Marie Paule Lambert

name of activist

Marie-Paule Lambert

unmarried name/alternative name of activist

Cassagne

date of birth of activist

18 July 1934

gender of activist

F

nationality of activist

French

date and place of interview

Toulouse, 29 April 2008

name of interviewer

Robert Gildea

name of transcriber

Alice Moscaritolo

 

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RG : Bon madame, je vais commencer par vous demander, s'il vous plaît, votre nom et date et lieu de naissance, et puis celui de Bernard Lambert

 

M-P L : Donc, moi, c'est Marie-Paule Cassagne. Je suis née le 18 juillet 1934 à Garravet. C'est dans le Gers

 

RG : Et pareil pour Bernard Lambert

 

M-P L : Pour Bernard, Bernard est né le 11 septembre 1931 à Teillé, Loire-Atlantique

 

RG : Près d'Ancenis ?

 

M-P L : Oui, voilà

 

RG : Et peut être on peut commencer par savoir où vous vous êtes rencontrés

 

M-P L : Nous nous sommes rencontrés à Paris, dans le cadre des Jeunesses Agricoles Catholiques. JAC, JACF, à Paris

 

RG : Parce que à ce moment-là, il était ?

 

M-P L : Il était à l'équipe nationale. Il était responsable des équipes aînées, si mon souvenir est bon. Et j'avais été, je venais d'arriver à Paris, où on me demandait de suivre les problèmes, d'abord professionnels, par rapport aux filles d'agriculteurs. Puis, on m'a transférée ensuite vers l'organe de presse des jeunes filles, qui était Promesse

 

RG : Donc on est en quelle année là ?

 

M-P L : On était en 1957. Février 1957, quand je suis arrivée à Paris et que j'ai aperçu Bernard pour la première fois

 

RG : Donc, pour revenir en arrière, est-ce que vous pouvez me raconter un peu sur votre famille ?

 

M-P L : Alors, ma famille était une famille de petits paysans. Une exploitation moyenne d'une trentaine d'hectares, dans les coteaux du Gers. C'est-à-dire des pentes assez abruptes, des terrains argileux et qui étaient souvent sujets, quand il y avait beaucoup d'eau, à des glissements de terrain. Donc on avait un terrain qui était vallonné et assez - des fois - difficile au niveau de la culture. Mais l'exploitation dans cette région était souvent le fait de paysans propriétaires et petits exploitants qui faisaient de la polyculture. C'est-à-dire qu'on avait de l'élevage, qu'on avait des céréales, qu'on avait de la volaille. Et il y avait dans la région un marché, qui était le marché de Samatan, qui était un marché qui restait, d'ailleurs, malgré l'effacement des marchés d'une manière générale en France, qui est resté toujours un marché très florissant. Qui était le marché des produits fermiers en dindons, poulets, et surtout de fois-gras

 

RG : Le marché de Saint-Martin ?

 

M-P L : Samatan.

 

RG : Et puis, donc, votre père était propriétaire ?

 

M-P L : Oui. Propriétaire exploitant. Avec des problèmes. On va pas rentrer dans ce genre de détails, mais ce qui se passait normalement, c'était l'héritage des parents avec co-habitation au niveau de la famille. Et ça a posé un certain nombre de problèmes dans ma famille. Ma grand-mère avait un caractère un peu difficile, que ma mère n'a pas supporté. Qui a donc fait qu'ils sont partis. Et qu'ils sont revenus. Mais ils se sont retrouvés tous seuls pour exploiter une ferme de trente hectares, alors que d'habitude il y avait quand même les grand-parents qui donnaient un coup de main, que ça soit pour aider les enfants, que ce soit pour le travail, et autre. Donc un temps assez difficile au niveau de l'équilibre financier et de l'équilibre travail-famille

 

RG : Et pour les enfants... Parce que vous avez combien de frères et sœurs ?

 

M-P L : Nous étions quatre

 

RG : Donc ça posait un problème pour la succession, ou pour l'héritage ?

 

M-P L : Non

 

RG : Parce qu'il y avait pas de division, c'était une cohabitation, c'est ça ?

 

M-P L : C'était la cohabitation avec les parents et il y avait un des enfants qui restait. Voilà. Un des enfants se décidait ou était choisi, c'était selon. Et il y en a un qui restait et les autres partaient

 

RG : C'est un peu pour cette raison que vous êtes partie à Paris ?

 

M-P L : Oui, bien sûr (Rires de M-P L) !

 

RG : Et j'ai lu quelque part que le père de Bernard Lambert était plutôt métayer, c'est ça ?

 

M-P L : Il était métayer dans une ferme du château qui était juste à cinq cent mètres

 

RG : C'était le château du Marquis de La Ferronnays ?

 

M-P L : Non. C'était le Marquis... Je ne sais pas si il était Marquis d'ailleurs. Non, c'était une grande famille qui était donc, dont certains étaient médecins à Nantes. C'était  les De Bureau ( ?). Ah si, peut être deux bureaux, c'était un des De Bureau, je sais plus. Je peux pas vous dire exactement

 

RG : Et vous avez fait, en tant qu'études ?

 

M-P L : Moi, j'ai fait deux années de cours complémentaire à l'époque, ce qui doit ramener à un niveau de... C'était dans le

 

RG : Jusqu'à quinze ans à peu près ?

 

M-P L : Quatorze, quinze ans, oui, c'est ça. C'est-à-dire pour obtenir un BEPC. Mais je n'ai pas été jusque là. C'était une pension religieuse. Alors que moi j'avais été à l'école de la commune, qui était mixte, d'une part, et puis c'était pas des religieux, c'était une école laïque. Donc l'adaptation fut très rude. Et j'ai abandonné au bout de deux ans

 

RG : L'adaptation dans le milieu laïque ? Ou dans l'école ?

 

M-P L : Non, l'envers (Rires de M-P L) !

 

RG : Parce que j'ai pas suivi...

 

M-P L : J'étais dans une école communale publique. Et j'étais interne, parce qu'il n'y avait pas d'autre solution, j'étais pensionnaire dans une école de religieuses

 

RG : Dans quelle ville ?

 

M-P L : Samatan

 

RG : Donc vous n'avez pas... Parce que vous étiez séparée de votre famille ?

 

M-P L : Oui, sans doute. C'était difficile. On rentrait tous les trois mois...

 

RG : Ah bon ?

 

M-P L : Beh oui ! Il y avait douze kilomètres

 

RG : Mais douze kilomètres, c'est pas cent kilomètres. Mais à l'époque...

 

M-P L : Non, mais on le faisait en vélo monsieur (Rires de M-P L et RG) ! Mais j'étais capable de faire dix-sept kilomètres en vélo, mais tous les jours, c'était un peu beaucoup

 

RG : Mais vous n'aviez pas le droit de rentrer tous les weekends, tous les quinze jours ?

 

M-P L : Non, non. C'était pour les vacances. Point. Je pense que le café est fini...

 

RG : D'accord, je vous enlève ça rapidement. Formidable, merci

 

M-P L : Vous pouvez prendre le temps de le boire

 

RG : Non, non

 

M-P L : On est parti, on arrête plus !

 

RG : Non, je peux faire deux choses à la fois ! De toute façon, c'est surtout vous qui parlez. Alors, Bernard Lambert a eu plutôt une éducation religieuse ?

 

M-P L : Oui. Surtout. Plus que moi. Puisque à l'époque en Loire-Atlantique la majorité des écoles étaient des écoles religieuses. Qui dépendaient en tout cas des sœurs, des frères, etc. Et l'école communale, il y avait entre dix et vingt élèves. Alors qu'il y en avait trois cent à l'école privée. Donc tout le monde allait à l'école privée. Il a été après, pendant deux ans, je crois que c'est à Ancenis... Je ne sais plus quel est l'ordre, s'il a été d'abord à Nantes ou

 

RG : J'ai noté : Collège Saint-Joseph

 

M-P L : Oui, Saint-Joseph

 

RG : À Ancenis

 

M-P L : Oui. Et après arrêt pendant deux ans pour maladie. Puisqu'il a eu la tuberculose

 

RG : Pendant deux ans ! C'était quelle année ? C'était pendant la guerre, jusqu'à la fin de la guerre ?

 

M-P L : Oui, c'était pendant la guerre. Pendant deux ans. Là je sais pas exactement

 

RG : Et puis il a fait des études à Nantes ?

 

M-P L : Il est reparti à Nantes après. Et il a arrêté. Parce qu'il avait été à Saint-Joseph, et puis à Nantes après, sur l'appui du curé, parce qu'il voulait être missionnaire. Et ayant tout d'un coup découvert que vraiment sa vocation, c'était pas du tout ça, ils ont arrêté les études au mois d'avril, en pleine année

 

RG : C'est les curés qui voulaient qu'il soit missionnaire ou c'est Bernard Lambert qui voulait ?

 

M-P L : Un missionnaire était passé, qui avait parlé de l'Afrique, ou je ne sais plus de quoi, et il avait été enthousiasmé, n'est-ce pas

 

RG : Donc il a quitté l'école vers '46, c'est ça ?

 

M-P L : Oui, je pense. '45 ou '46, je sais pas exactement

 

RG : Et puis il a repris l'exploitation de son père ?

 

M-P L : Oui, avec son frère. Et ça, ça a été... Il a dû reprendre en '51, si mes souvenirs sont bons. '51, '52

 

RG : Moi,  j'ai '52. Mais ça pourrait être '51

 

M-P L : Oui, c'est dans ces zones-là. Je pourrais le retrouver si je regardais les... Je dois avoir un bail qui avait été fait. C'est possible, on peut le regarder après

 

RG : Et donc, il n'était plus métayer, il était plutôt fermier alors, c'est ça ?

 

M-P L : Alors, quand ils ont repris... Mon beau-père était métayer. Mais quand ils ont repris avec son frère, ils ont exigé d'avoir un fermage. Puisque les lois sur le fermage étaient passées il y avait pas très longtemps

 

RG : Et donc la ferme à eux, c'était une ferme...

 

M-P L : Trente-sept hectares. Qui était surtout... C'est-à-dire que, eux, l'ont surtout reconvertie en production laitière. Avant, c'était polyculture et élevage un petit peu. Plutôt

 

RG : Et puis, pour tous les deux, le passage par les JAC et les JACF a été très important, c'est ça ?

 

M-P L : C'était des mouvements de l'Action Catholique, d'accord. Mais c'était aussi je crois, très lié à tous ces mouvements qui ont suivi la guerre. Et qui étaient des mouvements de l’education populaire, finalement. Les foyers ruraux, au niveau du laïc, Peuples et cultures. Il y a eu beaucoup de choses en France en tout cas, pour essayer de mettre en route... C'était les mouvements de l'Action populaire, qu'on appelait

 

RG : C'était pour l'éducation, pour la culture ?

 

M-P L : Voilà, c'était pour l'éducation

 

RG : Mais c'était aussi pour la profession ?

 

M-P L : Pour le loisir. C'était pour la profession et pour le loisir, les deux ensemble

 

RG : Mais c'était essentiellement dans chaque village, il y avait quelque chose qui était dirigé par le curé ?

 

M-P L : C'était très variable selon les régions. Quand on était en Loire-Atlantique, c'était pas les curés qui s'occupaient des jeunes, c'était les vicaires, souvent. En opposition souvent avec le curé, d'ailleurs. Parce que les groupes d'Action Catholique rentraient en concurrence avec les groupes Enfants de Marie, et autres

 

RG : Parce que les groupes Enfants de Marie c'était ?

 

M-P L : C'était très dans le cadre de l'Église

 

RG : Traditionnel ?

 

M-P L : Oui, très traditionnel. Spirituel d'abord, n'est-ce pas

 

RG : Vous avez fait partie des Enfants de Marie ?

 

M-P L : Pas du tout (Rires de M-P L et RG) ! J'ai une tête à me faire parmi les Enfants de Marie ?

 

RG : Je ne sais pas, je ne sais pas à quoi elles ressemblent ! Non, mais c'est juste pour...

 

M-P L : Pour vous informer

 

RG : Pour voir le conflit qu'il y avait entre deux voies possibles

 

M-P L : Non, mais c'était très traditionnel. Les autres étaient beaucoup plus dans l'engagement des jeunes, dans le travail, dans le loisir, etc.

 

RG : Bernard Lambert est parti en Algérie avant de faire votre connaissance ?

 

M-P L : Oui. Juste avant. Il rentrait d'Algérie la première fois que je l'ai rencontré

 

RG : Et il avait eu une expérience assez dure en Algérie ?

 

M-P L : Assez dure. Parce qu'il avait fait partie des rappelés. Et ils avaient refusé de rejoindre leur campement comme il était demandé. Donc ils ont retardé les trains, ils ont fait des tas de manifs de ce genre. Donc il a été en Algérie ensuite dans des régiments disciplinaires, et donc confronté à des choses assez rudes

 

RG : C'est-à-dire ?

 

M-P L : Bah, c'est-à-dire, une armée qui veut casser des mecs, voilà ce que ça peut donner ! C'est-à-dire des marches, des choses comme ça. Il est resté là-bas quelques mois, je sais pas combien de temps exactement. Mais il a été rapatrié après une dysenterie amibienne qui l'avait mis sur la paille, carrément

 

RG : Sa santé n'était pas très bonne, c'est ça ?

 

M-P L : Si. Il avait une bonne santé, mais il a pas résisté à ce genre de choses. Je crois qu'il y avait des conflits. Il y avait autant des problèmes de dureté au niveau de ce qu'on leur demandait, que de conflits par rapport à l'armée elle-même et à ce qu'ils étaient amenés à faire. Il a été récupérer une mule, ce qui lui a valu la croix militaire. Sans quoi je pense que autrement il aurait fait de la taule

 

RG : Et puis il est revenu à Paris ou dans sa famille ?

 

M-P L : Il est revenu à Paris et dans sa famille. Il faisait les deux à la fois, si vous voulez. C'est-à-dire que quand il était à la JAC, il avait une permanence sur Paris mais  il revenait, puisqu'il était exploitant en même temps, aider quand il y avait des grands travaux

 

RG : Et c'était toujours la JAC ?

 

M-P L : Ça a été en '56, je pense que c'est en '56, qu'il a dû être au Centre National des Jeunes Agriculteurs, secrétaire général adjoint

 

RG : Parce que ce Centre National des Jeunes Agriculteurs, c'était une sorte de section de la FNSEA ? Comment ça s'est passé ?

 

M-P L : Il y avait à l'époque – est-ce que je saurai vous donner ça avec précision, c'est pas sûr, je vais essayer – il y avait les Cercles des Jeunes. Qui étaient, dans le cadre de la profession, des groupes de jeunes, qui s'intéressaient au niveau professionnel à ce qui se faisait. Qui étaient un peu parrainés par la FNSEA. Qui était aussi plus ou moins liée aux Foyers ruraux. Enfin, c'était assez vague tous ces trucs-là. Et Michel Debatisse entre autre, avec un groupe de la JAC, ont élaboré la possibilité pour des jeunes d'avoir le Centre National des Jeunes Agriculteurs – ou Cercle, je sais plus ce que c'était – mais avec possibilité d'avoir des représentants directs à l'intérieur de la FNSEA

 

RG : Donc c'était nouveau à l'époque ?

 

M-P L : C'était complètement nouveau

 

RG : Et c'était vers '56, '57 ?

 

M-P L : '56, '57. Je peux retrouver, mais c'est ça

 

RG : Et donc c'est à ce moment-là que vous avez fait sa connaissance ?

 

M-P L : Oui, en '57

 

RG : Et comment ça se passait à Paris ? En tant que responsable national, vous étiez dans des logements...

 

M-P L : Il y avait deux lieux différents. Un lieu pour les garçons, un lieu pour les filles, bien sûr. On mélange pas tout (Rires de M-P L et de RG) ! Il y avait deux grands appartements dans lesquels avaient été aménagé des chambres. On était deux par chambre. Avec lit et bureau. Et on travaillait, selon les responsabilités qu'on avait, avec des réunions d'équipe. Et il y avait des réunions communes JAC-JACF au niveau des formations, entre autres. Il y avait des journées de formation tous les mois je crois

 

RG : Et c'était à quel endroit à Paris ?

 

M-P L : Ah, ça bougeait. C'était selon les... Il y avait des comité religieux qui accueillaient des groupes. Et ça se faisait souvent dans des choses comme ça. Dans des centres où on était hébergé pendant deux ou trois jours

 

RG : Et puis, donc c'est à partir de ce moment-là. Vous êtes repartie avec lui ? Vous vous êtes mariés en quelle année ?

 

M-P L : On s'est marié en 1959. En janvier '59. Parce qu'il a été élu parlementaire, député, en décembre 1958

 

RG : Vous pouvez m'expliquer un peu ça ? C'était une nouvelle...

 

M-P L : Ah, c'était pas prévu. Non

 

RG : Comment ça s'est passé ?

 

M-P L : Ça s'est passé, donc... Élections... C'est De Gaulle qui avait dissout l'Assemblée nationale. Et donc réélection en novembre. Et il y avait sur la région de Châteaubriant André Morice, ancien Radical socialiste, qui se présentait. Et tous les jeunes de l'époque et une bonne partie même de la droite n'en voulaient pas

 

RG : À cause de la guerre d'Algérie ?

 

M-P L : À cause de ses positions laïques radicales. Et surtout, il avait eu... Qu'est-ce qu'il avait fait ce mec, je ne sais plus

 

RG : Enfin, il n'était pas très populaire

 

M-P L : Il était pas très populaire. Ayant quand même une notoriété. Puisqu'il était... Est-ce qu'il était élu député déjà de la région

 

RG : Il était maire de Nantes ?

 

M-P L : Il était maire de Nantes ! Effectivement. Vous avez toutes les informations ! C'est un peu loin pour moi. Et puis, comme j'étais pas de la région, j'ai atterri là-bas

 

RG : Donc comment se fait-il que Bernard s'est présenté aux élections ?

 

M-P L : Donc les gens n'en voulaient pas. Bernard, c'était quelqu'un qui avait déjà eu un impact important au niveau des réunions de syndicat. Il était intervenu dans plusieurs meetings et il savait emballer les foules. Donc les gens du coin lui ont dit : 'Mais tu devrais te présenter à Châteaubriant contre André Morice'. Il a dit : 'Ça va pas non ? J'ai pas envie de me présenter'. Et ils sont venus le bousculer jusqu'à chez lui en lui disant, ils sont venus en nombre. Et il a dit : 'Je veux bien, mais à condition que ça soit vous qui organisiez toute la campagne, moi je m'en occupe pas. Il faut que vous soyez, si j'y vais, vous vous engagiez à préparer toute la campagne et à la faire avec moi'. Et donc, c'est ce qui s'est fait. Et c'est pour ça qu'il y a eu un fort engagement des militants

 

RG : Et c'était surtout des gens de la JAC ?

 

M-P L : C'était des gens de la JAC, c'était des gens du Syndicat agricole ; c'était des gens qui étaient... Oui, c'était tout ça quoi

 

RG : Donc il était élu député MRP ?

 

M-P L : Député apparenté MRP la première fois

 

RG : C'est-à-dire plus ou moins indépendant mais dans la mouvance ?

 

M-P L : Oui, voilà. Il était pas très chaud pour s'accrocher au wagon MRP. Mais quand il a été élu – d'abord, il pensait pas être élu (Rires de M-P L). Ensuite, quand il a été élu, il a fallu qu'il s'organise en fonction de ça. C'est-à-dire qu'il s'est rendu compte qu'à l'Assemblée nationale on pouvait pas faire grande chose si on était pas rattaché à un groupe. Donc il s'est rattaché au MRP. Mais il s'est fait un peu renier par son groupe quand il a pris, notamment, position sur l'Algérie. Il a pas été soutenu par le groupe

 

RG : Parce qu'il avait eu un point de vue assez. ?

 

M-P L : Il avait parlé d'auto-détermination sur l'Algérie. Il avait travaillé son discours avec un journaliste de L'Express qui s'appelait Barrat, Robert Barrat

 

RG : Comment ça s'écrit Barrat ?

 

M-P L : B-A-R-R-A-T

 

RG : C'était pas spontané, son discours ?

 

M-P L : Ben, à l'Assemblée nationale, c'était pas possible ! Il fallait le préparer. Et en plus, il était très inquiet de parler devant cette tribune. Ce n'était plus un meeting devant la foule. C'était autre chose

 

RG : Et il a été grondé par des anciens de l'Algérie française ?

 

M-P L : Il a arrêté son discours parce que Le Pen, Lagaillarde et un troisième, je ne sais plus lequel, sont venus jusqu'à la tribune pour essayer de le virer de là

 

RG : Tommaso, c'était l'autre ?

 

M-P L : Oui, voilà

 

RG : Et c'était au cours d'un débat sur l'Algérie ?

 

M-P L : Oui, c'était un débat sur l'Algérie

 

RG : Et est-ce que vous pouvez me dire quelque chose... Vous dites qu'il savait emballer les foules. Il savait parler en public ?

 

M-P L : Oui

 

RG : Il y avait quelque chose, qu'est-ce qu'il avait comme personnalité pour pouvoir emballer les foules ?

 

M-P L : Il était très, comment dire... Il parlait de choses concrètes et de choses que les gens pouvaient comprendre, au niveau d'un public rural. Au niveau de l'Assemblée nationale, c'est autre chose. La preuve, c'est qu'il s'est fait virer (Rires de M-P L et de RG) ! Il a compris que c'était pas le même public. Parce qu'il était de ce milieu. Parce qu'il avait vécu cette histoire. Et j'ai eu une lettre assez émouvante au moment de son décès, d'un paysan qui me disait : 'Bernard a été notre parole'. Parce qu'il faut se mettre à la place de cette génération de paysans qui n'avaient pas le droit, enfin, qui ne se sentaient pas le droit de parler. On était dans une situation, si vous avez vu certains documents... Bernard parlait de son père, qui parlait de 'notre maître', etc. Donc il y avait une domination, et de l'Église et de l'aristocratie, dans le milieu rural, qui était très importante en Loire-Atlantique. Beaucoup plus importante qu'ici. Moi, je pouvais faire la comparaison entre les deux et cette espèce de soumission des paysans... Parce qu'ils n'avaient pas tellement le choix. Comment ils faisaient s'ils n'étaient pas un peu dans la... Ils se faisaient virer du propriétaire, il y avait aucune loi qui les protégeait, jusque dans les années où il y a eu le fermage. Je crois que c'était ça la raison de cette espèce de sentiment d'infériorité et de pas pouvoir s'exprimer. Donc ils avaient le sentiment que Bernard était leur parole à eux

 

RG : Mais c'était un ton naturel, ou il avait une personnalité un peu fougueuse ?

 

M-P L : Ah oui, fougueuse, sûrement (Rires de M-P L) !

 

RG : Et puis, il a fait des lectures ?

 

M-P L : Les deux ans où il a été malade, il était donc au lit, chez lui, pendant deux ans. Les propriétaires avaient une bibliothèque. Et la fille des propriétaires lui descendait des livres. Et c'est comme ça qu'il a lu, je sais plus - il me l'avait dit, me je me rappelle plus - il a eu une littérature qui lui est arrivée comme ça

 

RG : Mais après ce discours à l'Assemblée nationale, vous dites, il a été viré par son parti ?

 

M-P L : Non. Il est resté. Il a été toléré. Mais je sais qu'il y a plusieurs interventions qui étaient plus ou moins, il a eu du mal à se re-situer dans ce groupe-là

 

RG : Et puis il a été battu

 

M-P L : Il a été battu en '62

 

RG : Et pendant ce temps-là, vous avez vécu à Paris ?

 

M-P L : Alors, la première année, nous sommes restés sur Paris. C'est-à-dire qu'il était associé toujours avec son frère sur l'exploitation. Et ils avaient aménagé dans la maison une pièce pour, enfin on avait deux pièces. Et mon beau-frère et ma belle-sœur avaient aussi deux pièces. Donc on était soit à Paris, soit sur l'exploitation. C'était l'un ou l'autre. Selon qu'il y avait des sessions parlementaires ou pas. Parce qu'il y avait des sessions parlementaires, mais il y avait aussi toute la relation qu'il a voulu établir avec ses électeurs. C'est-à-dire qu'il avait un secrétariat. Pour répondre au courrier, d'une part. Et à chaque fin de session parlementaire, il rédigeait un bulletin qu'il envoyait à tous les électeurs. Et pendant l'hiver, il refaisait des réunions après pour une information. À peu près une par canton. C'était son souci d'avoir un lien direct avec les électeurs

 

RG : Et pourquoi pensez-vous qu'il a été battu en '62 ?

 

M-P L : Parce que son élection était un accident (Rires de M-P L et RG) ! Que toute la droite s'est réveillée, parce qu'ils ont bien vu qu'ils n'avaient pas à faire à un catho très classique. Catholique, d'accord, mais ils l'appelaient 'le diable rouge dans le bénitier' . Voilà, ça vous situe tout de même (Rires de M-P L) !

 

RG : 'Ils', c'est qui ? Les cathos classiques ?

 

M-P L : Les adversaires politiques

 

RG : Donc il est revenu dans la région ?

 

M-P L : Sur l'exploitation

 

RG : C'était toujours à Teillé ?

 

M-P L : Oui, toujours à Teillé. On a pas bougé de Teillé

 

RG : Et il a rejoint le PSU ?

 

M-P L : Il a rejoint le PSU en '66, si mes souvenirs sont bon

 

RG : Parce qu'on l'a invité, ou il a trouvé que c'était le parti pour lui ?

 

M-P L : On participait, j'avais participé avec lui, d'ailleurs, à des sessions de formation qui avaient lieu l'été. Qui étaient faites par Économie et Humanisme. C'était des dominicains. Et ça avait lieu tous les étés. On y a été trois ou quatre années de suite, au moins. Et je sais qu'on avait rencontré là des gens qui étaient à l'UGS à l'époque. Il y avait trois ou quatre petits partis de ce genre, qui se sont regroupés pour faire le PSU après. Et donc ça a été un peu les... Il y avait aussi ça, organisé sur – mais ça Médard à dû vous le dire, et Guy aussi – il y avait, organisés sur Nantes, les weekends auxquels participaient quatre-vingt à cent personnes, facilement, avec tous les religieux qui étaient à la pointe au niveau de l'Église. Qu'ils soient Dominicains, Jésuites ou autre... Il a dû y avoir Congar, il a dû y avoir...

 

RG : Paul Blanquart ?

 

M-P L : Bien sûr, Paul Blanquart, avec qui on a gardé de très bonnes relations. Qui encore ?

 

RG : Jean Cardonnel ?

 

M-P L : Oui, c'est possible. Je ne sais plus exactement, mais Guy doit avoir tout ça

 

RG : Économie et humanisme, c'était un petit groupe ?

 

M-P L : C'était des Dominicains, et une revue, qui s'appelait Économie et Humanisme'. Et qui était à Caluire dans le Rhône. À côté de Lyon

 

RG : Là où Jean Moulin a été arrêté. Et donc vous deux, vous avez fréquenté ces weekends ?

 

M-P L : Oui

 

RG : Pour quoi faire ?

 

M-P L : Parce qu'on avait une soif d'aller vers autre chose... On était dans une commune où, quand je suis arrivée, en '59, quatre-vingt-dix pour cent de la population allait à l'église une fois par semaine, si c'était pas plusieurs. Et aux vêpres, etc. Avec des choses très classiques qui, moi, m'ont fait hurler par moment. C'est-à-dire on allait à l'église, mais on tapait sur le dos des gens pour les... Au niveau de la réputation, on acceptait pas le partage. Enfin, c'était vraiment des choses très fermées, et moi je supportais plus

 

RG : Le partage des fermes ? Ou le partage de quoi ?

 

M-P L : On arrivait pas à échanger avec les gens de manière libre. C'était toujours les 'qu'en dira-t-on ?'

 

RG : Chacun dans son coin

 

M-P L : Oui, bien sûr

 

RG : Donc vous étiez à la recherche d'un monde différent ?

 

M-P L : On était à la recherche d'un monde différent. D'un monde plus juste. D'un monde qui aurait permis à... Parce qu'on côtoyait quand même, dans le milieu rural, c'était la misère du monde... Peut-être pas que là, parce que dans le milieu ouvrier aussi. Mais les petits paysans qui étaient obligés de quitter leur ferme et qui se retrouvaient avec... J'ai vu un jeune marié, qui devait avoir un ou deux enfants, qui a été obligé de laisser sa ferme. Il a trouvé un travail dans la maçonnerie. Il devait gagner à l'époque neuf cent francs. Je sais plus quel était le SMIC à l'époque. Je crois que c'est de cet ordre-là. Et il en laissait cinquante pour rembourser les dettes qu'il avait. Alors, on les côtoyait tous les jours ce genre de choses. On était confronté à tous les problèmes que les paysans rencontraient dans leur vie professionnelle. C'était quand même une période où les gens n'étaient pas particulièrement aidés à ce moment-là

 

RG : Et pour décrire ces situations et pour expliquer tout ça, j'ai lu quelque part que Bernard Lambert a découvert le Marxisme

 

M-P L : Oui

 

RG : Enfin, la lutte des classes. Et je trouve que quand il parle de la Bretagne et des problèmes des agriculteurs, il parle souvent de la colonisation, comme si la Bretagne était un pays colonisé par la France plus avancée. C'est ça ?

 

M-P L : Je ne sais pas si c'est exactement... Enfin, ce qui était à nos yeux criant : il y avait une région, qui était le Bassin parisien, qui était très riche. Qui faisait la loi, aussi bien au niveau du syndicat que de la politique agricole. Et le problème des éleveurs n'était pas du tout pris en compte. Et toute la Bretagne était quand même une région d'élevage et de production laitière surtout. Et toutes ces régions-là, toutes les régions excentrées, ne se sentaient pas très prises en compte au niveau de tous leurs intérêts

 

RG : Et puis les paysans devaient vendre leur lait à des grosses entreprises de lait ?

 

M-P L : Oui. Le lait était vendu soit à des entreprises laitières, soit à des coopératives

 

RG : Mais les coopératives étaient gérées par des paysans, ou non ?

 

M-P L : Étaient gérées par des paysans. Sauf qu'au bout d'un moment, quand elles prenaient une certaine extension, qu'elles avaient une certaine importance, c'était surtout les techniciens qui reprenaient le pouvoir là-dedans. Parce qu'un paysan qui allait au conseil d'administration, même si c'était toutes les semaines, il était pas là pour gérer tous les jours. Il prenait les grandes décisions. Mais ils prenaient des grandes décisions après qu'on leur avait fait un rapport de ce qui se passait. Pour savoir ce qu'il fallait prendre

 

RG : Et c'était aussi le moment du cercle Jean XXIII ? Vous avez un souvenir du Cercle Jean XXIII de Guy Goureaux ?

 

M-P L : Oui

 

RG : Vous étiez là-dedans ?

 

M-P L : Est-ce que c'était la même chose... Je ne sais pas si c'était la même chose que les réunions qui étaient faites, dont je vous parlais tout-à-l'heure, une fois par an. En tout cas, il y avait une certaine communication entre ces deux choses, je pense. Mais c'est surtout Bernard qui était, en tant que membre actif. Pour deux raisons. Parce que moi, j'étais partante pour travailler sur ce terrain-là. Mais le problème c'est que nous avions quatre enfants, une exploitation agricole, et que quand il y en avait un qui était pris pour des responsabilités, l'autre essayait de combler par derrière (Rires de M-P L RG)

 

RG : Alors, est-ce qu'on peut venir à '68 ? Parce qu'il y avait pas mal de manifestations, de discours. Quels sont vos souvenirs de '68 en Loire-Atlantique ?

 

M-P L : Premièrement, le souvenir que c'était quelque chose qui n'est pas tombé du ciel comme ça. C'est que depuis longtemps il y avait des rencontres ouvriers-paysans. Qu'il y avait même eu, je crois que c'était le 8 mai, une rencontre, une manif, une grosse manifestation à Nantes, qui rassemblait ouvriers, paysans et étudiants, avant Paris. Donc il y a longtemps que les gens travaillaient à ce rapprochement, depuis déjà un certain temps, d'une part. Et d'autre part, ça c'était au niveau des syndicats d'exploitants, mais... Moi, j'étais à l'époque dans le bureau du Centre Départemental des Jeunes Agriculteurs. Et j'étais chargée, comme les femmes d'habitude, c'est-à-dire des problèmes dont les garçons n'avaient pas trop envie de s'occuper : la presse, l'enseignement, les questions sociales. Donc on avait préparé un travail, d'ailleurs avec Guy Goureaux, sur l'enseignement. À l'époque, c'était la période où se décidaient les problèmes de carte scolaire. Et nous avions défendu l'idée qu'il ne fallait pas qu'il y ait une multitude d'instituts de formation comme ceux qui existaient. C'est-à-dire qu'on pouvait trouver dans un canton en Loire-Atlantique à l'époque un CEG garçon, un CEG filles libres, un CEG garçon, un CEG filles laïques, plus une maison familiale et éventuellement autre chose. Donc on estimait que ce n'était pas avec une dispersion pareille qu'on pouvait avoir une offre de qualité au niveau de l'enseignement des jeunes paysans. Donc on avait fait des réunions d'information dans l'hiver '67-'68, mois d'octobre, novembre. On a dû faire cinq ou six réunions d'information en Loire-Atlantique avec Guy Goureaux pour expliquer quels étaient les enjeux de cette carte scolaire. Ce qui nous paraissait important : de passer par dessus les problèmes école libre-école publique pour avoir des instituts qui soient valables et qui rassemblent tout le monde. Cette théorie a été assez avancée. Puisqu'au niveau pratique, on est arrivé, je crois que c'était en '68 ou '69, je sais plus, à une école élémentaire - là, c'était sur les CEG, c'était différent - qui rassemblait avec l'accord du public et du privé. À La Rouxière

 

RG : Qui se trouve où ?

 

M-P L : En Loire-Atlantique. Où il y avait Bernard Thareau. Vous avez dû en entendre parler peut-être

 

RG : Donc, c'était une école élémentaire un peu phare

 

M-P L : Avant-garde, oui

 

RG : Modèle ?

 

M-P L : Oui, mais l'enseignement catholique a refusé complètement

 

RG : J'allais demander

 

M-P L : Ah non, non. Ils ont complètement...

 

RG : Parce que vous avez menacé l'enseignement libre comme ça ?

 

M-P L : Absolument. Et ils ont fait des contre-réunions partout, d'ailleurs, pour dire le contraire (Rires de M-P L) ! Mais là ils ont pas pu empêcher. Mais ils ont bloqué à ce niveau-là. C'est resté un embryon, une expérience qui est restée sans résultat

 

RG : Mais c'était au niveau élémentaire, ou du collège ?

 

M-P L : Nous, au niveau des réunions d'information qu'on avait faites, on avait fait au niveau des collèges. Mais à La Rouxière, ils l'avaient fait au niveau élémentaire

 

RG : Mais pour expliquer la solidarité entre ouvriers, paysans et étudiants, les étudiants n'étaient pas plutôt dans un autre monde ? Enfin, ils étaient plutôt des bourgeois, non ? Ou est-ce qu'il y avait des fils et des filles de paysans qui rentraient à la faculté ?

 

M-P L : Il y en avait sans doute quelques uns, mais très peu à l'époque. Très très peu. Et je pense que ce qui se faisait au niveau de la région, à l'époque, ce qui avait rassemblé... Mais, comme les étudiants étaient en marché ailleurs, ils se sont joints à nous

 

RG : Parce qu'il y avait une intersyndicale, c'est ça ? Qui a réuni les syndicats ?

 

M-P L : Il y avait d'abord des rencontres qui avaient été entre les syndicats ouvriers et paysans. En disant : nous avons des intérêts communs. On a essayé de nous monter les uns contre les autres en disant aux paysans que les ouvriers étaient des fainéants parce qu'ils prenaient des congés tout le temps. Aux ouvriers que les paysans étaient propriétaires, qu'ils avaient du fric etc. Or, on se rend compte que les uns et les autres sont dans la dèche, et que, dans nos régions, si on ne fait pas quelque chose ensemble, on sera éliminé et puis c'est tout. Je me rappelle très bien que les grands thèmes de l'époque, c'était : l'arc du développement passait par l'Allemagne, la vallée du Rhône et toutes ces régions-là. Et que toutes les régions excentrées, de notre côté, étaient loin de la communication et loin de Paris, donc difficiles d'accès. Et donc, si on faisait rien, on était laissé complètement à l'abandon. En gros. Très gros

 

RG : Donc il y avait cette manifestation du 8 mai, où Bernard Lambert a parlé ?

 

M-P L : Bernard Lambert a parlé. Gilbert Declercq, CFDT, a parlé. Quelqu'un de l'enseignement a parlé, je crois, aussi

 

RG : Un étudiant ?

 

M-P L : Je ne sais pas si c'était un étudiant ou un professeur

 

RG : Yvon Chotard ?

 

M-P L : Plutôt oui, peut-être

 

RG : Non, ça ce sont des détails que je peux vérifier. Mais aussi, il y avait d'autres manifestations, le 13 mai, place de la Duchesse Anne. Et puis il y a eu la grande manifestation du 24 mai, où les paysans sont arrivés avec leurs tracteurs. Vous avez souvenir de ça ?

 

M-P L : Oui. Bien sûr

 

RG : Comment ça s'est organisé ?

 

M-P L : Celle du 24 mai, c'était les syndicats qui l'avaient organisée. Ils avaient décidé qu'il y aurait quatre marches, je crois. Ça, c'est à voir exactement. Ils venaient de plusieurs coins. Ils venaient de la région de Châteaubriant, Ancenis, etc., région Guérande, etc., région Machecoul et région des vignes, de l'autre côté. C'est-à-dire il y avait plusieurs axes de convergence pour venir sur Nantes avec des tracteurs

 

RG : Et c'était à un moment où le pouvoir chancelait ? Vous avez l'impression ?

 

M-P L : Tout le monde était un peu en effervescence. On entendait les infos, etc., donc ça alimentait effectivement l'enthousiasme des manifestants

 

RG : Et puis, donc, il y avait cette grève générale. Et c'était le moment où les paysans approvisionnaient la ville, c'est ça ?

 

M-P L : Entretemps il y avait eu les grèves des ouvriers, les fermetures de Donges et des endroits où était distribué le carburant. Et donc il s'est constitué un comité départemental, je sais plus comment il s'appelait, pour gérer la distribution du carburant. Alors Médard a dû vous donner des éléments

 

RG : C'est le comité central de grève, qui était à la mairie, c'est ça ?

 

M-P L : Voilà. À la mairie ou ailleurs, je sais plus. Mais il gérait le carburant. Et il avait été convenu que... Parce que les paysans, c'était en plein mois de mai, il y a des travaux. Les paysans qui avaient des élevages, il y avait des tracteurs à alimenter. Il a été décidé qu'il y aurait du carburant qui serait distribué aux paysans pour qu'ils puissent faire leur travail. Et que de leur côté, les paysans distribueraient de la marchandise à prix coûtant aux ouvriers qui étaient en grève. Et il y avait des points de distribution. Il y en avait un à Nantes, à l'entrée de Nantes. Enfin, il y avait plusieurs points de distribution

 

RG : Et vous, qu'est-ce que vous faisiez à ce moment-là ?

 

M-P L : Je gardais les enfants (Rires de M-P L et  RG) et je venais en manif ! Je participais quand il y avait des réunions au niveau du bureau départemental. Mais bon, je pouvais pas y être tous les jours, c'était pas possible. Et j'avais une image. Enfin, c'était plus après. Parce que quand on a eu l'élevage avicole, il fallait qu'il y ait toujours quelqu'un à la maison. Alors je disais : nous sommes comme les baromètres. Vous savez, les baromètres, avec un petit bon-homme et une petite bonne-femme, quand il y en a un qui rentre, l'autre sort ! Et moi, je disais : on est comme ça. Quand c'est moi qui vais à l'extérieur, c'est Bernard qui reste. Quand c'est Bernard qui va à l'extérieur, c'est moi qui reste

 

RG : Et est-ce que vous avez l'impression que les agriculteurs, les ouvriers, ont gagné quelque chose à la suite de ces manifestations, de ces grèves ? Ou est-ce que tout cela est tombé en miettes ?

 

M-P L : Moi, c'est un sentiment personnel. Mon sentiment personnel, c'est que bon, il y a eu un effondrement énorme le jour où il y a eu la contre-manifestation des gaullistes qui ont dévalé dans les rues de Nantes. On a dit : ah ! Ça, c'était le coup un peu dur. Les gains, c'est une prise de parole, une prise de conscience des gens. Il y a des choses qui ont bougé à partir de là

 

RG : Qu'est-ce qui a bougé ?

 

M-P L : Plus les mentalités que les gains matériels. Le sentiment qu'on pouvait se battre. Ça a été, pendant les périodes, le sentiment qu'on pouvait prendre, il y avait une liberté de parole. Qu'on avait pas autrement. Là, c'était assez extraordinaire de se retrouver avec des gens qui n'étaient pas que des paysans. C'était ce mélange des ouvriers et des étudiants qui était bien. Moi, j'ai mis les pieds à l'université à cette période pour la première fois. J'y avais jamais été autrement, je savais pas où elle était (Rires de M-P L et RG)

 

RG : Et qu'est-ce que vous avez trouvé ?

 

M-P L : Ben, ces débats... C'était un peu fou, mais c'était toute cette effervescence, ces débats, c'était assez passionnant. Et assez étrange pour quelqu'un qui n'a pas fait d'études

 

RG : Mais vous vous êtes sentis proche de ces étudiants, avec leurs cheveux longs, etc. ? Ils étaient quand même dans le même combat ?

 

M-P L : Ils étaient dans le même combat. Donc on avait le sentiment qu'ils pouvaient aussi nous apporter quelque chose

 

RG : Quoi, par exemple ?

 

M-P L : Les étudiants, ou les intellectuels. Par rapport à la réflexion. Je crois qu'après '68 on a eu envie d'être plus proche de ce milieu intellectuel pour savoir qu'est-ce qu'il pouvait nous apporter. Avec une certaine méfiance, après. Quand il y a eu des vagues de jeunes qui ont débarqué dans les campagnes et qui venaient nous apprendre ce qu'il fallait croire et pratiquer, au bout d'un moment... (Rires de M-P L)

 

RG : Vous avez eu des mao chez vous ?

 

M-P L : Oui. Enfin, chez nous, dans le département. Ils ont fait les longues marches, bien sûr (Rires de M-P L)

 

RG : Et vous avez pensé qu'ils étaient un peu fous ? Ou à côté de leurs pompes ?

 

M-P L : Qu'ils exagéraient un peu, mais qui avaient peut-être des choses qu'il fallait pas rejeter d'un bloc

 

RG : Qu'est-ce qu'ils disaient ?

 

M-P L : Ou la la... Ils parlaient de tout. C'était les relations dans le couple, les relations, le fait de venir travailler avec les paysans ou avec les ouvriers, on trouvait ça pas mal, quand même. Qu'il y ait des gens qui soient étudiants mais qui viennent aussi mettre la main à la pâte, c'était quelque chose

 

RG : Qu'est-ce qu'ils racontaient sur les rapports de couple ? Ils étaient tous pour l'amour libre, tout ça ?

 

M-P L : Oui, souvent, oui

 

RG : Ça vous a choqué ?

 

M-P L : Non, non. Il y avait déjà pas mal de choses qui circulaient à l'époque. C'est pas venu comme ça. Le Nouvel Observateur avait fait des articles sur ces problèmes-là depuis déjà un petit moment. On recevait Le Nouvel Observateur  à la maison. Donc, bon, c'était pas des choses qui nous choquaient. Ça veut pas dire qu'on adhérait à fond, mais bon, on était observateurs, disons

 

RG : Mais vous étiez quand même, vous n'étiez plus une famille catholique traditionnelle ? Comment dirais-je...

 

M-P L : On n'était plus traditionnel dans le sens où étaient les familles traditionnelles de Loire-Atlantique et qui allaient à la messe tous les dimanches, etc. On a fait notre rupture – parce qu'on a fait une rupture avec l'Église catholique – mais on l'a faite un peu plus tard, dans les années '72

 

RG : Vers quel moment ?

 

M-P L : '72

 

RG : Pour quelle raison ?

 

M-P L : Parce que tout le reste avait mûri et qu'on avait fini par trouver que ça suffisait. On nous bourrait le mot avec toutes leurs histoires et puis c'est tout

 

RG : Donc quand vous dites rupture avec l'Église, ça veut dire que vous n'alliez plus à la messe ?

 

M-P L : Voilà. Nos enfants étaient à l'école publique. Ça a été un grand drame dans la commune

 

RG : On parlait toujours de 'l'école sans Dieu' ?

 

M-P L : Oui, oui. Mais c'est sûr que c'était quelque chose... C'est-à-dire qu'on avait déjà mis nos filles à l'école du canton un peu plus loin. Il fallait qu'elles prennent le car, qu'elles aillent là-bas. Ça avait pas provoqué de vagues particulières

 

RG : L'école publique du canton ?

 

M-P L : Oui

 

RG : Parce que vous avez des filles qui sont nées en quelle année ?

 

M-P L : '60 et '61

 

RG : Donc école publique élémentaire

 

M-P L : Oui. C'était au cours moyen, je crois, CM1, CM2. Elles ont dû aller là-bas

 

RG : Et vous l'avez fait à distance pour ne pas choquer les gens du coin ?

 

M-P L : Oui. Bernard avait très peur. Il avait peur. Pour lui, mettre les enfants à l'école publique, c'était se couper de la population. Parce qu'il avait vécu, lui, les différends qu'il pouvait y avoir entre les enfants de l'école publique et de l'école privée. Ceux de l'école publique étaient complètement coupés de la commune. Parce que l'école libre faisait du théâtre, des tas d'activités, et les autres, ils étaient pas rattachés à ce genre de choses. Donc, pour lui, c'était couper ses enfants d'un milieu social. Moi, j'étais beaucoup plus réservée. J'étais contre toute leur méthode éducative, qui me donnait des boutons

 

RG : Parce que vous êtes du Midi ?

 

M-P L : Et voilà (Rires de M-P L et RG) !

 

RG : Ici, c'est un pays...

 

M-P L : Plus laïc

 

RG : Plus laïc, plus radical ? C'est le grand terrain des Radical..

 

M-P L : Oui, c'est les Rad-socs

 

RG : Dépêche de Toulouse, tout ça ?

 

M-P L : Oui. Ils sont d'ailleurs restés... Mais d'ailleurs, c'est pas nécessairement des gauchistes pour autant. Vous savez, c'est des grands conservateurs, les Rad-socs.  Mais laïcs

 

RG : C'est ça la grande différence. Donc, vos enfants, qu'est-ce qu'ils ont fait pour la première communion ?

 

M-P L : Les filles ont fait leur première communion. Mon garçon avait beaucoup de mal à accepter. On a fini par lui faire accepter. On était encore là-dedans, pas complètement coupés, donc c'était difficile. Et le plus jeune, à qui on voulait ne pas la faire faire, lui, il voulait la faire (Rires de M-P L) !

 

RG : Donc il l'a faite quand même ?

 

M-P L : Il l'a faite quand même, mais il l'a faite avec ses cousins, ici, dans le Gers. Comme ça on a résolu les choses

 

RG : Vous avez parlé d'un rapprochement avec les intellectuels pendant un certain temps. Vous parlez des intellectuels laïcs, ou des prêtres, les dominicains, des gens comme ça ?

 

M-P L : Non. Ça a été d'abord, effectivement, les clercs, dans le cadre des rencontres dont je vous ai parlé. Économie et humanisme et tout le reste. Et après, ça a été essayer de voir... Bernard a eu des contacts, à partir du PSU, avec des gens comme Henri Leclerc, comme un journaliste du Nouvel Obs, Mallet. Le prénom je me rappelle plus, mais c'était Mallet son nom de famille, M-A-L-L-E-T

 

RG : Henri Mallet ?

 

M-P L : Non

 

RG : Mais de la même famille ?

 

M-P L : Non. Je pense pas. C'était un mec qui était au Nouvel Observateur

 

RG : On pourra retrouver ça. Et c'est vers ce moment-là que Bernard Lambert a écrit un livre ?

 

M-P L : Il a écrit un livre en '71, '72

 

RG : Moi, j'ai '70

 

M-P L : '70, oui !

 

RG : Les paysans dans la lutte des classes. Et d'où il a eu cette idée, de faire un livre ?

 

M-P L : Il a fait une crise cardiaque en '69, je crois. Et il a eu le sentiment qu'il pouvait mourir. Donc il a eu envie de dire : j'ai des choses à dire, il faut que je le fasse maintenant

 

RG : Et il a fait ce livre tout seul, ou avec... ?

 

M-P L : Il a commencé par faire un premier jet. Pour ça, il s'est retiré chez mes parents pendant un mois. Et il a ensuite fait lire ce premier jet aux copains, aux uns et aux autres. Et il a retravaillé plusieurs fois ce bouquin

 

RG : Et c'était préfacé par Michel Rocard ?

 

M-P L : Oui

 

RG : Parce que c'était toujours le moment du PSU ?

 

M-P L : Du PSU, oui

 

RG : Et c'est un livre qui a eu un grand impact ?

 

M-P L : Oui. Il a aussi permis de... Il était le mobilisateur. C'est-à-dire qu'autour du livre il y a eu énormément de rencontres et de réunions qui se sont faites dans toute la France. Et Bernard y allait, il expliquait, voilà

 

RG : Parce que c'était aussi le moment des Paysans-travailleurs ?

 

M-P L : C'était un peu plus tard les Paysans-travailleurs. Mais il y avait déjà tout un mouvement autour du Syndicat agricole de l'Ouest, aussi bien jeunes qu'aînés, qui était assez contestataire par rapport au national. Bernard était secrétaire général au niveau de la région, je pense, à cette époque-là. Il a été plusieurs années

 

RG : De la FNSEA

 

M-P L : FRSAO. Fédération Régionale des Syndicats d'Exploitants Agricoles de l'Ouest. Et je pense que c'est à travers ça qu'il y a eu déjà une prise de conscience importante. Le Centre des jeunes, le CRJAO, à ce moment-là, était très contestataire. Et c'est de ce noyau-là que sont partis les Paysans-travailleurs

 

RG : Parce que ça a commencé en quelle année les Paysans-travailleurs ?

 

M-P L : Les Paysans-travailleurs, comme mouvement déclaré, c'était... Je dois avoir des choses là-dessus

 

RG : Mais au début des années soixante-dix

 

M-P L : Oui

 

RG : Et c'est un movement qui est sorti des syndicats de l'Ouest ou c'est un mouvement national ?

 

M-P L : C'était plus important dans l'Ouest, puisqu'il y avait l'ensemble du CRJAO qui avait pratiquement suivi sur ce terrain-là. Mais il y en avait dans le Nord, il y en avait dans la Drôme. Il y en avait dans plusieurs départements

 

RG : Et Bernard Lambert est devenu le chef des Paysans-travailleurs ?

 

M-P L : Non. Ils avaient pas besoin de lui (Rires de M-P L et RG) ! On était à une époque, en plus, où, après '68, les leaders étaient très contestés. Et il était, en tant que leader, il était un peu mis sur la touche. D'autant plus qu'il était devenu entretemps président d'une coopérative d'aviculture, de production avicole, qui s'appelait la SICA de Challans. Société d'intérêt collectif agricole. Challans, c'est une ville de Vendée

 

RG : Donc il avait autre chose à faire ?

 

M-P L : Il était contesté sur cette prise de pouvoir dans les coopératives. En tant que président. Mais est-ce que vous avez vu le film qui a été fait sur lui ?

 

RG : Non, je ne l'ai pas vu encore

 

M-P L : Parce que tous ces trucs-là sont racontés là-dedans

 

RG : Et puis est venu la marche sur le Larzac ?

 

M-P L : En '73, la marche sur le Larzac

 

RG : Comment ça s'est passé ?

 

M-P L : Les paysans du Larzac, les cent trois paysans du Larzac, avaient projeté, après avoir plusieurs contestations et actions sur le Larzac, ils ont fait leur marche sur Paris. '72

 

RG : Avec leurs tracteurs ?

 

M-P L : Avec leurs tracteurs. Et la FNSEA les a non pas soutenus, mais acceptés. Elle a accepté leur démarche jusqu'à ce qu'ils aient été à Orléans. À Orléans, ils ont décidé que c'était terminé. Le gouvernement avait décidé qu'il fallait pas qu'ils viennent sur Paris. Parce qu'il y avait eu autour de cette marche quand même une adhésion des gens. Parce que partout où ils passaient, il y avait des réunions, etc. Donc, arrivés à Orléans, il est décidé que ça s'arrêtait là. Alors les gars du Larzac étaient complètement déçus. Bernard était là. Il a dit : 'C'est pas possible ça'. Donc il connaissait, il y avait un migrant, qui était pas venu, de Loire-Atlantique - un de ses copains de Loire-Atlantique - qui s'était installé pas loin d'Orléans. Il lui a dit : 'Écoute, on peut pas laisser faire ça ! Vous avez pas des tracteurs ? Vous pouvez pas reprendre des tracteurs et puis pour reprendre la marche, puisque les autres sont arrêtés ?'

 

RG : Ils étaient littéralement bloqués ?

 

M-P L : Ils étaient bloqués, oui. Bah oui, quand il y a des CRS, c'est difficile de faire passer des tracteurs. Donc les autres ont repris, effectivement. Ils ont repris la marche avec les tracteurs du coin. Mais ils sont pas allés très loin, n'est-ce pas ? Autre idée qui a germée dans la tête des gens, c'est de dire : on va mettre un tracteur sur un camion, et on va l'amener sous la Tour Eiffel. Et c'est ce qu'ils ont fait. Mais alors il y a eu des choses assez épiques

 

RG : Il y avait des moutons sous la Tour Eiffel, j'ai vu ça

 

M-P L : Oui, il y a eu des moutons aussi, mais je sais pas si c'était la même fois. Là, ils avaient mis un tracteur

 

RG : Ou c'était aux Champs de Mars

 

M-P L : Ils ont fait plein de choses. Bernard a dit : 'Puisqu'on veut pas laisser venir les paysans du Larzac à Paris, c'est nous qui irons au Larzac'. C'est lui qui a un peu lancé cette idée-là envers et contre pratiquement tout le monde. Enfin, tout le monde, du moins dans le groupe Paysans-travailleurs, les gars ont dit : 'Tu es fous, tu te rends compte ?'. Il dit : 'Il y aura vingt mille personnes'. Ils disent : 'Si on avait vingt mille personnes, ça sera le bout du monde !'. Dans le film, c'est expliqué par plusieurs des gars ça. C'est de contestation un peu, en disant : 'Mais il est fou de se lancer'. Et c'est là qu'il y a eu cent mille personnes. Entre quatre-vingt et cent mille personnes, je sais pas, je les ai pas contés parce qu'il y en avait trop !

 

RG : Et vous étiez là ?

 

M-P L : Ah oui !

 

RG : Quels sont vos souvenirs ?

 

M-P L : On est arrivé... Ça a été pareil, comme ce que je vous disais tout-à-l'heure. Il y a eu quatre marches successives. L'une qui venait de Bretagne, l'autre de l'Est, du Midi et du Sud-Ouest. Et quand on est arrivé sur Millau, on est monté, et quand on est arrivé en haut, il y avait le ruban de toute la route qui monte sur le Larzac éclairée de voitures. Toutes ces voitures qui arrivaient, l'immensité de ce champ qui avait été pour accueillir tout ça, les tentes qui se montaient... C'était formidable !

 

RG : Est-ce qu'il était en contact personnellement avec certains paysans du Larzac ?

 

M-P L : Oui. Bah, ça c'est organisé avec eux. Ça c'est organisé avec les paysans du Larzac. Autrement, ça se serait pas fait. Est-ce qu'il y avait déjà, à l'époque, un Paysan-travailleur dans le coin ? Enfin, il y avait des contacts, certainement, sur cette lutte, oui

 

RG : Et puis est-ce que les Lip c'était quelque chose qui l'intéressait ?

 

M-P L : Ah oui, bien sûr. Ils réunissaient là ce qu'on avait déjà fait en Loire-Atlantique. C'est-à-dire l'alliance ouvriers-paysans, qui lui paraissait quelque chose d'important. C'est aussi, vous le verrez dans le film, il avait d'ailleurs eu une image. Il avait dit : 'Aujourd'hui c'est le mariage des ouvriers et des paysans'

 

RG : Parce qu'il est allé à Besançon

 

M-P L : Il est allé à Besançon après. Mais les Lip étaient venu sur le Larzac. Oui, les Lip étaient au Larzac

 

RG : Oui, bien sûr. 'Lip, Larzac, même combat'

 

M-P L : Voilà

 

RG : Donc Bernard Lambert a parlé sur le Larzac. Qu'est-ce qu'il a dit à ce moment-là ?

 

M-P L : Entre autre (Rires de et M-P L RG). Parce qu'il a dit plus que ça. Il a dit : 'Plus jamais les paysans ne seront des Versaillais'.

 

RG : Ah oui, c'est ça. Et il avait toujours la même facilité...

 

M-P L : D'avoir des images, oui

 

RG : Oui, et d'enthousiasmer les foules

 

M-P L : Oui, oui. Toujours

 

RG : Et donc, il y avait une marche à Besançon, pour les Lip. Il était là aussi ?

 

M-P L : Oui

 

RG : Et vous aussi ?

 

M-P L : Non

 

RG : Avec les enfants

 

M-P L : Voilà (Rires de M-P L et RG) !

 

RG : Ou avec la ferme. Et puis c'est loin Besançon. Donc on est maintenant en '75. Est-ce que vous trouvez que cette période d'agitation s'est calmée après, enfin '73, ou est-ce que ça a continué ?

 

M-P L : La période d'agitation, c'est assez, sans doute. Mais il y a quand même des liens qui sont restés. Il y a surtout une manière différente de mener les luttes au niveau paysan. C'est-à-dire occupation de... Au niveau des productions intégrées, entre autres. Parce qu'il y avait des productions de volaille, des productions de veau, des productions de porc qui étaient sous le régime de l'intégration. C'est-à-dire que c'est des firmes qui ont sous contrat des paysans, à qui ils donnent – mettons, pour nous, c'était le poulet par exemple – l'animal, au départ, l'alimentation, les traitements vétérinaires (c'est-à-dire les trucs sanitaires). Et qui reprennent la bête au bout du compte pour l'abattre et la conditionner. Donc il y avait de plus en plus ce type de contrat qui existait. Où les paysans se faisaient plumer radicalement. Donc il y a eu beaucoup de luttes sur ce terrain-là

 

RG : Et vous dîtes, il y avait des occupations ? Qu'est-ce qu'ils ont occupé ?

 

M-P L : Les usines, les bureaux des directeurs

 

RG : À quel endroit ?

 

M-P L : Il y en a plusieurs. Vous trouverez ça dans Le Vent d'Ouest. Il doit y avoir des archives

 

RG : Il y avait aussi la guerre du lait

 

M-P L : En '72, en Bretagne. Ça aussi, c'était une autre forme de... Avant on faisait des revendications, ou on faisait des manifs et pour demander à l'État d'augmenter le prix du blé. Là, on s'adressait directement soit à l'entreprise, oui, aux entreprises dont on dépendait directement

 

RG : Et ce mot 'paysan', ? Parce que ce mouvement s'appelle le Mouvement paysan. Est-ce que pendant longtemps le mot 'paysan' a été un peu péjoratif

 

M-P L : Tout à fait

 

RG : À un certain moment il est devenu ?

 

M-P L : Un étendard

 

RG : Enfin, quelque chose d'honorable. Et c'était vers ce moment-là ?

 

M-P L : Je pense que les mouvements de l'Action Catholique, les mouvements de jeunes, ont aidé à réhabiliter notre condition de paysans. Moi, je me rappelle, j'ai adhéré – je sais pas si je vous l'ai déjà dit – au mouvement de l'Action Catholique. Après le... Il y avait eu un rassemblement en 1950 où il y a eu cent mille jeunes sur Paris. Et il en avait été question à la radio. Et j'écoutais la radio, et j'avais trouvé ça extraordinaire, que des paysans puissent faire parler d'eux, puissent être à Paris, et avoir quelque chose à dire. Et enthousiasmer les foules, si on peut dire

 

RG : 1950 déjà ?

 

M-P L : 1950. Oui, je crois que c'est cent mille jeunes à Paris

 

RG : Des jeunes agriculteurs ?

 

M-P L : Oui, des jeunes agriculteurs. Des jeunes ruraux en tout cas, parce que la JAC s'adressait aussi aux...

 

RG : Donc c'était organisé par la JAC ?

 

M-P L : Oui. Et je pense qu'on commençait déjà à penser que les paysans pouvaient être des gens, pas simplement des ploucs. Et je pense qu'après, petit à petit... Et après '68, je crois que c'est là qu'on a le plus revendiqué le mot de 'paysan'

 

RG : Et quel a été le parcours de Bernard Lambert, de vous, à la fin des années soixante-dix, début des années quatre-vingt ? Est-ce qu'il y a eu des moments clé ou des mouvements importants ?

 

M-P L : Entre '70 et '80

 

RG : Ou ça c'est calmé un peu ?

 

M-P L : Non. Il y a eu énormément d'actions faites au niveau du foncier, au niveau de l'intégration, au niveau... C'était toujours ces luttes qu'on nous reprochait un peu. On  disait que les Paysans-travailleurs était beaucoup trop agressif. Et ce qu'il y a eu comme moment important, je dirais, par rapport au mouvement, c'est les années quatre-vingt, avec la mise en cause des veaux aux hormones. Qui ont été dénoncés en '80. Et la remise en cause, en même temps, de l'agriculture productiviste telle qu'elle était pratiquée. Il y a eu l'influence, rentrait dans les mouvements de Paysans-travailleurs à ce moment-là - enfin, ce n'était plus Paysans-travailleurs, mais la suite - il y a eu ceux qui ont influencé ce mouvement, c'est les agriculteurs des montagnes de la région Languedoc-Roussillon. Des fois, il y avait dans le tas des installés - comment on  les appelait ceux qui étaient venus à la campagne en ce moment-là ? - les néo-ruraux. Mais il y avait aussi des gens des montagnes qui avaient pas pu faire de l'agriculture productiviste telle qu'on la pratiquait dans l'Ouest. L'Ouest a été champion là-dessus. Peut-être c'est pour ça qu'ils ont été aussi plus réceptifs à un certain nombre de choses. Ces deux mouvements se sont rejoints après. Parce que l'agriculture de montagne était très mal lotie. Avec l'agriculture intensive, ils pouvaient pas, c'est pas possible. D'une part. Et avec des néo-ruraux qui ont un peu repensé les choses. Sur Grenoble, il y avait un groupe de l'INRA qui était très aussi engagé sur toute cette recherche. Et je pense que c'est tout ça qui a fait que les choses ont avancé

 

RG : Mais les néo-ruraux, c'est des citadins qui s'établissent ?

 

M-P L : C'est des intellectuels, des jeunes étudiants qui sont revenus à la campagne pour élever des chèvres, entre autre (Rires de M-P L) !

 

RG : Et quelle est votre opinion d'eux, en général ?

 

M-P L : Ah ben, en général, ceux qui sont restés... Il y en a beaucoup qui sont repartis

 

RG : Bien sûr, parce que c'est difficile

 

M-P L : C'est très difficile. Ils ont été souvent dans des situations qui étaient pas simples. Parce que l'accès à la terre n'est pas si facile que ça. On la lâche pas comme ça (Rires de M-P L) ! Et les autres ont été un renouveau aussi pour ces régions-là, souvent

 

RG : Et donc Bernard Lambert est mort en '84 ?

 

M-P L : Oui

 

RG : Accidentellement ?

 

M-P L : Oui. Accident de voiture

 

RG : Bien sûr, c'est une perte terrible. Mais si il était toujours là, qu'est-ce qu'il serait devenu ? Il serait un Vert, un altermondialiste, qu'est-ce que vous pensez ?

 

M-P L : Je peux pas interpréter ce qu'il aurait pu devenir, je n'en sais rien. Je pense qu'il était toujours très combattif. Qu'il avait déjà remis en question l'agriculture productiviste. Il était très partant. Il avait appelé de ses vœux une Confédération paysanne telle qu'elle existe. Quelqu'un comme José Bové est parfaitement à l'image de ce qu'il pourrait être

 

RG : C'était la question que j'avais dans la tête. C'est José Bové qui lui a repris le flambeau

 

M-P L : Et je pense qu'il l'a repris, avec sa personnalité, mais sur des bases qui étaient tout à fait compatibles avec celle de Bernard

 

RG : Vous avez rencontré José Bové ?

 

M-P L : Oui, bien sûr

 

RG : Il est comment ?

 

M-P L : Il est très sympa (Rires de M-P L) !

 

RG : Oui, bien sûr ! Vous avez voté pour lui aux élections présidentielles ?

 

M-P L : Oui (Rires de M-P L et RG) !

 

RG : Bernard Lambert était quelqu'un de légendaire, presque ?

 

M-P L : Oui

 

RG : On a tourné plusieurs films sur lui ?

 

M-P L : Un film. C'est déjà pas mal !

 

RG : Qui date de quand ?

 

M-P L : Je crois que c'est 2002. Mais je peux vous donner tout de suite, j'ai les références là, si vous voulez

 

RG : Et pourquoi vous pensez que ce film a été tourné à ce moment-là ?

 

M-P L : Parce que son producteur, Christian Rouault, avait envie de faire ce film. Il était originaire de Loire-Atlantique. Il connaissait Bernard Lambert, parce qu'il avait été au PSU avec lui. Et il y avait à ce moment-là une production qui se faisait qui était plus une série de deux ou trois épisodes sur les paysans. Ça se déroulait en Bretagne. Et il essayait de faire passer son film dans ce cadre-là. Au niveau de la télé. Et finalement il a obtenu... C'est France 3 qui devait le produire, France 3 Bretagne. Et finalement il a obtenu que ce soit France 2 qui le fasse

 

RG : Ça fait qu'il est passé à la télé mais aussi dans les salles de cinéma ?

 

M-P L : Oui. Il a été projeté plusieurs fois avec des débats

 

RG : Des débats intéressants ?

 

M-P L : Oui

 

RG : Vous avez participé ?

 

M-P L : Oui

 

RG : Qu'est-ce qu'ils ont raconté ?

 

M-P L : Ils ont posé des questions soulevées par le film. C'est-à-dire que, en gros, je crois que ce qui... Ils doivent en passer un ce soir à Toulouse, d'ailleurs

 

RG : Dommage que je serai reparti à Paris...

 

M-P L : Ils le passent ce soir à Toulouse aussi. Donc avec débat. Ce qui ressortait un peu, en gros, c'est que tout ce qui peut se passer, l'altermondialisme, les grandes remises en cause du productivisme, c'est des choses qui ne sont pas nées comme ça. C'est un long chemin. Et ça part de toutes ces actions qui ont été menées à ce moment-là. C'est un peu ça

 

RG : Une dernière question. Quelles sont vos souvenirs, d'aujourd'hui, sur cette période agitée ?

 

M-P L : De mai '68

 

RG : Oui, mais aussi des années soixante-dix

 

M-P L : Mes souvenirs personnels ?

 

RG : C'est-à-dire, en général, est-ce que vous croyez que c'était un moment extraordinaire dans l'histoire de France, l'histoire mondiale ? Est-ce que vous trouvez que le monde a beaucoup changé depuis '81, ou par là ?

 

M-P L : Oui. Je pense que le monde a quand même changé. Surtout au niveau... Alors, il y a beaucoup de choses qui sont restées en rade et il y a beaucoup de choses qui ont changé au niveau des mentalités. C'est-à-dire que la relation homme-femme, la place des femmes dans la société. Et je pense qu'il reste énormément à faire au niveau de la démocratisation, au niveau politique. Personnellement, je pense que la société change d'une manière qui n'est pas visible toujours. Moi, j'ai été énormément étonnée quand, après le décès de Bernard, je suis partie, pour gagner ma vie. J'ai laissé l'exploitation, il était plus question de rester là-dedans. Et quand je suis revenue, c'est la multitude d'initiatives prises par des gens pour résoudre leurs propres problèmes qui m'a complètement stupéfiée. Il y a eu en Loire-Atlantique, en '89, un recensement d'ailleurs des initiatives et un forum des initiatives. Qui avaient essayé de mettre en lumière tout ce travail. Et en revenant ici, dans le Midi, on retrouve la même chose. Sur le terrain, les AMAP, les marchés à la ferme, tout ce qui se fait pour essayer de contourner cette espèce de magma complètement écrasant de l'économie capitaliste. Et qui ressurgit un peu de partout au niveau d'un tas d'expériences qui sont faites. Et je trouve que ces choses-là sont très intéressantes. Et qu'on est passé d'une société qui était hiérarchique

 

RG : Féodale, presque

 

M-P L : Presque féodale, surtout en Loire-Atlantique (Rires RG et M-P L). Mais même au niveau de l'ensemble de la société, où tout était, ça partait... Nous, on avait des campagnes d'années qui étaient décidées à Paris et les gens les appliquaient à la base après. Ça, c'est un mouvement qui n'existe plus, ou du moins ça ne marche plus. Même si on veut l'imposer. Et je pense qu'avec ça, on a pas trouvé le moyen de fédérer toutes ces choses, qui sont proches. Les gens sont capables de se retrouver sur... Bon, quand il y a eu Le Pen, tout le monde était dans la rue. Quand il y a des gros trucs, tous ces gens-là se retrouvent. Mais pour les mettre en marche ensemble, de manière structurée, ça marche pas. On a essayé de le faire en Loire-Atlantique. J'étais à ce moment-là intervenue en Loire-Atlantique un petit peu. Et j'avais travaillé avec cette équipe qui avait fait ce forum des initiatives. Et on avait essayé de voir si il n'y avait pas moyen de faire travailler ces gens d'une manière plus structurée. Ça n'a jamais marché

 

RG : Pour être plus efficace ?

 

M-P L : Voilà. Mais c'est pas leur fonctionnement. C'est une action qui peut être très éphémère, mais qui résout un problème, et on passe à autre chose. Et je crois que c'est quelque chose de très fondamental, le changement dans la société. Je sais pas ce que ça donnera après, je sais pas comment ça peut se coordonner. Je sais pas ce qu'on peut faire...

 

RG : Donc c'est une vie associative ?

 

M-P L : C'est des vies associatives, c'est des tas de choses

 

RG : Mais aussi des initiatives économiques ?

 

M-P L : Oui, aussi

 

RG : Bon, je crois qu'on peut s'arrêter là. Je vous remercie infiniment de votre témoignage

 

M-P L : Je sais pas ce que vous pouvez en faire, mais enfin bon...

 

RG : Beaucoup !​