politique que nous avions, politiquement nous étions des farfelus, encore si on avait été farfelu on aurait été drôle, on était même pas drôle, on était des couillons quoi, on était des petits cons qui suivions. Enfin voilà, je n'ai plus aucune admiration bien sûr pour les idées politiques, je ne crois plus un instant que la Chine ait été à aucun moment le laboratoire de la liberté humaine. J'éprouve même maintenant, si il y a un régime, enfin il y a beaucoup de régimes que je n'aime pas dans le monde, mais vraiment ce mélange de cynisme capitaliste et de dictature communiste, voilà. Donc je pense avec très grand éloignement, je me suis tout à fait éloigné de nos idées politiques et de nos mœurs politiques, la façon qu'on avait de contraindre les gens par exemple à faire des autocritiques, des choses comme ça, le sectarisme qu'on avait, tout ça me paraît dégoûtant, ridicule en tout cas. Mais d'autre part je sais que j'ai connu beaucoup de gens qui sont toujours mes amis là-bas et que c'était aussi une espèce de rencontre de gens qui étaient un peu mieux de ceux qui ne l'ont pas fait, voilà, je crois entre deux personnes de mon âge, celui qui a été gauchiste et celui qui ne l'a pas été, j'ai un peu plus confiance dans celui qui l'a été

 

RG : Il y a une franc-maçonnerie des soixante-huitards, un peu ?

 

OR : Il y a un peu de ça, mais il y a pas une franc-maçonnerie, non, justement, parce que franc-maçonnerie ça voudrait dire qu'on s'aide, c'est le phantasme, non, ça c'est pas vrai, mais il y a eu une espèce de reconnaissance mutuelle, on a des souvenirs. En plus maintenant que c'est si loin, évidemment entre un ancien trotskiste ou un ancien maoïste  il n'y a plus une grande différence : moi quand j'ai écrit ce livre, j'ai reçu des tas de lettres d'anciens trotskistes, etc., qui avaient l'impression que je racontais un peu leur vie à eux, voilà. Alors il y a une espèce de fraternité atténuée entre les anciens soixante-huitards, c'est vrai, pas une franc-maçonnerie, mais une fraternité oui

 

RG : D'accord, je crois qu'on peut terminer là, je vous remercie de votre témoignage