Maren Sell

name of activist

Maren Sell

unmarried name/alternative name of activist

 

date of birth of activist

2 February 1945

gender of activist

F

nationality of activist

German/French

date and place of interview

Paris, 21 April 2008

name of interviewer

Robert Gildea

name of transcriber

Alice Moscaritolo

 

If the embedded player does not work, download audio here

 

RG : Bon Madame, je vais commencer par vous demander s'il vous plaît votre nom et puis votre date et lieu de naissance

 

MS : Mon prénom c'est Maren, mon nom de famille, de mon père, Sell. Mon nom de femme mariée c'est Flouest, F-L-O-U-E-S-T. Et je suis née le 2 février 1945 à Flensburg, qui était une ville allemande à la frontière danoise, donc dans le Schleswig-Holstein, dans le grand nord de l'Allemagne

 

RG : Et est-ce que vous pouvez me dire quelque chose sur votre famille ?

 

MS : Sur ma famille... Je suis née à Flensburg parce que mes grand-parents vivaient à Flensburg. Mes parents, c'était des réfugiés politiques. Ils habitaient à Breslau, aujourd'hui la Pologne. Et ils s'étaient réfugiés chez mes grand-parents en '44

 

RG : Et votre père, qu'est-ce qu'il faisait à Breslau ?

 

MS : Mon père était ingénieur. Ma mère était une femme à la maison. Et mon père construisait des aéroports. Donc on a toujours eu un axe, le Danemark, j'ai de la famille qui vient du Danemark, et la Pologne. Et mon père, ce que j'ai apprécié, ce que j'ai appris beaucoup plus tard, c'est qu'il s'était, pendant les années cruciales, il avait plutôt construit des ponts au Danemark

 

RG : Mais donc votre père a été élevé plutôt à Flensburg ou... ?

 

MS : Ils sont nés tous les deux à Kiel, donc au bord de la mère baltique. Et la famille de mon père, c'était des entrepreneurs de Hambourg

 

RG : Et au point de vue politique ?

 

MS : Au point de vue politique, ça c'est...

 

RG : C'est une question difficile (Rires de RG)

 

MS : Non, c'est pas une question difficile, mais une question qui était mise à l'écart pendant notre jeunesse, enfin dans ma jeunesse. Ils étaient pas, ni mon père ni ma mère, ils étaient pas des nazis, ils étaient pas inscrits dans le parti. Mon père a essayé, pas avec un courage immense non plus, mais il a essayé d'être un peu en marge de tout ça. Ma mère, j'avais fantasmé quelque chose, mais ça s'est avéré... (Rires de MS) Ça c'était des fantasmes que j'étais pas la seule à avoir, avec notre culpabilité allemande. J'avais imaginé, espéré disons, que ma mère, puisqu'ils habitaient à Breslau, c'était à côté de Auschwitz, que ma mère à un moment donné, je sais pas, il y a quelque chose dans un discours qui m'a fait penser ça. Que ma mère avait abrité un déserteur allemand, un soldat. J'ai écrit ça dans mon livre, mais enfin c'est pas vrai (Rires de MS)

 

RG : C'est pas vrai ça... Oui, je me rappelle cette histoire. C'était un peu pour épargner votre mère ?

 

MS : Non, j'avais imaginé d'être la fille d'un résistant. On avait des idées comme ça. Ou chercher des origines juives, ou chercher d'être du bon côté

 

RG : D'accord, on va revenir à ça. Et puis, du point de vue religieux, votre famille était protestante, catholique ?

 

MS : Protestante

 

RG : Et pratiquants ou comme ça ?

 

MS : Écoutez, normalement oui, pratiquants. Enfin, j'ai fait ma confirmation. J'ai bien aimé, peut être ça me vient d'ailleurs de très loin, moi j'aime bien les textes mystiques. Et j'ai bien aimé apprendre le catéchisme et les règles morales du protestantisme. Je crois que ça a quand même été important. J'adorais, on chante beaucoup dans les églises protestantes, donc la musique de Bach, tout ça, dans les églises, ça me plaisait. Encore que j'ai eu une tentation quand j'avais quinze ans, je trouvais que c'était un peu austère, et j'avais comparé avec le catholicisme. Et finalement je suis restée protestante (Rires de MS)

 

RG : Ça n'a pas marché ?

 

MS : Enfin, je suis allée voir dans les églises comment ça se passait différemment. C'était la question du pardon, je crois. Comme on avait beaucoup à se faire pardonner, je trouvais que c'était assez pratique de pouvoir se confesser et d'être pardonné

 

RG : C'est trop simple

 

MS : C'est plus simple !

 

RG : Non, mais c'était trop simple chez les catholiques ?

 

MS : Oui, voilà

 

RG : D'aller se confesser comme ça

 

MS : Oui, les protestants portent leur responsabilité

 

RG : Mais comme un fardeau ?

 

MS : Comme un fardeau, voilà. Mais aussi comme une responsabilité

 

RG : Et qu'est-ce que vous avez fait comme études ?

 

MS : Donc on a quitté Flensburg quand j'avais huit ans. Mon père était engagé pour construire un aéroport dans le Palatinat, à Zweibrücken, entre Saarbrück et Mannheim. Donc j'ai grandi dans cette ville.

 

RG : Zweibrücken ?

 

MS : Oui, Z-W-E-I-B-R-U-C-K-E-N. Qui était une jolie petite ville qu'on appelait la ville des roses et des chevaux, ce qui était vrai. Le centre de la ville était occupé par les chevaux et les roses. Et puis il y avait les quatre garnisons : il y avait des Canadiens, il y avait des Américains, il y avait des Français

 

RG : Parce que c'était dans quelle zone d'occupation ?

 

MS : C'était dans la zone française. Enfin, française et américaine. En tout cas, il y avait tout ça. Et là j'ai fait mon baccalauréat

 

RG : Abitur ?

 

MS : Abitur, oui (Rires de MS)

 

RG : Dans le gymnasium ?

 

MS : Dans le gymnasium, oui. Donc il y avait le gymnasium polylangues ancien et il y avait le gymnasium polylangues modernes. Donc j'étais pas dans les langues anciennes, il y en avait deux. Donc j'étais dans la branche littérature moderne

 

RG : L'école s'appelait le gymnasium de

 

MS : De Zweibrücken

 

RG : Il y avait un seul pour les langues anciennes ?

 

MS : Pour les langues modernes il y avait qu'un seul. C'était une ville qui avait trente mille habitants à l'époque

 

RG : Et c'était un gymnasium mixte

 

MS : Mixte oui. Et rétrospectivement, c'était très bien. Parce qu'il y a eu là deux ou trois professeurs où il y a vraiment une réelle transmission, dont je me rappelle très bien. J'avais un professeur de Français qui m'aimait beaucoup, qui a certainement favorisé mon goût de la langue française. Et j'avais une professeure, Madame Giestock (?), qui nous apprenait la Germanistik, Allemand et philo. Et les dissertations, enfin ce qu'on appelle les rédactions ici, dans les deux dernières classes, avant le baccalauréat. C'était pas du tout comme en France, il y avait pas un cadre aussi imposant (introduction, conclusion, etc.). On était beaucoup plus libre. Et à cette âge là, la découverte des textes philosophiques, et une conscience politique aussi à travers les textes politiques. Je me rappelle, on lisait Jaspers, on lisait des textes, c'était un peu à la mode, sur la massification de la culture, des choses comme ça. Et ça m'avait beaucoup influencé. Et on était très libre dans nos dissertations. J'adorais ça

 

RG : C'est de l'école de Francfort tout ça ?

 

MS : Oui, oui. Je me rappelle on avait un livre, un condensé des textes philosophiques, en trois volumes. Ça s'appelait Die Fähre, enfin le bateau qui va d'une rive à l'autre

 

RG : Un ferry ?

 

MS : Oui, voilà, le ferry ! Et c'était des extraits de textes philosophiques jusqu'à Adorno

 

RG : Est-ce qu'on lisait Marcuse à l'époque ?

 

MS : Oui, oui, bien sûr. On lisait déjà à l'école, là, au moment du baccalauréat, il y avait du Marcuse, il y avait du Adorno, etc.. Mais c'était l'esprit de l'époque. Donc ma prof était tout à fait à la pointe. Et après évidemment on a lu beaucoup

 

RG : Mais souvent dans les écoles il y a un décalage entre ce que vous lisez à l'école et ce que vous lisez à l'extérieur

 

MS : Oui. Non, mais l'impulsion venait de l'école. Ça c'est tout à fait évident

 

RG : Vous avez passé l'Abitur en quelle année ?

 

MS : En '64

 

RG : Et puis vous avez continué vos études ?

 

MS : Après j'ai eu la chance, mais vraiment c'était tout à fait, parce que je savais pas très bien quoi faire. Et mon père n'était pas sûr complètement de vouloir me payer les études. Et j'avais découvert dans une magazine un concours, organisé par la télévision de Stuttgart, l'apprentissage de la télévision, une année. Où on pouvait être ou bachelière, ou de façon plus concrète, avoir fait une formation de caméraman ou d'autres formations qui sont plus spécifiquement de la télévision. Et moi j'avais au tout hasard - c'était un concours national - j'avais envoyé mon CV. Je sais pas pour quelle raison j'ai été prise. Et j'ai été prise. Donc je suis partie après le baccalauréat, donc en septembre '64, vivre une année à Stuttgart dans cet environnement de télévision

 

RG : Et ça a bien marché ?

 

MS : C'était passionnant. On était vingt-cinq, de provenance très différente. Et on avait des profs, alors je vais vous raconter, qui étaient à l'époque rédacteur en chef des différentes émissions. Mais on faisait aussi de la fiction. J'ai des photos, j'étais habillée en Marie-Antoinette, enfin on faisait tout. Et ça m'a beaucoup intéressé. Et je l'ai fait avec assez de succès. Ce que j'aurais voulu faire, c'est d'aller dans la direction du reportage politique et social. Il y avait le professeur, Arthur Müller il s'appelait, je me rappelle très bien, qui m'a faite venir dans son bureau, qui m'a dit : 'Maren, je serais ravi que vous deveniez mon assistante, mais je serais encore plus ravi si vous revenez dans trois ans après avoir fait des études'. Et ça c'était absolument formidable. Donc je lui dois vraiment beaucoup. Alors je lui ai dit : 'Je ne sais pas si mes parents voudront, etc'. Et il m'a organisé à Sarrebruck, parce que mes parents habitaient à quarante kilomètres de Sarrebruck, donc à Zweibrücken. Donc je pouvais m'inscrire à l'université de Sarrebruck et il m'avait organisé à la télévision de Sarrebruck des petites émissions qui me permettaient de gagner de l'argent de poche. Et je faisais les églises (Rires de MS)

 

RG : C'est-à-dire ?

 

MS : C'est-à-dire on m'envoyait chaque samedi faire un petit reportage, un mini-reportage, sur une des églises du Palatinat ou de la Saar

 

RG : C'était intéressant ?

 

MS : C'était intéressant parce que j'étais toute jeune, j'avais une petite équipe avec moi. Donc c'était un apprentissage. Et en même temps c'était bon d'avoir un enracinement dans un monde du travail et de l'autre côté de faire des études. Donc ça m'a beaucoup aidé

 

RG : Mais vous avez étudié les églises du point de vue architectural ou la croyance des gens ?

 

MS : Non, non, architectural

 

RG : Et puis vous avez continué vos études alors ?

 

MS : J'ai fait une première tranche à Sarrebruck. À Sarrebruck le grand avantage c'est que, comme c'était devenu allemand seulement depuis '53, si ma mémoire est bonne, avant c'était français. Donc l'université avait une orientation très vers la France, la langue française. Et c'était la seule université où les cours, quand on faisait romanistique, donc quand on étudiait la littérature française, où les professeurs donnaient les cours en Français

 

RG : Mais des professeurs allemands ou français ?

 

MS : Allemands. Là il s'appelait Straub, je me rappelle. Il était Allemand, ou moitié Allemand, moitié Français. Mais en tout cas, les cours étaient en Français. Donc c'était pas mal. Et après il a été muté à Fribourg. Donc moi j'aimais bien travailler avec lui. Et en fait je l'ai suivi, parce que je voulais rester

 

RG : Strauss ?

 

MS : Straub. Je pense, ou Strauss, je me rappelle plus. En tout cas, je l'ai suivi. Et j'ai fait la deuxième tranche de mes études à Fribourg

 

RG : Im Breisgau ?

 

MS : Oui, Breisgau. Très très jolie ville

 

RG : Oui, je connais. C'est en quelle année ?

 

MS : Alors, c'était... Alors, '64-'65 c'était la... '66 c'était Sarrebruck. '67-'68, oui c'est ça

 

RG : '67

 

MS : '67, oui. Et '68, parce que j'étais pas à Paris, j'étais à l'hôpital quand il y avait les événements de '68

 

RG : On va revenir à ça tout à l'heure. Mais donc à Fribourg vous avez fait une maîtrise, un doctorat ?

 

MS : C'était déjà le début du mouvement des étudiants socialistes. C'est drôle, parce que ça me semble court. À mon avis c'est très condensé. Donc je militais à Fribourg, avec l'organisation de Dutschke, qui avait des groupes un peu partout en Allemagne

 

RG : La SDS ?

 

MS : Oui, la SDS. Et en même temps, j'avais pris comme sujet de mémoire Roland Barthes. Et je suis venue en France fin '68, octobre '68, avec les deux idées en tête. La première, de voir un peu ce qui s'était passé en '68 et de trouver des groupes qui restaient dans cet esprit-là. Et d'aller à la fac

 

RG : Pour revenir sur ce militantisme. C'était quel genre d'action militante ? Des manifestations, des meetings ?

 

MS : Oui, oui. Des meetings, des manifestations. On lisait Marx, des groupes des discussions à partir des textes de Marx, c'était de cet ordre-là

 

RG : Parce que souvent on dit qu'en Allemagne fédérale '67 était plus important que '68, c'est vrai ?

 

MS : '77 ou '67 ?

 

RG : Non, '67

 

MS : '67 ? Oui. C'est là que ça a commencé. À Berlin il y avait les, le Vietnam c'était en '67

 

RG : La visite du Shah ?

 

MS : La visite du Shah, voilà. Et il y avait des manifestations en '67 partout : à Francfort, à Fribourg, oui, oui. C'était vraiment l'année où il y a eu pour ma génération un début de conscience politique

 

RG : Oui, bien sûr, une prise de conscience politique. Et vous dîtes dans votre livre, vous avez vécu en communauté à ce moment-là

 

MS : À Fribourg

 

RG : Et quand vous dîtes en communauté, c'était quoi exactement ?

 

MS : Enfin, c'était comme, on partageait les appartements. C'était l'esprit de l'époque. Il y avait une cuisine, on faisait la cuisine ensemble, et on préparait les tracts ensemble. C'était, enfin l'intérieur et l'extérieur, c'était des communautés qui étaient déjà des mini-groupes d'intervention

 

RG : Parce que dans votre livre vous dîtes que ce sont des îles au milieu d'un monde pourri

 

MS : Ah bon, je dis ça. D'accord

 

RG : La question c'est : est-ce que vivre en communauté comme ça est un geste culturel, social, ou est-ce que c'est déjà un geste politique ?

 

MS : Ah non, je pense... Peut être tout ensemble. Mais en tout cas, ce qui était inconcevable, c'est de répéter la même, structurellement, la même chose que nos parents. À l'époque on pensait qu'il y avait plus de liberté à vivre en communauté que de... Moi, ma hantise, c'était, parce que je pouvais faire le Staatsexam, je me rappelle très bien. Alors je m'étais renseignée. Avec Straub on avait justement réfléchi et tout ça. Alors en faisant le Staatsexam qu'est-ce qui se passe après ? Beh on devient professeur, on va dans la Forêt noire, je sais pas, dans une petite ville. Et pour moi c'était ça qui était absolument inconcevable. J'avais quel âge, vingt-trois ans, vingt-quatre ans. J'avais l'impression que ma vie ne pouvait pas se terminer là déjà

 

RG : Une vie de fonctionnaire ?

 

MS : Voilà, non. Et donc l'idée de la communauté c'était justement, on avait l'impression de commencer notre vie

 

RG : Et donc vous ne vouliez pas répéter

 

MS : Le schéma parental

 

RG : Le schéma familial de vos parents. Parce qu'à ce moment-là quels étaient vos rapports avec les parents ?

 

MS : Les rapports étaient pas du tout mauvais, mais je trouvais que c'était étriqué. C'était pour moi des cellules, chacun pour soi. C'était comme les familles allemandes, on écoutait beaucoup de la musique, c'était très chaleureux. Mais enfin chacun cultivait son petit jardin et si vous voulez, il n'y avait pas une énergie vitale très grande. En fait ce que je cherchais, c'était probablement une plus grande énergie

 

RG : Et toujours ce silence sur cette période de la guerre ?

 

MS : Oui. Enfin, ça a changé plus tard, quand je suis venue en... Ça c'était vraiment un abcès. Après je me rappelais des gens qui venaient. Mes parents ça allait apparemment, mais enfin bon les gens... J'avais un malaise parfois des parents, enfin, par exemple d'un ami. Pour moi c'est un souvenir très traumatisant que j'ai trouvé, quand ils parlaient, je sentais bien que c'était des anciens nazis. Et lui a dû le sentir aussi, et il s'est suicidé d'ailleurs

 

RG : Qui ça, pardon ?

 

MS : Mon premier amour. Donc mes parents fréquentaient ses parents, et quand le père parlait, ça me mettait très très mal à l'aise, parce que, obscurément, je sentais que c'était des propos nazi. Et lui c'était un garçon très malheureux. Qui s'est suicidé deux ans après. Donc c'était vraiment quelque chose qui dans les familles était irrespirable, à partir du moment où on a compris la monstruosité de la chose

 

RG : Et ce mouvement de protestation en '67, c'était en partie pour critiquer la politique de la génération des parents, c'est ça ?

 

MS : C'est plus compliqué

 

RG : Sans doute (Rires de RG) !

 

MS : Non mais parce que critiquer veut dire avoir un discours raisonnable, ou rationalisé, etc.. C'était pas le cas. C'était viscéral. C'était : plus jamais ça. Je me rappelle ma première manifestation, je sais pas, en '66 peut être. Il y avait Kissinger, à l'époque, qui était notre chancelier, Henry Kissinger, qui était parti de Baden-Würtenberg, qui faisait une visite à Zweibrücken, une petite ville, où on était, je sais pas, peut être deux ou trois copains qui étaient un peu, qui cherchaient un peu des arguments politiques. Il est venu, enfin tout était bien, reçu par le maire, il y avait des fleurs, il y avait de la musique, etc.. Et puis ce type là c'était un ancien nazi. Et donc on est allé dans notre petit village, en première ligne, et on avait crié : 'Kissinger ist ein fascist !'. Et j'ai trouvé que c'était très libérateur. Je me suis mise sur cette voie qui était libératrice pour moi. Et voilà, ça a commencé comme ça, par des... On sentait un carcan familial. Ce carcan familial était plombé par un silence. Et les gens, enfin les parents, ils voulaient plus s'engager dans quoi que ce soit, comme c'était l'époque du miracle allemand : on va vers plus de richesse. Enfin les préoccupations étaient de cet ordre-là. Et en même temps, on sentait que la moitié de la population a eu tout à fait d'autres fonctions quand ils étaient plus jeunes quoi. C'était un climat atroce. En plus il y avait la guerre du Vietnam. On était en Allemagne doublement concerné. Parce que vous connaissez le livre de Mitscherlich Le Deuil impossible

 

RG : Je ne sais pas

 

MS : Alexander Mitscherlich, un psychanalyste. Il avait écrit - c'était un ami d'ailleurs de Marcuse - un livre qui était pour nous à l'époque assez déterminant, ça s'appelait Le Deuil impossible. Où il explique qu'après la guerre, quand l'idéal nazi et Hitler étaient tombés en ruines, les Allemands, ce qui a été fait depuis, mais au lieu de faire un travail de conscience de ce qu'ils ont été et de leurs fautes, ils ont eu une identification immédiate avec les Américains. Parce que moi je me rappelle, quand j'étais petite, la présence des Américains. Bon, évidemment c'était les libérateurs, mais c'était aussi des gens qui avaient des cigarettes, des Milky Way, des voitures, qui étaient un modèle de richesse. Et tout le monde, enfin les Allemands, se calquait sur le modèle américain. Donc pour Mitscherlich le deuil était impossible, parce que pour le deuil il faut avoir une phase un peu de down et de désespoir. Alors quand on remplace un idéal par un autre immédiatement, on est un tout petit peu, on a manqué la maturité

 

RG : On fait pas le travail de mémoire

 

MS : Du deuil

 

RG : Et quand vous avez milité à Saarbrücken ou a Zweibrücken ou a Freiburg est-ce que vous avez eu des copains en particulier ? Parce que nous, par exemple, on travail sur l'Allemagne, on essaye de reconstruire les réseaux. Est-ce qu'il y a des noms qui vous viennent à l'esprit ?

 

MS : Oh là là... À Fribourg j'ai plus de noms. En plus vraiment j'ai une mauvaise mémoire. À Francfort, parce qu'on allait, les réunions importantes se passaient à Francfort. Et là, par exemple, il y avait Klaus Theweleit, qui a écrit ce livre formidable sur les fantasmes d'homme. Un sociologue qui était un personnage important dans le SDS. Il y avait K.W. Wolf, qui a maintenant sa maison d'édition. Il y avait Anders, qui a écrit un livre sur Adorno qui était... Donc c'était un peu les intellectuels du mouvement qu'on rencontrait là. Puis il y avait aussi Brigitte Heinrich, qui était après engagé avec la Bande à Baader, qui a été en prison, qui est morte. Bon, à cette époque-là il y avait pas encore Dany, après il y avait Dany. Bon puis il y avait une réunion, Dutschke était là. Et puis il y a eu une réunion qui était importante pour moi, où on avait à Francfort, donc notre groupe de Fribourg, ou un certain nombre, et ça se passait à Francfort. Il y a eu des leaders disons de '68 en France qui étaient invités pour nous raconter ce qui c'était passé en '68

 

RG : Et c'était quel moment ?

 

MS : Je pense que ça a dû être, il faut que je demande à mon copain Jean-Marcel Bouguereau

 

RG : Mais après mai-juin

 

MS : Oui, oui, en juin, enfin quelque chose comme ça je pense. Ou tout début septembre, enfin quelque chose de cet ordre là. Et là, il y avait un grand ami de Jean-Marc qui est intervenu, qui s'appelle Jean-Marcel Bouguereau, qui a fait le journal Action. Et qui nous a parlé des différents courants de '68. Et je me rappelle, je suis allée le voir après la conférence et on a discuté avec des copains allemands, etc.. Et il disait : 'Maren, tu fais romanistique, etc., tu devrais partir à Paris et voir'. Et Jean-Marcel m'a donné son numéro de téléphone et son adresse. Ça c'était mon premier contact à Paris. Quand je suis arrivée je crois en octobre, je l'ai contacté. Et à travers lui j'ai connu tout de suite Guy Hocquenghem, Henri Weber, enfin tous les chefs là des mouvements en France. Voilà. Et mon deuxième contact, parce que je travaillais déjà, alors je me souviens même pas pourquoi, j'avais un contact avec les Éditions Surkamp ( ?) en Allemagne, et qui avaient pris une option, si ma mémoire est bonne, sur un livre que André Glucksmann avait publié en '67, que j'avais lu, qui s'appelle Le discours de la guerre. Et qui m'ont chargée plus ou moins de contacter Glucksmann pour une éventuelle traduction

 

RG : Et vous l'avez contacté ?

 

MS : Oui, oui. Je l'ai contacté

 

RG : Il était comme à l'époque ? Parce qu'il a changé d'avis depuis

 

MS : Il était très beau (Rires de MS)

 

RG : Ah bon, tant mieux (Rires de RG) !

 

MS : Donc c'était un très bon contact. Oui, il était très beau, et il habitait Faubourg Saint Antoine. Et puis on a mis en place, c'est pas moi qui a traduit, j'aurais pas été capable, mais avec, on a fait un peu collectivement, en tout cas, la traduction

 

RG : De son livre sur la guerre

 

MS : Sur la guerre, oui, sur Machiavelli

 

RG : Donc vous vous êtes inscrite en faculté ?

 

MS : Oui, je me suis inscrite à la Sorbonne

 

RG : Pour faire quoi exactement ? Un doctorat, ou...

 

MS : Il fallait, je me rappelle plus trop bien, il fallait des équivalences d'abord, parce que c'était pas assez pour avoir l'autorisation pour faire des études en Français. Donc j'ai fait les équivalences. Et après j'étais inscrite à la Sorbonne, mais comme j'avais mes petits copains intellectuels, j'ai très vite compris... Donc j'ai fait un cursus à la Sorbonne, avec Le Goff, enfin des gens, mais j'allais surtout voir les cours de Roland Barthes

 

RG : Qui était où ?

 

MS : Qui était rue de Tournon

 

RG : Mais toujours à la Sorbonne ?

 

MS : Lui, c'était l'École Pratique des Hautes Études. Et puis il y a eu la création de Vincennes, de l'université de Vincennes. Et j'ai fait transférer mon dossier, donc j'étais inscrite à Vincennes. Et là c'était alors le lieu idéal de mélanger les études et la politique. Ils étaient tous là

 

RG : Vous avez travaillé avec un prof en particulier à Vincennes ?

 

MS : Alors j'ai suivi, je suis restée avec Roland Barthes. Mais j'ai suivi les cours de Deleuze, Lacan, Foucault, enfin tout ce que je pouvais. À l'époque c'était assez riche

 

RG : Et puis en ce qui concerne la vie militante, parmi tous ces mouvements, toutes ces tendances, vous avez eu une préférence ?

 

MS : Ah oui, je suis devenue maoïste

 

RG : Et comment ça, exactement ?

 

MS : Écoutez, je ne sais pas si c'était très... Bon, un, ça se passe toujours aussi comme ça, il faut pas croire que les gens quand ils sont jeunes ont un discernement... Donc voilà comment ça s'est passé. Mes amis, je suis devenue très amie avec André et avec Robert Linhart, les gens qui étaient donc dans le

 

RG : L'UJC(ml)

 

MS : Chez les maos, la GP

 

RG : Parce que c'était la GP à ce moment-là

 

MS : Oui, c'était la GP. Et comme j'étais quand même étrangère, et ça se voyait

 

RG : Ça se voyait ?

 

MS : Oui

 

RG : Comment ça ?

 

MS : Parce qu'ils m'ont toujours dit que ça se voyait. En Allemagne les, comment dire, les femmes étaient plus libres je pense. Parce que ici les militantes, dans les groupes maoïstes ou trotskistes, etc., c'est venu après qu'il y avait, qu'on parlait de la différence sexuelle, etc. Mais elles étaient militantes sur le mode masculin, complètement. Et moi, c'était pas tellement mon genre. Et je me suis faite critiquer d'ailleurs. J'ai dû faire des autocritiques parce que je mettais du rouge à lèvres ou parce que je mettais des décolletés. Enfin en Allemagne, quand on était féministes, on mettait pas de soutien gorge à l'époque (Rires de MS)

 

RG : Donc c'était les Françaises qui mettaient du rouge à lèvres ?

 

MS : Non, non

 

RG : C'était vous !

 

MS : En France, pour les militantes, c'était très mal vu de se maquiller

 

RG : Parce qu'il était question à l'époque à la fois de révolution politique et de révolution sexuelle

 

MS : Culturelle

 

RG : Donc pour vous quelle était votre approche sur la question sexuelle et culturelle ?

 

MS : Moi je pensais que les Allemands étaient en avance. Parce qu'il y a eu ce mouvement anti-autoritaire

 

RG : Parce que vivre en communauté...

 

MS : Nanterre aussi, bien sûr, c'est parti de là. Mais il y avait une vie en communauté. Et puis je pense dans les communautés, c'est vrai que les mœurs étaient assez libres. En France il y a pas eu de communautés. Enfin, il y en a eues une ou deux, mais pas de façon significative

 

RG : Pas à ce moment-là, plus tard peut être

 

MS : Mais nous on en a fait une après, de femmes, mais c'était plus tard, en '74

 

RG : Et où ça ?

 

MS : À côté d'où il y a 'Libération' maintenant, dans le troisième arrondissement. J'étais donc un peu en marge, parce que j'avais pas vécu l'avant-'68 aussi. Les maoïstes, ça me convenait. De un, parce que j'avais des amis qui étaient maoïstes, c'était par affinité. Deux, qu'ils avaient décidé à ce moment-là et sur le plan militant, parce qu'ils ont créé le Secours rouge. Le Secours rouge c'était ce qu'ils appelaient l'élargissement démocratique de la Gauche Prolétarienne, donc il y avait dans tous les quartiers les gens qui voulaient pas être maoïstes, staliniens, etc.., ils pouvaient faire un travail démocratique dans leur quartier. Et moi j'étais dans le Secours rouge du cinquième arrondissement, c'est là que je vivais à l'époque. Et on était donc, on avait une double appartenance. On allait aux réunions de la Gauche Prolétarienne, donc on avait des consignes précises. Mais en même temps on était un peu mêlé à la population de notre quartier

 

RG : Et donc vous avez défendu quelles causes ? La question des immigrés ou les questions d'arrestations...

 

MS : Oui, par exemple à Saint Médard ça s'appelle, il y avait des foyers d'immigrés. À gauche et à droite de la rue Mouffettard, il y avait plusieurs foyers d'immigrés. Donc on est intervenu pour cela. On est intervenu parce que la Gare d'Austerlitz faisait un tout petit peu partie de notre rayon, donc on a fait des interventions, enfin des actions avec les cheminots de la Gare d'Austerlitz. Et moi j'étais toujours utilisée, ou je me proposais, comme une informatrice. Comme je ressemblais un peu à une étrangère, c'était pratique. C'est-à-dire les gens ne pensaient pas que j'étais militante, je mettais une petite fourrure ou un truc comme ça. J'avais pas le look

 

RG : Le look d'une militante de gauche ?

 

MS : Et puis ils ont créé ce journal militant 'J'accuse'. Donc sur le plan militant c'était le Secours rouge, sur le plan de la presse donc il y avait le journal de la GP

 

RG : C'était plus Le Cri du peuple ?

 

MS : Non, c'était juste après, oui. Comment ça s'appelait le journal de la GP... ?

 

RG : Oui, ça s'appelle J'accuse à un moment

 

MS : Non, non. Il y avait les deux. Il y avait le journal militant très dur, qui s'appelait La Cause du peuple

 

RG : Ah oui, La Cause du peuple, pardon

 

MS : Et puis il y avait un journal qui était dans la mouvance de l'élargissement démocratique, qui s'appelait J'accuse. Alors dans ce journal, c'était un journal assez grand public. Parce que La Cause du peuple c'était un journal théorique avec des positions très tranchées, très militant. Et J'accuse, ils avaient réussi à intéresser des journalistes, par exemple du Nouvel Observateur'ou du Monde, qui trouvaient que leur journal ne rendait pas assez compte des luttes. Et c'était un très bon journal. Foucault par exemple écrivait dedans, Glucksmann était rédacteur en chef, il y avait François (inaudible 41:36). Il y avait Michèle Manceau qui venait du Nouvel Observateur'. Donc c'était de belles signatures. Mais c'était dans l'esprit que les intellectuels descendent de leur piédestal et qu'ils aillent voir ce qui se passe. Pour ce qui concerne Foucault, dans les prisons. Nous, on avait fait comment ça s'appelle, le textile qui était menacé dans la Moselle, qui a maintenant complètement disparu, (inaudible 42:10) voilà. Donc il y avait le scandal du Joint français. Là c'était un peu l'époque des séquestrations. Donc il y avait un peu un détachement militaire de La Cause du peuple qui faisait les actions, et nous, on était les passeurs

 

RG : Mais quand vous dîtes 'nous', à part Glucksmann, c'était qui ?

 

MS : Là les noms que j'ai donné, par exemple Francis (inaudible 42:40), Michèle Manceau, et d'autres, Foucault, voilà. Donc on était dans cette... Et ce qui d'ailleurs a donné un peu après l'impulsion pour Libération

 

RG : D'accord. Et est-ce que vous avez gardé vos contacts avec les militants en Allemagne ?

 

MS : Oui. Parce que en fait c'était ma fonction, a toujours été celle-là

 

RG : De passeur

 

MS : De passeuse

 

RG : Oui, pardon (Rires de RG et MS)

 

MS : Donc évidemment oui, j'avais des contacts. J'allais régulièrement à Berlin, à Francfort. J'allais aussi accompagner les amis intellectuels français pour contacter, enfin pour prendre contact et pour discuter avec les militants allemands. Bon les hommes, et puis les femmes aussi. Donc il y avait à ce moment-là une très grande, des interférences qui étaient fortes

 

RG : Parce que vous parlez dans votre livre de votre contact avec Andreas Baader et Ulrike Meinhof

 

MS : Oui. Ça c'était par exemple, les réunions à Francfort, ils y étaient. C'était des militants comme, des étudiants engagés comme les autres. Et après il y a eu en '68 l'incendie du supermarché, qui était leur action pour protester contre la société de consommation, où il y a eu des dégâts matériels. Et depuis ils étaient, on les cherchait. Ils étaient recherchés par la police à partir de ce moment-là. Et nous, en France, en '69-'70 on vivait dans une toute petite communauté, on était trois, dans le cinquième, rue Monge. Avec Jean-Marcel Bouguereau justement. Intellectuellement on s'est un peu séparé, parce que lui, il était resté dans l'action, et après il était plus syndicaliste que moi. Donc il a fait les Cahiers de mai, etc.. Et puis moi je m'étais plus approchée de Glucksmann. Je me rappelle j'avais fait une interview avec Sartre, parce que la Gauche Prolétarienne avait besoin d'argent et le Spiegel'était d'accord pour payer très cher un entretien avec Sartre. J'ai pensé à ça tout à l'heure, parce que je l'ai fait et j'étais très très fière de moi, évidemment. Et après, quand je suis rentrée, j'ai vérifié et la belle machine à enregistrer n'avait pas marché ! Alors ça c'était absolument une catastrophe. Il était adorable, je l'ai appelé, je lui ai dit : 'Écoutez, excusez-moi, j'ai complètement foiré', 'Ça fait rien, on va refaire ça', etc. (Rires de RG et MS). À tous les niveaux, on essayait de mettre à profit les relations franco-allemandes. Donc on avait, Jean-Marcel et André d'ailleurs parlent très très bien l'Allemand. Et il y avait aussi un camarade philosophe allemand qui habitait là, donc on était trois. Donc c'était devenu, pour les militants français aller en Allemagne et loger dans une communauté, ça posait aucun problème, parce qu'il y avait beaucoup de place. En France c'était vraiment un problème de place, c'est-à-dire les gens vivaient dans deux pièces, nous on avait trois minuscules et pour accueillir les amis allemand c'était beaucoup plus difficile. Mais enfin, en tout cas, notre  petite structure était un peu désignée comme le contact possible en France, à Paris, où tout le monde parlait allemand, on était d'accord pour rajouter un matelas, et voilà. Et Andreas et Gudrun sont venus nous contacter. Bon beh vous connaissez, on a essayé de leur trouver un logement, c'était l'appartement de Régis Debray. Et ils étaient trois : donc Gudrun, Andreas et Thorwald Proll. Qui à ce moment-là, pendant ce mois, ou deux mois qu'ils ont vécu à Paris, a décidé de se choisir un autre destin que celui de ce qu'on appelait la Bande à Baader, la Fraction Armée Rouge. Et donc il les a quitté

 

RG : Et pourquoi ?

 

MS : C'était certainement une influence française. Parce qu'il y avait à Paris à ce moment-là les groupuscule très sectaires, il y en avait de plus en plus avec des scissions, des divisions. Mais quand même un des grands inspirateurs de '68, c'était Guy Debord et les Situationnistes, Vaneigem, etc.. Donc le troisième, Thorwald, a commencé à lire des textes des Situationnistes quand il était ici à Paris et il a trouvé que c'était sa voie

 

RG : Lequel ?

 

MS : Le troisième, qui les a quitté. Donc il restait Gudrun et Andreas, qui de Paris sont partis à Rome pour prendre des contacts avec les Brigades rouges

 

RG : Et pourquoi vous pensez qu'ils ont pris cette direction ?

 

MS : D'engager la lutte armée ?

 

RG : Oui, vers la lutte armée

 

MS : Pour des raisons paranoïaques je pense 

 

RG : Non, mais sérieusement

 

MS : Je suis très sérieuse (Rires de RG et MS). Bon lui il était très mégalo, Baader. Il voulait organiser la lutte armée en Europe quoi. Donc ils avaient pris contact avec les Brigades rouges. Ils avaient pris contact ici avec les maoïstes, qui avaient donc ce détachement un peu militaire, les Nouveaux Partisans ça s'appelait. Et en France ça n'a pas marché. Grâce à la présence des intellectuels : Foucault, etc., qui était très respecté, qui était engagé. Quand il y avait des orientations à prendre la direction de la GP - Sartre aussi était avec la GP, avec les maoïstes - on leur demandait conseil. Donc ils ont tous, Foucault en tout cas... Bon, Sartre a fait des choses après, il est allé à Stammheim. Foucault aussi, il est allé à Berlin, à Heidelberg, pour protester contre les conditions de détention

 

RG : À un moment, quand Sartre est allé en Allemagne, il a défendu la violence

 

MS : Il était sur les mêmes positions que Genet

 

RG : Qui étaient lesquelles ?

 

MS : Jean Genet, qui avait fait un éditorial dans Le Monde, où il justifiait parfaitement la violence

 

RG : Parce que j'ai parlé par exemple à Olivier Rolin, qui était dans ces Nouveaux partisans, ou Nouvelle résistance. Et lui il raconte, il m'a donné un article qu'il avait écrit, sous un autre nom. Qui explique que les Français, même ceux de la GP, n'ont pas fait de la violence, pour un certain nombre de raisons. Y compris le fait qu'ils étaient des normaliens et des philosophes, et les philosophes normaliens ne faisaient pas de violence

 

MS : Mais je vous dis à peu près la même chose ! Sauf que les philosophes peuvent aussi perdre la tête (Rires de MS)

 

RG : Exactement ! Oui, alors vous n'avez pas perdu la tête, c'est ça ?

 

MS : En tout cas, non. Il y a eu discussion si il fallait s'engager dans la lutte armée ou pas. Il y avait à l'intérieur de la Gauche Prolétarienne des partisans de la lutte armée, qui voulaient faire comme la Bande à Baader. Mais il y avait une majorité de philosophes, et à l'intérieur de la Gauche Prolétarienne et à l'extérieur, parce que Foucault en faisait pas partie, qui était un peu le parrain très respecté. Je me rappelle, la phrase était que quand il y a action militaire, elle doit refléter la volonté du peuple. Donc c'était pas exclure

 

RG : Et vous aviez conscience que le peuple n'était pas pour la violence, ne vous soutiendrait pas

 

MS : Donc on a décidé qu'il y aura pas une lutte armée européenne orchestrée par la Fraction Armée Rouge allemande. Donc ça c'était très net. Les actions qui ont été menées, on peut pas dire que c'était pas violent, parce qu'une sequestration c'est quand même aussi, même c'était dans un contexte... Et ça c'était peut être probablement vraiment la différence intrinsèque entre les Allemands et le Français. C'est-à-dire en France on pensait à ce moment-là, et puis il y a eu une grève générale quand même en '68, on pensait en général, enfin les militants, qu'on pouvait faire confiance au peuple. C'est un peuple qui avait résisté au nazisme, etc.. En Allemagne, on pensait plutôt qu'on pouvait pas du tout faire confiance au peuple, à cause de l'histoire. Et aussi je me rappelle, j'avais écrit un truc à l'époque quand Helmut Schmidt était chancelier : nous avons eu la chance d'avoir eu en Allemagne deux ou trois chanceliers - Willy Brandt était exemplaire, et Helmut Schmidt aussi - qui étaient plus éclairés que le peuple. C'est-à-dire ils ont pris des décisions, enfin Willy Brandt a fait ce geste symbolique en s'agenouillant à Varsovie. Dans les discours de Helmut Schmidt, c'était beaucoup plus éclairé que la majorité du peuple allemand. Donc il y a pas eu de solidarité du peuple allemand à la Bande à Baader, il y en a pas eu. Enfin, ponctuellement quelques ouvriers, mais bon. Donc c'était une lutte armée qui était séparée du peuple

 

RG : Mais eux ils étaient conscients que le peuple ne les suivait pas et qu'il fallait être en quelque sorte une avant-garde ?

 

MS : Oui, oui, c'est ça. Ils ont pensé plus ils faisaient de la surenchère de la violence, plus ils allaient radicaliser le peuple. Grossomodo

 

RG : Et il y avait quand même certaines personnes dans la GP qui étaient pour la violence sur ce modèle-là ?

 

MS : Oui, oui, il y avait ça

 

RG : Mais qui ont été mis en minorité ?

 

MS : Absolument

 

RG : Et à ce moment-là ils se sont tus ?

 

MS : Ils se sont pliés, mais ils étaient déjà un peu... Bon, la GP a été dissoute en '74 je crois, mais enfin bon c'était déjà quand même assez bancal deux ans avant

 

RG : Et vous avez un souvenir des luttes à Lip ?

 

MS : Ah oui, très bien. Donc en ce qui me concerne, il y avait, créée par les maos toujours, dans le registre où on pensait que c'était le mien, donc genre passeuse, ils avaient créé une agence de presse Libération.  Qui était parallèle à l'Agence Presse France, l'AFP, qui était installée rue de Bretagne. Et on était là des militants qui tous les jours publiaient un petit bulletin. Donc en France ça voulait dire qu'on avait les informations des militants dans les différentes usines, ou les paysans, ou des quartiers. Et on publiait tout ce qui reflétait des luttes qui se passaient en France et on avait des contacts avec l'étranger. Et moi notamment avec l'Allemagne, pour publier dans un bulletin des manifestations d'étudiants, des grèves qui se passaient en Allemagne. Et ça, ça a duré pendant deux ans. Donc ces bulletins on les distribuait dans les différentes rédactions, et c'était assez apprécié. Les journalistes se sont rendus compte en effet qu'il y avait des censures ou mini-censures pour parler de ce qui se passe à la base. Et cette agence était la base du journal Libération

 

RG : Et donc vous avez travaillé là-dedans ? À la fois dans l'APL et dans Libération

 

MS : Voilà. Donc il y avait une partie des journalistes, enfin je sais pas si on était des journalistes, en tout cas des gens qui faisaient ce travail-là, donc c'était essentiellement des mao, avec Jean-Claude Vernier, il y avait Sartre. Donc cette idée de créer un journal Libération, en élargissent le cercle purement mao à une tendance qu'on appelait à l'époque Vive la Révolution !, VLR. Donc Philippe Gavi, la vie quotidienne, plutôt la révolution culturelle. Donc il y avait ce mix, révolution maoïste politique, et révolution culturelle, qui était une des composante des événements de '68. Et c'est ça ce qui a donné Libération. Et Libération... Alors moi j'ai été pour l'international, enfin européen disons, avec les contacts que j'avais en Allemagne, un peu en Italie. Donc je faisais ça. Et à l'intérieur du journal on a crée une page femmes et qui correspondait... Parce que la thèse de July était : 'Vous êtes pas des journalistes, vous êtes que l'écho, vous faites l'écho du peuple, vous êtes l'écho du peuple, vous êtes là, vous transmettez ce que le peuple vous a enseigné'. C'était l'esprit. Et en fait le journal devrait être fait par les ouvriers, les paysans, etc.. Sauf que les paysans, les ouvriers, ne venaient pas au journal. Et dans ce même esprit, je disais, devrait être fait par les femmes en lutte. Et les femmes en lutte venaient au journal tous les mercredi (Rires de MS), et ça créait un peu le bordel

 

RG : Pourquoi le bordel ?

 

MS : Parce que c'était une présence populaire, de quartier, où des femmes... À l'époque c'était l'avortement, etc.. Donc cette grande invitation que July avait faite, que c'est pas une tour d'ivoire une rédaction de journal, il faut que ça soit perméable, ouvert, etc.. En effet, tous les mercredi après-midi j'ai invité les femmes qui avaient des choses à dire

 

RG : Mais il y avait aussi des femmes du MLF ?

 

MS : Oui, bien sûr. Tous les mercredi on avait une réunion et chacune disait ce qui c'était passé dans son quartier ou où en était la méthode Karman - à l'époque c'était ça pour l'avortement - etc.. Donc c'était très démocratique

 

RG : Et vous avez eu quelques contacts avec des féministes en particulier ?

 

MS : Moi j'étais avec un peu toutes les féministes, mais moi j'étais plus proche de Antoinette Fouque et la Psychanalyse Politique

 

RG : Psyche et Po ?

 

MS : Oui. Et donc là la grande, Lip c'était en '73. Donc le journal existait mais un peu en peine. Et donc ça avait commencé au mois d'avril, si ma mémoire est bonne, les luttes de Lip. Et nous, on avait décidé de faire un spécial Lip en août '73. Et là le spécial Lip on l'a fait, donc Libération spécial Lip. Et là tout le monde était, c'était intéressant parce que c'était un peu la... Bon, Pierre Victor, qui était le chef des maos, s'était déplacé pas mal. Ceux qui avaient vraiment la parole c'était plutôt la CFDT, Piaget. Et on était, nous je crois que c'était un bain de compréhension, en tout cas pour moi quoi. Enfin je crois que pour les autres aussi. C'est-à-dire là par exemple c'était complètement exclu, vu l'esprit dans lequel ils étaient, de tenter quelque chose qui ressemblerait à une action violente. Donc on était très présent, on a collé des affiches, on a participé aux assemblées générales, etc.. Mais c'était moins hystériquement maoïste

 

RG : Je vois. Mais est-ce qu'il y avait un sentiment à l'époque que vous avez passé des années à essayer de faire, de re-mobiliser les ouvriers, le peuple... Et puis maintenant, ils se sont mobilisés sans vous ?

 

MS : Oui, bien sûr. Et bien mobilisés. Dans une voie qu'on peut appeler moyenne. De negotiation, de discussion, de respect du travail, de tradition de cette horlogerie-là. Pour nous c'était... Moi j'étais logée chez un cadre, j'ai oublié son nom, c'était absolument formidable. Parce qu'on était deux à coucher chez lui, à dormir chez lui, et il nous avait... Cette fierté ouvrière de faire... C'était le quartz qui était arrivé, d'utiliser les nouvelles technologies mais en même temps ne pas abandonner le travail traditionnel, etc.. C'était vraiment très bien. Et moi, ça m'a réconfortée. Bon, les Allemands, ce qu'on disait tout à l'heure, peut être on avait plus que ça aurait été de raison, une admiration pour le peuple français. Parce que pour nous le peuple français avait résisté aux Allemands, aux nazis Et là j'ai trouvé un échantillon d'ouvriers cultivés, amoureux de leur travail, respectueux des autres. Formidable. J'ai beaucoup aimé

 

RG : Mais est-ce que vous avez eu le sentiment, en tant que maoïste ou militante de Libération, que vous avez fait votre travail, ou plutôt qu'ils ont fait votre travail pour vous, et que vous, vous n'aviez plus rien à faire

 

MS : Pour moi, en plus c'était le mois d'août, j'étais un peu seule, moi ce que j'avais à faire, c'est ce qui était dans mes moyens. C'était de faire ce numéro spécial de 'Libération'. Donc d'être là on peut dire plus reporteur et journaliste que militante

 

RG : Et est-ce que vous avez fait un reportage sur le Larzac ?

 

MS : Pas moi personnellement. Mais c'était Patrick qui... Il y avait à Libération des gens qui avaient comme ça leur engagement pour des raisons personnelles aussi

 

RG : Mais pour revenir à vos amis allemands, comment est-ce que vous avez reporté les actions violentes de la Bande à Baader, etc. ?

 

MS : Reporté comment ? Comment je l'ai ressenti ?

 

RG : En l'appréciant, en le critiquant ? Parce que vous avez expliqué qu'il y a eu une sorte de divergence entre ceux qui ont pris la voie

 

MS : L'exil quoi, enfin qui se sont mis à côté

 

RG : Ceux qui, vous avez pris la voie Secours rouge, APL, Libération, plutôt

 

MS : Que la lutte armée

 

RG : Mais comment vous avez reporté dans Libération les gestes, les actions de ceux qui ont choisi la lutte armé ? Grossomodo, vous étiez d'accord ou pas d'accord ?

 

MS : Écoutez, c'est pas du tout pour, enfin le possible. C'est-à-dire à mon avis ce qui...  C'est pour ça que j'avais écrit le livre après. J'ai toujours dans les réunions essayé d'insister sur la particularité allemande. Et ce qu'on disait tout à l'heure de la révolte retenue parce qu'il y avait pas matière de se révolter contre les parents, puisqu'on était pas au courant, etc. ... Et aussi le deuil impossible, pour d'autres raisons que... Enfin, il y avait quelque chose de, un désespoir accumulé qui évidemment, ils étaient déjà marginalisés, mais ils ont été aussi tellement rapidement diabolisés et marginalisés par la repression policière

 

RG : Et par le public

 

MS : Et par le public, que moi j'avais une théorie assez tôt, qui était : ils étaient dans une pulsion de mort. Et la pulsion de mort était plus forte que la pulsion de vie. Ils se sont mis dans cette spirale pour ne pas continuer à être des enfants de l'Holocauste. C'était ça ma, c'est ça ce que je pensais. Donc cette surenchère du désespoir et de l'explosion violente. Et si on prend comme ça, en termes psychanalytiques, ils avaient perdu la notion du symbolique. Et par le language, alors que bon c'est triste, parce que c'est une, moi j'aime beaucoup la langue allemande, il y a beaucoup de possibilités de garder une belle langue. Leur langue est devenue une langue de marteau, enfin un choix complètement marxiste-léniniste d'ailleurs, sans aucune nuance. Ils s'étaient mis intellectuellement dans un moule, et donc ils avaient à ce niveau-là perdu la notion du symbolique. Et aussi je pense, j'aurais préféré que ça soit comme, par exemple quand ils ont tué Schleyer, je pensais que j'aurais préféré que ça soit comme Isaac, vous voyez que Dieu ne demande pas un sacrifice humain, donc on peut mettre quelque chose de symbolique à la place du sacrifice. C'est comme ça que s'est faite l'humanité. Ils avaient perdu cette notion-là. Écoutez, quand vous avez, moi je me rappelle, j'ai vu des choses dans les photos dans la cave de mes parents, quand on voit les bébés arrachés des ventres des femmes par les nazis, quand on voit les squelettes accumulées, etc., il y avait plus de notion du symbolique. Donc il y avait un héritage de l'absence de dimension symbolique qu'ils ont quasiment continué en miroir. Mais ça, bon, c'est quelque chose qu'ils ne savaient pas. Ils étaient un peu en miroir avec cette horreur

 

RG : Ils ont répondu à l'horreur par l'horreur

 

MS : Voilà. Comme ils disaient par exemple, moi je me rappelle – Jean-Marcel a tout gardé, moi j'ai rien gardé, mais – le terme c'était la guerre de l'État, la guerre contre la guerre. Alors qu'ils étaient peut être cinquante. Mais ils pensaient ça, dans une dualité d'affrontement

 

RG : Bon, pour revenir à des choses un peu moins difficiles. Votre parcours : vous êtes restée à Libération jusqu'à quand ?

 

MS : Jusqu'à '75. Parce qu'il y a eu, donc on faisait la page femmes, c'était bien, dans l'esprit révolution culturelle pour faire court. Et puis il y a eu la révolution des œillets au Portugal, en '74. Et ce qu'on lisait dans la presse de cette révolution, beh moi je trouvais ça formidable. Et on était plusieurs à trouver ça formidable. Et on a demandé à la rédaction en chef d'aller voir. Et la rédaction en chef, à l'époque, trouvait que c'était pas une révolution prolétaire, donc c'était pas la peine d'y aller. Et on est allé quand même, à deux, un journaliste, Pierre Audibert il s'appelle, et moi. Donc on est parti à Lisbonne et on a envoyé des papiers de reportage sur ce qui se passait à Lisbonne. On avait rencontré Otelo, on avait rencontré les uns et les autres, et c'était une belle révolution ! Et donc on est resté deux mois je pense. On nous a prévenus qu'il y avait une réunion importante à Libération, donc on est rentré, c'était en '75. On était déjà revenu et reparti, parce que ça a duré un petit moment. Et là je me rappelle, Dany était venu, Glucksmann, il y avait des gens qui trouvaient que c'était quand même un événement important

 

RG : À Lisbonne ?

 

MS : Oui. Et au retour, au deuxième retour, il y avait cette réunion. Et ça c'était la première scission dans Libération, où on était six je crois, six ou sept à partir

 

RG : Parce qu'ils avaient mal compris la révolution à vos yeux ?

 

MS : Ils nous ont demandé une autocritique, ils ont trouvé que nos papiers étaient trop complaisants avec les militaires. Enfin bon, des choses comme ça. En tout cas on était pas content, et d'autres n'étaient pas contents pour d'autres raisons. Donc il y avait ce qui arrive toujours, il y avait des conflits internes et ça s'est soldé par une démission d'une partie de l'équipe. Mais pas seulement pour la question de la révolution des œillets, il y avait d'autres raisons de pouvoir interne, des choses répétitives quoi

 

RG : On dit de temps en temps que c'était un milieu un peu macho là-dedans

 

MS : Ah oui, oui. Mais il y avait ça aussi. C'est pour ça qu'on était, moi j'avais déjà envie de claquer la porte à un moment donné. On avait fait une rubrique, vous vous rappelez, à l'époque c'était Benoîte Groult qui commençait à vouloir faire un dictionnaire du féminin. Et on commençait à savoir lire disons où il y avait du machisme à l'intérieur du langage. Ça s'appelait des insultes sexistes qui étaient relevés dans la publicité, etc.. Et nous on avait publié qu'on avait une rubrique des insultes sexistes, donc il y en avait chaque semaine. Et puis on avait décidé de faire aussi une rubrique insultes sexistes à l'intérieur de Libération (Rires de MS). On en a recueillies un certain nombre, alors là ils étaient pas contents. Il y a un moment où le maquettiste, quand il a fait la maquette de cela, qui était un type assez... Il a voulu me casser la gueule. Alors j'ai dit : il faut appeler le patron. C'était July. Et s'est parti en queue de boudin

 

RG : Et pour la suite vous avez continué dans le monde de l'édition, du journalisme ?

 

MS : Ensuite j'avais envie de faire un retour à la faculté. Donc je suis retournée à Vincennes et j'ai commencé à travailler avec Hélène Cixous, qui avait créé le département d'études féminines. Et ça m'avait beaucoup intéressée. Parce que d'abord c'est quelqu'un que j'estime énormément. Donc Hélène faisait, à sa manière, une relecture des oeuvres et de fiction et de documents et de psychanalyse, etc., sous le regard : comment se manifeste la différence sexuelle, grossomodo. Donc je suis resté avec elle, j'ai travaillé avec elle pendant trois ans, jusqu'à '78

 

RG : Vous avez publié des choses ?

 

MS : Oui, oui. Dans les revues allemandes j'avais fait des choses. C'était aussi le moment de l'écriture féminine. Donc elle avait incité un peu tout le monde, elle disait que pour les femmes c'est important d'écrire. J'avais déjà écrit un romans, mais que j'ai pas réussi à publier, en '73, quelque chose comme ça. Et là j'ai commencé à écrire en français, un peu sous son inspiration on peut dire. En fait c'est là que les passages un peu poétiques disons dans Mourir d'absence sont nés. Et d'être dans ce contexte-là, ça m'a... D'abord, c'est pourquoi je suis reconnaissante, énormément, parce qu'elle avait vraiment une façon de lire un texte de près, ça m'a toujours toujours servi depuis dans mon métier. Et ça m'a donné un rapport à l'écriture, à ma propre écriture. C'était quelque chose qui était un peu enseveli, mais je crois que tout le monde était un peu d'accord qu'on avait besoin d'un petit bain d'intelligence après toutes ces années de militantisme. Donc mon bain d'intelligence, c'était les cours avec Hélène

 

RG : Et quand vous avez publié Mourir d'absence, cet homme de fer, l'amant juif, c'est une invention ?

 

MS : Non

 

RG : C'est pas une invention ?

 

MS : Non

 

RG : Parce que longtemps j'ai cru que c'était vrai, puis à un moment vous dîtes que c'est une invention

 

MS : C'était une réalité mise en fiction on peut dire

 

RG : Et c'était pour retravailler cette question ?

 

MS : Oui, bien sûr, par rapport à la Shoah

 

RG : De la responsabilité allemande

 

MS : Il faut dire que c'était une sorte d'apprentissage par la chair, enfin le corps pas la chair, dans son propre corps, ce que ça a pu être comme souffrance. Enfin difficulté de communication entre les juifs et les Allemands. Avec André et puis avec Robert aussi, enfin des gens qui pouvaient pas du tout retourner en Allemagne. Et, comme j'avais peut être de par un aveu de culpabilité, après évidemment les Allemands on fait un formidable travail, mais à l'époque c'était assez nouveau, rendre possible quelque chose qui de par l'histoire ne l'était plus. Donc c'était un peu ça. Et puis c'était aussi, on était sous le choc de Stammheim à ce moment-là

 

RG : Est-ce que pour vous il y a eu une réconciliation avec l'Allemagne, avec les parents, avec l'histoire de l'Allemagne ? Parce que je note qu'au début de chaque chapitre vous citez en Allemand des grands poètes, des écrivains allemands

 

MS : Ça c'est quelque chose qui me plait encore aujourd'hui, je l'ai jamais relu, mais c'était vraiment un très joli moment. Parce qu'à l'époque je ne parlais plus Allemand, je voulais plus parler Allemand. Pendant six ans, à peu près. Sauf quand j'allais en Allemagne, mais en Allemagne je me faisais passer pour une Française. J'avais vraiment quelque chose, un rejet, jusque dans la langue. J'étais à Bayreuth pour l'opéra de Wagner avec Boulez et Chérau, donc c'était cette époque-là, '77, ou '78, je suis allée deux années de suite. Et j'avais les épreuves de Mourir d'absence. Et sur les épreuves il y avait pas ça. Et tout d'un coup un après-midi, parce qu'autrefois j'aimais beaucoup, encore maintenant, apprendre des poésies par cœur, etc.. Un après-midi je me suis mise à rendre, enfin ouvrir ma mémoire, et c'est des phrases, j'ai pas vérifié une seule, mais elles sont toutes correctes. Mais c'était mon inconscient allemand, c'était le condensé de mon inconscient allemand que j'ai exprimé là, mes plus chers poètes. Après j'ai retrouvé la langue allemande, avec beaucoup de plaisir. Mais c'était six ans de boycott

 

RG : Parce que pendant ce temps-là, vous êtes pas rentrée en Allemagne ?

 

MS : Si, si

 

RG : Enfin sauf pour des visites militantes, bien sûr, mais pour aller voir vos parents ?

 

MS : Oui, pour voir mes parents. Bon j'allais, mes parents c'était évident qu'il fallait que je voie. Quand je voyais, je travaillais pour un éditeur allemand, à Berlin, (inaudible 1:21:16), où j'allais. Bon, on était tellement politiquement sur la même longueur d'ondes, donc ça allait, avec des gens qui étaient complètement dans la même sensibilité, le même horizon. Mais la quotidienneté allemande, le peuple allemand, le métro, machin, etc., enfin le bus, je ne supportais pas, l'Allemand commun. Mais ça c'est revenu, là, à cette époque là

 

RG : Deux petites questions de plus, sur votre parcours personnel. Parce que vous avez vécu en communauté, mais est-ce que à un certain moment vous êtes revenue à une vie plus bourgeoise ?

 

MS : Oui, maintenant oui

 

RG : Je vois (Rires de RG et MS) ! Mais à quel moment si j'ose demander ?

 

MS : On a vécu en communauté... Donc on avait créé une communauté allemande, de femmes allemandes. Enfin, c'était l'initiative, c'était deux copines, Dorothée, Anna et moi. On avait trouvé un appartement rue Franche-Comté où il y avait cinq pièces, une cuisine commune. Et on était cinq, deux Françaises et trois Allemandes, dans cette communauté

 

RG : C'était à quel moment ça ?

 

MS : Et c'était donc après le départ de Libération, donc en '75. Jusqu'à '79. Quand même ! Quatre ans. Après j'ai vécu avec une amie pendant deux ans. Alors ça c'était plus une communauté. Et après j'ai connu mon mari. Mais j'avais déjà été mariée une fois avant, avec un Français qui d'ailleurs a partagé cette petite communauté avec Jean-Marcel Bouguereau, rue Monge. C'était mon premier mari. J'ai complètement oublié le café là ! Qu'est-ce que je fais ? Tu peux pas nous donner un café Georges ? Ça serait formidable

 

RG : Quand vous revisitez cette période-là, fin des années soixante, début des années soixante-dix, quels sont vos sentiments ? De joie, de peine, c'était une période d'apprentissage ou d'éveil ?

 

MS : Il y a la notion d'intensité, ça c'est sûr. Et peut être quelque chose en moi cherche l'intensité. Parce que quand j'étais tellement horrifiée par l'idée de passer le reste de ma vie comme professeur, j'ai une curiosité, donc probablement j'ai cherché des choses intenses. J'ai un fort sentiment de l'injustice, que j'ai complètement gardé. J'ai aujourd'hui de la même façon, j'ai envie de me mobiliser quand j'ai l'impression qu'il y a une très grande injustice qui est faite

 

RG : Comme au Tibet ?

 

MS : Comme au Tibet par exemple. Donc ça c'est quelque chose qui reste, qui est parfaitement intact. Ce qui est peut être narcissiquement agréable, c'est que c'est une génération qui a partagé des choses et qui ne s'est pas perdue de vue. Enfin pour moi, c'est évident que c'était une famille collective. Comme j'avais pas de liens familiaux en France, il y avait des liens d'amitiés qui étaient quasiment familiaux. Et que ces gens-là, qui ont tous vieilli de la même façon, je suis assez attendrie, quand justement il se passe quelque chose de grave, comme au Tibet, il suffit de passer un coup de téléphone et c'est bon. Et ça c'est bien

 

RG : Oui, c'est très bien. Bon, je vous remercie, on a très bien travaillé