Jean-Marc Salmon

name of activist

Jean-Marc Salmon

date of birth of activist

23 February 1943

gender of activist

M

nationality of activist

French

date and place of interview

Paris,  16 April 2008

name of interviewer

Robert Gildea

name of transcriber

Alice Moscaritolo

  

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RG : Bon monsieur, je vais vous demander, s'il vous plaît, votre nom et date et lieu de naissance pour commencer

 

J-M S : Oui, alors, Jean-Marc Salmon, je suis né à Alger le 23 février 1943

 

RG : Et est-ce que vous pouvez me dire quelque chose sur votre famille ?

 

J-M S : Oui, bien sûr. Mon père était dans les affaires, il a réussi à prendre en main une société qui faisait du transit, c'est-à-dire d'accepter de dédouaner les marchandises sur le port. Et puis, à partir de là, il a monté une société de transport et de déménagement, et puis il a aussi monté une succursale d'une grande chaîne française de meubles sur l'Algérie. Il a commencé à faire un peu d'immobilier quand la guerre est arrivée. Donc on est parti un an avant la fin de la guerre d'Algérie, on a dû partir en '61

 

RG : D'accord, on va revenir à ça. Votre mère, elle était à la maison ou elle travaillait ?

 

J-M S : Elle était à la maison

 

RG : Et vous avez eu des frères et sœurs ?

 

J-M S : Bien sûr, j'ai eu un frère qui a un an moins que moi, il s'appelle Claude

 

RG : Et puis vos parents étaient comment du point de vue politique et religieux ?

 

J-M S : Alors là, c'est une histoire extrêmement compliquée, parce qu'on est dans une situation coloniale. Ma mère est catholique, mais son père est kabyle et sa mère est espagnole, et mon père est juif. Donc je n'ai pas été élevé religieusement

 

RG : Donc il y avait pas de vie religieuse dans votre famille

 

J-M S : Non, non. On fêtait Noël, mais comme tous les enfants, voilà

 

RG : Mais pas les fêtes juives ou quoi que ce soit ?

 

J-M S : Non, non

 

RG : Vous pensez que ça a eu une importance culturelle quand même, ou sociale, ou politique ?

 

J-M S : De toutes les façons, en Algérie, qui est un milieu quand même à la fois colonial et qui a été très marqué par Vichy du côté des Français et des assimilés, c'était très vichyste Alger. Donc de toutes les façons, avec le nom que j'ai, je suis juif, voilà. Donc vous savez que ça a une part dans la construction de notre identité

 

RG : Est-ce qu'il y a eu persécution des juifs sous Vichy pendant la guerre ?

 

J-M S : Mon père a perdu ses affaires quand même, son business. Il y avait un administrateur allemand, mais il y a pas eu de..On lui a pris ses affaires, mais il y a pas eu de déportation encore. Mais c'est parce que les Américains et les Anglais ont débarqué avant

 

RG : Et puis politiquement, il était de quel côté ?

 

J-M S : Mon père lisait Le Monde, ce qui déjà un peu était un signe d'être plutôt

 

RG : Au centre ?

 

J-M S : Oui, facilement. Il était pas antisocialiste, non, il était plutôt

 

RG : Radical ou ?

 

J-M S :  Je sais pas ce qu'il votait, il en parlait pas à la maison, mais déjà lire Le Monde à Alger, c'était un signe politique, enfin idéologique en tout cas

 

RG : Parce que la population française était plus à droite en général ?

 

J-M S : Oui, oui, le centre de gravité était très à droite. Enfin, à droite, il y a quand même eu Chevalier, il y a quand même eu un maire libérale à Alger. Disons que c'était un milieu contrasté Alger, il y avait même des communistes en nombre important à Alger, un milieu contrasté. Mais dès que la guerre est arrivée, les gens ont basculé très à droite. Les vichystes, les gens d'extrême droite ont récupéré, on pris l'hégémonie sur toute la population dite française

 

RG : Donc comment la guerre est-ce qu'elle a frappé votre famille ?

 

J-M S : Elle a frappé à l'arrive, on vous dit, vous lisez les journaux, on vous dit qu'il y a eu des attentats. Ça commence comme ça le premier novembre, ça frappe pas, ça vient petit à petit, ça monte tout doucement en vigueur, ça gagne dans le territoire et ça finit par arriver à Alger. Comment ça se manifeste ? Il y a des attentats, il y a des bombes, les gens ont peur des bombes, parce qu'il y a des bombes dans la rue qui tuent les civils, dans les lieux où les gens se réunissent. Il y a le couvre-feu, on peut plus sortir le soir, il faut faire attention, on va plus n'importe où, on sent une atmosphère comme ça quand vous êtes un enfant

 

RG : Mais est-ce que votre famille était coincée entre les Français d'extrême droite, et les musulmans ?

 

J-M S : Non, ma famille n'était pas coincée, dans la mesure où mon père, c'est un notable à Alger, c'est quelqu'un. Il y a son nom sur tous les tramways, la réclame, sa maison est connue. Je sais maintenant que pour lui la direction des affaires a été un peu compliquée, parce que dans un site de déménagement, les gens qui font les déménagement sont les Algériens, donc il y a une cellule FLN dans son truc. Son comptable est un communiste, et dans son bureau il y a tout un tas de gens qui vont basculer du côté de l'OS progressivement. Donc, lui, il faut qu'il gère tout ça et que tout le monde en même temps reste ensemble parce qu'il faut quand même que ça tourne. Et puis il y a la bataille d'Alger, quand même, qui compte. C'est-à-dire qu'il y a énormément de militaires dans la ville, on sait qu'ils arrêtent des gens, on les voit ouvrir les magasins de force, on les voit fouiller des gens, on sait qu'il y a de la torture, on sait qu'il y a des exécutions, voilà, tout ça se sait

 

RG : C'était en '60 ?

 

J-M S : Ah non, c'était avant la bataille d'Alger, donc c'était en '56

 

RG : Et à ce moment-là vous étiez à l'école ?

 

J-M S : Oui, j'étais au lycée déjà, à ce moment on rentrait au lycée en sixième

 

RG : Et ça se passait comment au lycée ?

 

J-M S : C'était un lycée où il y avait que des Français, donc comment ça se passait, il se passait rien au lycée. Non, au lycée il commencera à se passer des choses que quand les événements vont, après mai '58 et même après à partir du putsch, et quand il y a Salan et Challe qui cherchent à prendre le pouvoir à Alger. Donc là oui, au lycée, je suis déjà probablement en seconde ou en première, il y a des gens qui sont engagés politiquement, ça remue, ça parle. Mais il faut attendre la seconde pour qu'il y ait des choses, avant on en parle pas. Non, les gosses avant au contraire ont l'attitude de plutôt chercher à faire comme si rien n'était. Il y a ceux qui vont aux surprises parties, il y a ceux qui commencent à avoir une histoire d'une fille, il y a les vacances, le cinéma, le sport, on ne parle pas de la guerre

 

RG : Mais votre famille a quitté Alger en quelle année ?

 

J-M S : Une année avant la fin de la guerre, donc je sais plus si la guerre finit en '61 ou en '62

 

RG : '62 je pense

 

J-M S : Donc on est parti l'été '61. On a pas vécu l'année de contrôle d'Alger pas l'OAS, on est parti avant à Nice

 

RG : Et pour quelle raison ?

 

J-M S : Ah beh pour pas voir la fin ! On voyait bien que ça allait finir, c'était difficile déjà de partir, parce que déjà il y avait des pressions de l'OAS qui étaient déjà constituées pour que les gens ne partent pas. Mais enfin comme on était avec l'histoire du déménagement, et puis qu'on partait nous tous les ans en vacances en France, donc voilà, on a dit : 'C'est les vacances, on part'. Et il a mis un officier à la retraite qu'il connaissait depuis Paris, ancien résistant, pour diriger ses affaires à Alger. Parce que de toute façon ça allait être difficile

 

RG : Donc au point de vue affaires, il a pu redémarrer en France ?

 

J-M S : Oui, parce qu'il avait transféré de l'argent progressivement en France. Évidemment, tout ce qui était là-bas était perdu, mais avant ça il avait réussi à transférer de l'argent en France. Il avait acheté des propriétés en Dordogne et donc il a réussi à redémarrer sa vie à Nice

 

RG : Donc ses affaires il les a reprises à Nice. Sans trop de problèmes, sans trop de pertes ?

 

J-M S : Ah si, il a perdu beaucoup d'argent. Il avait beaucoup d'argent, il avait construit des grosses affaires à Alger, et tout ça est perdu, à part l'argent, les bénéfices qu'il a pu transférer en France, tout était perdu. Mais bon il avait assez pour redémarrer. Il a un peu essayé les meubles, puisqu'il était avec des gars de Barbès qui étaient une grosse chaîne qui lui donnent la concession à Nice, puisqu'il travaille avec eux sur toute l'Algérie. Ça marche pas très bien, et finalement il va arriver à faire une nouvelle carrière dans l'immobilier, il va se lancer dans la promotion immobilière à Nice et après à Saint-Raphaël

 

RG : Parce que c'est un moment d'expansion sur la côte ?

 

J-M S : Sur la côte il y a tout ce qu'il y a à faire, ou du tourisme, ou de l'immobilier, il y a que ça comme activité. Donc ou vous montez un hôtel, un camping, une plage ou alors ou alors vous faites des immeubles et vous vendez des appartements, ou vous faites agent immobilier. Il y a que ça comme activité

 

RG : Et vous, vous avez ?

 

J-M S : Moi je rentre en prépa HEC

 

RG : Parce que vous avez passé le bac en quelle année ?

 

J-M S : À Alger déjà, la dernière année, quand je pars, je passe le bac scientifique, mathématiques élémentaires à l'époque

 

RG : Donc vous préparez HEC à Nice, c'était toujours au lycée ?

 

J-M S : Oui, au lycée Masséna, il y a toutes les classes prépa à Nice à l'époque

 

RG : Et donc vous avez eu HEC ?

 

J-M S : Ah non, pas du tout, parce que j'ai commencé à militer. Je rentre à l'UNEF au mois de janvier. Il y a des attentats à Paris

 

RG : Janvier '62

 

J-M S : Janvier '62, il y a les attentats à Paris, il y a la manifestation de Charonne qui est réprimée de façon assez sauvage, il y a des morts

 

RG : Oui, oui, je sais

 

J-M S : Et donc là je franchis le pas, je trouve que tout ça est vain et n'a aucun sens, c'est les attentats de l'OS et finalement je pense qu'il faut arrêter tout ça. Donc je vais à la manifestation

 

RG : À Paris ?

 

J-M S : À Nice, il y a des manifestations de protestation après Charonne dans toute la France, en même temps qu'à Paris, mais nationalement. Et à ce moment-là je rentre à l'UNEF

 

RG : Et la politique de l'UNEF était quoi ? Fin de la guerre ? Indépendance de l'Algérie ?

 

J-M S : Oui, l'UNEF est pour, bien sûr

 

RG : Et là vous avez connu des gens en particulier ?

 

J-M S : Je vais commencer à, je connais les gens qui s'occupent de l'UNEF dans la classe, il y a un type qui s'appelle Chapira (?) Jean-Pierre, voilà je connais progressivement les gens qui dirigent l'UNEF. D'autant que comme je viens d'Algérie c'est assez marquant que je change de côté quoi, parce qu'au début j'étais pas contre l'Algérie française, je suis pas arrivé d'Alger pour l'indépendance

 

RG : Qu'est-ce qui vous a fait changer de côte ?

 

J-M S :  La vanité de tout ça. À mon œil, quand on a perdu, il faut dire qu'on a perdu, ça sert à rien de... [son portable sonne] Excusez-moi, je suis obligé d'éteindre. C'est Cohn-Bendit, vous voyez

 

RG : C'est Cohn-Bendit ? Vous voulez que je pause ?

 

J-M S : Non, non, pas du tout, ça n'a aucune importance (Rires de RG). C'est amusant parce que c'est ironique. Donc voilà, je suis à l'UNEF, et rapidement je vais aux réunions, je vais intégrer le bureau de l'UNEF à Nice

 

RG : Et donc en même temps vous préparez HEC

 

J-M S : Bon, la première année je rate, je recommence une deuxième année, et là pendant l'été j'ai réfléchi, et je reviens et je rentre aux étudiants communistes à la rentrée

 

RG : À l'Union des Étudiants Communistes

 

J-M S : Oui. Il y a tout un débat dans l'UNEF, on va chez les communistes, on y vas pas ? Il y a tout un débat parce que la guerre d'Algérie se termine, et finalement ces gens-là, qu'est-ce qu'ils vont faire politiquement ? Alors forcement la politique, c'est en France, et qu'est-ce qu'on fait en France ? Donc il y a toute une reconversion qui va s'opérer, l'UNEF est obligée de se recentrer sur les activités en France. Elle va rentrer dans une période, poussée par les gens qui ont milité pour la paix en Algérie et qui va être de critique de l'université. On va chercher à construire un syndicat étudiant, à faire en sorte que les étudiants soient considérés comme des travailleurs, qu'ils soient salariés. C'est un vieux programme de l'UNEF que les étudiants aient une allocation d'études. Donc on développe l'idée qu'ils doivent être salariés, donc ils doivent être solidaires des travailleurs. Et en même temps il monte dans l'UNEF une critique des politiques de gauche traditionnelles qui consistaient à demander toujours plus d'argent et il y a la volonté de développer une critique de l'institution universitaire, d'avoir une critique plus qualitative. Et à travers la critique de l'université tu as une critique de la société

 

RG : Quel pourcentage de l'UNEF ont rejoint l'UEC ?

 

J-M S : Pas beaucoup. Je suis tout seul là. Donc du coup je prends des responsabilités aussi dans la direction des étudiants communistes à Nice. On est dans une période qui est très ouverte, parce que quand même dans une classe qui est une prépa HEC on a un journal à l'époque qui est 'Clarté', qui est un très beau journal

 

RG : Donc on était dans quelle année ?

 

J-M S : On est en '62, '63. J'en vends quand même à un tiers de la classe, il y a douze personnes qui l'achètent dans la classe, le tiers de la classe l'achète. Vous voyez pour une prépa HEC... On est dans une époque comme ça, une époque où les jeunes on dirait se radicalisent beaucoup, mais en fait c'est plutôt une prise de conscience, une prise de distance politique avec la société. C'est très perceptible, c'est pas un problème que je sois de l'UEC dans la classe

 

RG : Mais assez vite il y a un moment de crise au sein de l'UEC contre le Parti

 

J-M S : Oui, oui, qui va arriver

 

RG : '66 ? '65-'66

 

J-M S : Je pense que c'est l'année d'après. L'année d'après on prend la direction de l'UEC à Nice avec des gens de l'opposition de gauche. Moi je suis de plus en plus sensible à la critique chinoise, à la révolution. Il y a des gens dans l'UEC qui viennent des réseaux de soutien à la guerre d'Algérie par La Voie communiste qui sont aussi rentrés à l'UEC, avec un type qui s'appelle Poujol, un martiniquais

 

RG : Parce que l'UJC(ml) date de ce moment-là ?

 

J-M S : C'est après

 

RG : Donc avant ce moment-là il y avait des pro-Chinois à l'intérieur de l'UEC ?

 

J-M S : Ah oui, toute l'extrême gauche française est dans l'UEC. Kouchner était à l'UEC, tout le monde était à l'UEC, donc je suis à l'UEC, voilà

 

RG : Vos camarades principaux étaient qui, à ce moment-là ?

 

J-M S : Moi, mes camarades sont surtout à Nice, donc c'est un type qui s'appelle Poujol, avec qui je monte l'affaire dans l'UEC à Nice, et on prend l'UEC à Nice. Par surprise, on fait rentrer des gens, ils se rendent pas compte, et puis tout d'un coup le jour du (inaudible 19:17) on dit (inaudible 19:19), enfin c'est un discours très politique. La fédération est ébahie, évidemment, la fédération communiste, et il y a des congrès, mais finalement c'est le dernier congrès. C'est un congrès qui a été à Massy-Palaiseau, c'est dans le congrès où la direction va rester en place, mais elle est déjà obligée de faire des compromis avec le parti communiste et l'année d'après on sera mis à la porte

 

RG : Donc c'est à ce moment-là que vous avez rejoint l'UJC(ml) ?

 

J-M S : Oui, mais dans ma trajectoire politique, ce qu'il y a de plus important c'est la trajectoire syndicale, parce qu'en fait je rentre à la direction de l'UNEF au printemps '64, au bureau national. Donc je quitte Nice

 

RG : Vous allez à Paris en '64

 

J-M S : Ah oui, à partir du printemps je suis à Paris en '64. Je vais pas y rester longtemps, parce qu'on va perdre. Il y a une bataille à l'intérieur de l'extrême gauche dans l'UNEF donc que je vais perdre. Mais je vais devenir un des dirigeants de tendance dans l'UNEF, voilà, je travaille à la direction de l'AG de Rennes. Je suis parti à Rennes un an

 

RG : Pour quoi faire ? J'ai pas compris

 

J-M S : Parce que le président était tombé malade, il y avait personne qui avait la stature pour diriger l'AG de Rennes. Et donc c'est dans la tendance dans laquelle je suis, et donc on me dit : 'Jean-Marc...' 'Oui, je prends l'AG de Rennes'. L'AG de Rennes est historiquement très importante dans l'UNEF, elle est symboliquement très importante, c'est une des AG de province qui est à gauche comme on dit, mais enfin qui est d'extrême gauche. Ça a été un des endroits où il y a eu le soutien au FLN, il y a eu des réseaux d'aide au FLN dans l'AG. Il y a eu des AG en France comme Rennes et Dijon, mais Paris aussi, la FGEL et tout, il y avait des structures d'aide au FLN camouflée dans l'UNEF. Donc on peut pas laisser l'AG de Rennes partir à vau-l'eau, il faut aller à Rennes

 

RG : Et c'est pas curieux que ce soit à Rennes, une ville de province assez calme ?

 

J-M S : Non, parce qu'il y a déjà tous les cathos qui sont en voie de radicalisation, les étudiants catholiques, bien sûr. Parce que l'AG de Rennes est justement une AG qui est un mixte d'étudiants laïcs ou très laïcs, et en même temps catholiques qui se gauchisent très vite

 

RG : Chrétiens de gauche

 

J-M S : Oui, oui, déjà il y en a. C'est pour ça que la direction de l'AG demande aussi un peu de, elle est pas simple, il faut arriver à tenir tout ça ensemble

 

RG : Vous avez réussi ?

 

J-M S : Oui, sans problèmes. D'ailleurs les cathos qui étaient à la fac de Rennes vont faire la scission de l'AJEC après en '67 et après ils vont être maoïstes. Non, non, il y a pas de problèmes

 

RG : Vous avez connu des étudiants catholiques à Rennes d'intéressant ?

 

J-M S : Oui, bien sûr. Roland Depierre, quelqu'un de très intéressant, il est aujourd'hui à Nantes. Il y a eu tout un groupe comme ça à Rennes qui vient de l'UNEF et qui n'a fait qu'à moitié ses études, ils ont pas voulu passer l'agrégation par exemple. Et Depierre est parti en Chine enseigner en '76 avec sa femme, ils ont passé six ans en Chine, à Shanghai et à Canton. Ils étaient très copains avec un type qui s'appelait Guérin, qui était très brillant, qui n'a même pas passé de CAPES, que j'ai pas revu, mais je sais qu'il est animateur dans des structures liées au syndicalisme agricole en Bretagne

 

RG : Quel était son prénom ?

 

J-M S : Guérin ? Je me rappelle pas. Depierre c'est Roland, Depierre ça vous intéresse, on le trouvera, Depierre j'ai son portable et tout, aucun problème si ça vous intéresse

 

RG : Oui, tout à fait. Et donc pour les études, vous avez arrêté ?

 

J-M S : Oui, on est des militants professionnels, on fait que ça. Notre problème c'est de faire la révolution, donc oui, je fais pas d'études. Mais à Nice je réussis quand même mes examens. Et puis on va échouer dans la bataille de l'UNEF pour reprendre le contrôle de l'UNEF, et donc je vais rentrer à Nice l'année d'après. Là je vais faire les études en accéléré, je vais faire un an et demi en un an

 

RG : Donc on était en quelle année là ?

 

J-M S : Je sais plus, vous savez moi, c'est un peu compliqué, ma vie est très compliquée, elle est pas du tout simple, c'est une vie à constamment bouger comme ça. On avait dit qu'on était au bureau de l'UNEF au printemps '64, donc en '64-'65 je suis à Rennes. Donc en '65-'66 je suis à Nice

 

RG : Et vous avez préparé une licence d'histoire ?

 

J-M S : Oui, j'ai Max Gallo comme prof entre autres. Ça se passe très bien, mention 'Très bien', il me dit : 'Il faut passer l'agrégation, on vous prendra comme assistant. Allez à Paris passer l'agrég, vous revenez vous êtes assistant'. Donc je pars en '66-'67 à Paris. Il me reste à faire une demie année, et en même temps je vais faire un DES, parce que ma copine part à Paris travailler, à Air France, sinon je serais resté encore un an à Nice. Et donc je vais à Paris et à Paris je vais rapidement me lier avec les gens qui s'occupent du service d'ordre de la Sorbonne. Il y a des gens qui travaillent avec Goldman, Pierre Goldman, parce que c'est Pierre Goldman qui a dirigé le service d'ordre de la Sorbonne. Goldman était en train de partir, mais j'ai fait quand même des trucs avec Goldman

 

RG : Quels sont vos souvenirs de Goldman ?

 

J-M S : Ah, je connaissais Goldman de l'UEC déjà. Quelqu'un de très violent politiquement, poussé par une force intérieure, par une violence intérieure extrêmement forte

 

RG : Et comment vous expliquez ça ?

 

J-M S : Après, parce que quand même, on se connaissait, mais par contre certains de mes amis rentrés dans le service d'ordre sont des gens très proches de lui, donc je connais. Comment ça s'explique ? Par sa vie, entre son père et sa mère, juifs polonais, il y en a un des deux qui est retourné en Pologne, c'est quand même un endroit extrêmement antisémite. C'est très compliqué d'être juif, communiste, polonais

 

RG : Mais c'est une question qui m'intéresse, parce qu'il y a beaucoup de jeunes d'origine juive dans ce mouvement

 

J-M S : Oui, beaucoup

 

RG : Comment vous expliquez ça ?

 

J-M S : Parce qu'au fond, ces gens-là, cette génération elle veut, elle aurait voulu, elle vit par procuration, elle aurait voulu faire la guerre d'Espagne et la Résistance. Et ça c'est un phantasme qui est particulièrement fort chez les enfants de milieu juif et plutôt de gauche, dont les parents eux-mêmes ont flirté avec le trotskisme, le communisme

 

RG : Et des résistants pour empêcher la Shoah, ou pour quoi faire ? Juste pour avoir la révolution ?

 

J-M S : Oui, il y a l'idée que la Résistance a été confisquée, mais il y a surtout l'idée que c'était une période exaltante à vivre, et au fond, que les comptes de cette période ne sont pas réglés. Il y a ces deux idées-là. Il y a l'idée qu'on aurait aimé vivre ça, et il y a l'idée que les comptes de la période ne sont pas réglés

 

RG : Donc il fallait régler les comptes avec qui en principal ?

 

J-M S : C'était pas clair, ça se formulait pas comme ça, ça c'est a posteriori que je vous dis ça. On en a pas conscience sur le moment, mais il faut régler les comptes avec la génération d'avant, parce qu'elle a collaboré. On a parfaitement conscience que les résistants, ça a été une étroite minorité dans le pays, les gens d'avant ont collaboré, donc les adultes sont suspects

 

RG : Pas vos parents, mais

 

J-M S : Les forces de l'ordre, la police a envoyé les Juifs à Auschwitz, voilà, donc les CRS sont des SS. Enfin, tout le monde s'étonne de ce mot d'ordre, mais c'est un mot d'ordre qui est extrêmement logique dans cette situation. Je pense que les étudiants juifs ont plus de facilité pour anticiper, ils sont un peu en avant sur les autres. Mais c'est très partagé dans la génération, il faut faire attention à ça. C'est-à-dire que à mon avis, je pense que des trucs comme 'CRS/SS' ou 'Nous sommes tous des juifs allemands', ça ne vient pas des militants révolutionnaires. Ça vient des jeunes qui sont dans la rue. Il y a pas une organisation qui a dit ça. C'est pas l'UJC(ml) qui a dit ça, c'est pas la JCR, il y a pas une organisation qui a lancé le mot d'ordre, c'est venu comme ça. Donc toute cette génération a bien conscience que ses parents ne se sont pas bien tenus, et que de Gaulle a sauvé l'honneur mais... voilà. Donc ils ont un compte à régler. Autrement dit, le truc freudien que les enfants s'affirment par rapport aux parents, devient une affaire politique, parce que les parents ont failli politiquement

 

RG : On parle assez souvent d'un conflit de générations, est-ce que vous percevez les choses comme ça, il y avait un conflit de générations ?

 

J-M S : Oui, mais le conflit de génération est d'abord politique, il s'exprime politiquement, il est verbalisé politiquement. Après on peut toujours penser que ce n'est qu'un habillage, que c'est pas le vrai ressort. Mais à l'occurrence, ça va donner une problématique politique dans la société, parce que ça va prendre une ampleur démesurée

 

RG : Vous n'avez pas eu de conflit personnellement avec vos parents sur votre radicalisme ?

 

J-M S : Non, pas du tout. Mon père a été très, très, ils ont jamais, ils ont toujours donné de l'argent, ils ont jamais fait pression pour que j'arrête, non. Il y a pas de truc comme ça, pour moi. Bon il y en a d'autres chez qui il y a pu avoir des pressions, etc.. Chez moi il y a pas eu de pression, non. Mais on vit aussi dans un imaginaire. Moi je vois bien quand je commence à rentrer chez les communistes, je lis Malraux, la révolution, Canton, Shanghai, '27, tout ça, c'est important dans notre tête. Et puis la guerre d'Espagne, Hemingway, Pour qui sonne le glas, c'est important, plus que L'Espoir de Malraux, qui est un bouquin un peu sec

 

RG : Donc ça vous arrive des romans, des lectures ?

 

J-M S : Oui, il y a aussi dans cette génération, comme beaucoup de gens, je suis aussi marqué par ces lectures. Et puis un livre aussi qui m'a beaucoup marqué, mais plus tard, dans les années UJC(ml), service d'ordre, ça va être L'Orchestre rouge, le bouquin de Trepper. Donc il y a des livres comme ça, qui marquent. Il y a des gens qui sont dans un versant plus Sartre

 

RG : J'allais dire, vous avez apprécié Sartre à l'époque ?

 

J-M S : Moi je suis plus Malraux que Sartre. Dans cette génération il y a des gens qui sont plus Malraux et plus Sartre. Tout le monde a lu Malraux, Camus et Sartre, évidemment, mais je suis plus sensible du côté de l'affrontement, au romanesque, et à la confrontation et à la guerre, qu'à la version plus philosophique et plus vie quotidienne de Sartre. Cohn-Bendit est plus sartrien, est plus Sartre que Malraux, par exemple. C'est un clivage important dans cette génération, en tout cas entre ceux qui ne sont pas catho. Quels sont les livres qui marquent, c'est une question essentielle dans la construction de l'imaginaire

 

RG : Et donc on arrive à '68. Vous êtes dans le service d'ordre toujours à la Sorbonne ?

 

J-M S : Non, non, le service d'ordre de la Sorbonne est rentré à l'UJC(ml), on est rentré à l'UJC(ml). Les gens à qui Goldman confie le service d'ordre de la Sorbonne, on monte dans l'UJC(ml). Donc on va faire de grosses manifestations, et l'UJC(ml) va nous donner la charge d'organiser tous les trucs de rue, parce que nous on sait, eux ils savent pas

 

RG : D'après ce que je sais, l'UJC(ml) avait des problèmes de stratégie en '68

 

J-M S : Ah oui, bien sûr, il y avait un gros problème de stratégie en '68, qui est arrivé dans la semaine des barricades. Mais moi je le vis pas, je suis très blessé, j'ai vingt-trois points de suture. On a attaqué quelques jours avant '68, il y avait une exposition organisée par l'extrême droite

 

RG : Rue de Rennes ?

 

J-M S : Sur le Vietnam, oui. C'est nous qui organisons ça, je suis un des responsables, et bon moi et un autre copain on est pas casqué, donc on est blessé. Moi je suis très blessé, j'ai vingt-trois points de suture, et donc je suis à Nice quand commence l'histoire des barricades, quand les manifestations étudiantes. Je rentre à Paris tout de suite. Le 3 il y a des manif dans la rue, parce qu'il y a des arrestations à la Sorbonne le vendredi 3. je suis à Paris le dimanche. Mais je ne vais pas aux manifestations, je peux pas aller dans les trucs qui vont être à risque. Donc je vais passer la semaine dans le quartier, parce que je suis quand même le responsable de l'UJC(ml) dans le quinzième arrondissement, c'est moi qui anime le quinzième. Il y a des usines Citroën dans le quinzième à l'époque. Deuxièmement je suis responsable de la région sud de l'UJC(ml) et des comité Vietnam, plus je suis responsable de la rue. Mais je m'occupe pas de la rue. Il commence à y avoir tout de suite, quand j'arrive, ils commencent à être critiques du mouvement étudiant, sur ses formes. Ils veulent que les gens aillent à l'usine, et moi j'ai pas envie d'aller faire des discours aux universités au Quartier latin qu'il faut faire ça. Parce qu'en face il y a des copains, tout ça, moi ça m'embête. Donc on me demande de le faire, je dis : 'Non, non, j'ai plein de choses à faire chez moi, salut !'. Donc je reste dans mon secteur. Mais ça va se tendre de plus en plus, et dans la nuit des barricades, vous savez bien, Robert Linhart pète les plombs, il devient fou, il veut voir la direction du parti communiste, ce qui pour nous est anathème. Moi je suis pas avec lui, je suis pas à Ulm et je suis pas avec lui. J'ai un copain à moi qui est dans la direction des services d'ordre qui est avec lui, moi je suis pas avec lui. Puisque moi je n'ai pas fait non plus l'histoire de l'UJC(ml) à Nanterre quand les fascistes devaient attaquer parce que je suis blessé, je suis à l'hôpital et après à Nice. Donc je vois pas Linhart pendant toute cette période. Et quand je rentre, j'ai pas envie de le voir, je préfère

 

RG : Vous avez voulu faire un contact avec des ouvriers vous dîtes, à Citroën ou ailleurs ?

 

J-M S : Oui, oui

 

RG : Ça a marché ?

 

J-M S : On fait des distributions de tracts, tout ça. Ça marche après, c'est-à-dire, ça c'est après le 13 mai, quand il y a l'occupation à Billancourt, que les usines commencent à occuper. Le lundi il y a un mot d'ordre de grève pour Citroën, il y a un piquet de grève à l'entrée, et la CGT est très faible par rapport aux syndicats d'extrême droite qu'il y a dans Citroën. Il y a un gros syndicat CSL à Citroën

 

RG : CSL ? Qu'est-ce que ça veut dire ?

 

J-M S : Confédération des Syndicats Libres, au moins de tête. Et donc on fait le piquet de grève avec la CGT. Et sans nous, on tenait pas, s'il y avait pas les mao avec eux, les étudiants ne tenaient pas. Donc du coup on se lie avec de jeunes ouvriers. Et il y a un groupe qui va tout de suite travailler avec nous dans l'usine

 

RG : C'est à Citroën ?

 

J-M S : Oui, à Citroën. Il y a une partie de ces gens-là qui vont aller après à Renault, qui vont être liés aux affaires avec Overney et tout ça, avec la GP. Mais moi je les vois peu, parce que Nicole Linhart, qui est la femme de Robert Linhart, vient évidemment à Citroën. Parce que évidemment un groupe d'ouvriers comme ça dans Citroën, qui est quand même, c'est une des plus grosses usines de Paris après Billancourt, donc à Billancourt on a pas un groupe d'ouvriers, il y a que là qu'on a un groupe d'ouvriers. Donc elle vient, et comme elle s'en occupe et comme moi j'ai plein de choses à faire, et que je gère toute la banlieue sud plus la rue, parce que du coup la nouvelle direction avec Benny Lévy se rapproche des étudiants. Donc du coup il faut à nouveau s'occuper de la rue. Autant dans la semaine des barricades il y avait rien à faire, autant là il faut s'occuper de la rue. Donc c'est moi qui va, je vais m'occuper, je vais m'agiter pour la manifestation qui part de la gare de Lyon le 23 mai, c'est moi qui emmène le cortège qui brûle la Bourse

 

RG : Ah oui, formidable ! Il était question de prendre l'Hôtel de Ville à un moment ?

 

J-M S : Oui, les mots d'ordre du 22-mars, sur lesquels moi j'étais calé, c'était premièrement, le premier objectif, c'était prendre l'Hôtel de Ville, et si on pouvait pas prendre l'Hôtel de Ville, c'était brûler la Bourse. Donc comme la manif est bloquée, si vous repassez ici, vous verrez assez facilement, si vous prenez la rue de la gare de Lyon vers la Bastille, vous allez voir ici il y a l'ancien chemin de fer qui arrive jusqu'à l'Opera, et donc on peut pas passer. Et les flics sont là, juste à l'entrée du boulevard. Donc d'ici jusqu'à la gare de Lyon il y a cent mille personnes, et tout le monde est bloqué. Et ça avance pas, ça peut pas bouger. Au bout d'une heure et demie, moi j'en ai marre. Et ici il y a un tunnel, on peut passer sous le pont ici. Et donc moi je dis il y en a marre, je m'en vais. Moi je veux pas rester dans une nasse, parce qu'ici en plus il y a un canal, il y a la Seine, donc c'est une affaire qui peut mal tourner, j'aime pas être dans une nasse. Et je décide que moi je pars. Je dis aux gens du 22, il y a des gens du 22 derrière moi, il y a Guattari, je lui dis : 'Moi je m'en vais', il me dit : 'Je reste', 'Très bien, mais tu restes, moi je pars'. Donc il y a évidemment une partie des gens qui partent avec moi, parce que je suis le premier à partir. Les gens avaient pas pensé, mais bon il y a des gens qui pensent comme moi, qu'on va pas passer notre vie ici. Donc je pars. Moi je suis dans l'idée de revenir par derrière pour dégager la place

 

RG : Parce que vous êtes parti avec combien de gens ?

 

J-M S : Je suis parti avec tous les, avec les gens de l'UJC(ml) que j'avais. Il y avait pas tout le monde, parce que quand même le mot d'ordre c'était les usines c'est important, donc il n'y avait qu'une partie des militants de l'UJC(ml) qui était là. Mais on avait un cortège. Et puis il y a plein de gens qui nous rejoignent, qui viennent avec nous. C'est souvent « vous êtes maos, vous êtes maos ? » les gens s'en foutent « vous êtes trotskistes, vous êtes trotskistes », les gens si vous faites un truc marrant, ils viennent avec vous. C'est pas du tout fermé les cortèges, c'est pas comme un cortège (inaudible 41:52). Donc moi je veux faire ça. J'ai évidemment avec moi deux ou trois dirigeants politiques de l'UJC(ml) qui comprennent pas grande chose, qui me disent : 'Oui, très bien'. Et je crois Geismar. Geismar a compris qu'il fallait partir. Donc il est parti, pas avec nous, mais venant derrière nous. Quand je vais pour me rabattre par Richard Lenoir sur la Bastille, il y a Geismar. Donc je dis, pour moi Geismar est proche du 22-mars, il est SNESup, c'est la direction du mouvement. Moi, j'aime pas décider à moi tout seul. Donc je dis : 'L'idée est d'aller sur la place, faire sauter le verrou – je dis – il va y avoir des morts', parce qu'on était persuadé qu'il y avait eu des morts dans la semaine des barricades. Je dis : 'Ca va être violent, si on prend les flics par derrière, ça va pas être gentil, on risque d'avoir, voilà à mon avis, ça il faut faire'. Il me dit : 'Non, non, il faut pas faire ça, il faut aller à la Bourse'. Je dis bon, très bien, donc je vais à la Bourse. On peut pas aller à l'Hôtel de Ville, on est pas assez nombreux, on a deux mille personnes. Et l'Hôtel de Ville est vraisemblablement gardé déjà par les flics. En tout cas, après tout, j'aurais peut être pu chercher aller voir si l'Hôtel de Ville on pouvait le prendre

 

RG : Comme les révolutions du dix-neuvième

 

J-M S : Aujourd'hui je regrette de pas avoir été voir, j'aurais pu emmener un cortège et me rapprocher de l'Hôtel de Ville, voir s'il était libre

 

RG : Mais pour quoi faire ? Parce que toutes les révolutions du dix-neuvième siècle prenaient l'Hôtel de Ville, c'était pour faire pareil ?

 

J-M S : Oui, mais c'est plus que ça, c'est la Commune, c'est l'idée de la Commune. Et c'est quand même un lieu de pouvoir. Le problème qu'il y a historiquement sur '68, c'est qu'on a pas pris, à part les universités, on a occupé les lieux de travail, comme en '36, donc l'université est devenue un lieu de travail, bon d'accord. Mais on a pas occupé de lieux de pouvoir. La situation aurait changé symboliquement si on avait occupé des lieux de pouvoir. Donc de pas avoir occupé l'Hôtel de Ville c'était une grosse erreur. Et si on pouvait pas occuper l'Hôtel de Ville, on aurait dû occuper des mairies dans Paris. On aurait pu occuper la mairie du onzième par exemple

 

RG : Donc c'était le 23, 24 ?

 

J-M S : Oui, c'est la nuit du 23-24. On pouvait occuper la mairie du onzième, on est passé à trois cent mètres de là

 

RG : Il y avait d'autres gens comme vous qui pensent à occuper l'Hôtel de Ville, ou les mairies ?

 

J-M S : Ah oui, tous les gens autour du 22-mars étaient sur cette ligne. Ce qui comptait, parce que c'était quand même le fer de lance du mouvement, le 22-mars. Pour des gens comme moi, il y a l'opinion du 22, comme ça. Oui, bien sûr, moi je pensais qu'il fallait faire ça, mais voilà, le problème c'est que si on est bloqué, si on avait été à cent mille dans Paris, je pense qu'il tenait pas l'Hôtel de Ville. Parce que c'était le 22 qui était devant, en tête de manif c'était le 22-mars qui dirigeait. Et en tout cas, il y aurait eu cent mille personnes dans Paris, on aurait pris des mairies. Là, l'essentiel des gens vont être bloqués ici, et il va y avoir que de petits cortèges qui vont faire comme moi, qui vont partir par derrière. Krivine va faire comme moi. Mais évidemment Krivine va pas aller à nos voies, mais évidemment il veut pas venir à la Bourse, lui

 

RG : Évidemment ?

 

J-M S : Oui, la Ligue elle est pas du tout sur cette ligne-là

 

RG : Elle est sur quelle ligne ?

 

J-M S : Ils pensent qu'il faut pas aller trop vite dans l'affrontement, que le PC est pas prêt à suivre. Voilà, ils sont pas sur cette ligne-là. Sur cette ligne-là, il y a le 22 et il y a les mao qui sont en train de basculer de ce côté-là. De façon pas claire, parce que j'ai pas de mandat de la direction, voilà, tu fais ce que tu veux

 

RG : Mais il n'y a plus de direction. Il y avait Benny Lévy à partir d'un moment ?

 

J-M S : Si, il y a une direction tout de suite avec Benny. Mais Benny ne sent pas les choses. Donc il te dit : 'Bon beh, tu vois'

 

RG : Il ne sent pas les choses ?

 

J-M S : Il ne sent pas les choses, parce qu'il arrive, il a pas été numéro un de l'organisation. Il faut changer de ligne, la rectification de la ligne n'est pas facile, j'imagine, en direction. Moi j'y suis pas, je sais pas. Moi ce que je sais, c'est ce que je vois évidemment dans la manif. Je sais : voilà premièrement tu emmènes pas tout le monde, donc je ramène pas tout notre service d'ordre, tous les gens qui ont l'habitude, mais ceux... Deuxièmement, tu vois. Mais c'est plutôt du côté du 22-mars des gens qui poussent, mais c'est pas précis, c'est pas détaillé. C'est pour ça que je retourne vers Geismar aussi, facilement. Et je ramène la manif à la Bourse, voilà, et je dis à Geismar : 'Tu as un quart d'heure, brûle la Bourse ! On est deux mille, on peut pas rester longtemps, on a dix minutes'

 

RG : Vous aviez quoi pour la faire brûler ?

 

J-M S : Ah c'est lui qui s'est occupé de ça, moi j'ai gardé les gens en ligne. Parce que tu as la place de la Bourse comme ça : ici tu as la Bourse, ici tu as la place, et donc moi j'ai les gens comme ça, je suis arrivé comme ça, j'ai mis les gens comme ça, et il faut garder les gens en cortège pour repartir. Parce que les flics peuvent arriver n'importe quand, on est en train de brûler la Bourse, je pense que les flics vont arriver. Donc je veux qu'on soit en cortège, je veux pas que les gens soient juste comme ça, en train de... Donc je dis à tout le monde c'est de rester en cortège, ne bougez pas

 

RG : Il est facile de contrôler les gens comme ça ?

 

J-M S : Oui, oui. Ici, la moitié des gens que j'ai, c'est des blousons noirs, des gens de banlieue, c'est plus de militants. Progressivement dans le cortège ils sont arrivés devant, ils se sont mélangés aux gens du service d'ordre de l'UJC(ml). Et ils sont très disciplinés, ils sont très bien, ils sont sans problèmes. Parce que c'est des parcours compliqués en contrôle de rue, des fois la rue est étroite, des fois large, donc il faut faire dresser (?) la première ligne, etc.. La place de la Bourse est très large, il faut monter une première ligne gigantesque. Non, non, j'ai pas eu de problème, j'ai dit on fait ça, on fait ça. C'est sans problèmes. Tu vois, on est deux mille, je pense que si les flics arrivent quand même il faut partir, ou en tout cas il faut leur tenir tête, donc il faut rester en cortège. Donc je dis : 'Voilà, tu as dix minutes, moi je garde les gens en cortège'. Et c'est un commando, vingt, trente types qui passent par toutes les grilles et qui vont incendier le truc. Alors comment ils font, je sais pas, il faudrait demander à Geismar, puisque c'est lui qui a organisé ça

 

RG : Je l'ai interviewé, mais je ne sais pas si je lui ai posé cette question, je me souviens plus

 

J-M S : Et après les gens sont fatigués, je ramène les gens au Quartier latin. Il y a des gens qui disent : 'Est-ce qu'on va à la mairie du treizième, est-ce qu'on va à la mairie du vingtième ?'

 

RG : Mais vous avez le sentiment d'avoir raté un coup ?

 

J-M S : Non, parce que l'objectif de ce coup, c'était la Bourse, on l'a fait ! La consigne de la coordination du 22-mars, c'était ça : si on peut pas faire l'Hôtel de Ville, on fait la Bourse. Voilà, on a fait la Bourse. C'est moi qui a fait la Bourse. Je me fais pas de reproches. Aujourd'hui en y réfléchissant, je me dis quand même j'aurais pu, pour venir de République à la Bourse, je peux prendre un itinéraire qui me rapproche plus de l'Hôtel de Ville, je peux chercher à venir par Rivoli. Et à ce moment-là j'aurais vu si il y avait des flics ou pas, si on pouvait prendre ou pas. Ça je le fais pas. Je pense j'ai eu tort. Mais c'est aujourd'hui que je pense ça. À ce moment, bon, je crois pas, (inaudible 49:56), moi j'ai fait le boulot

 

RG : Et à partir de ce moment-là, dans la dernière semaine de mai

 

J-M S : Après il y a Flins

 

RG : Il y a Flins, mais comment ça, en juin ou en mai ?

 

J-M S : C'est début juin. Mais on prépare Flins très vite. Parce qu'on se rend bien compte qu'on va dans une situation difficile après le truc. Donc on commence à préparer un minimum de passage en clandestinité. Ça veut dire qu'on a monté une très grosses organisation de, on va dire de service d'ordre, nous on appelle ça des groupes de protection et d'auto-défense. On a monté une très grosse organisation de groupes d'auto-défense dans les maos et avec le comité Vietnam. Je vais pas vous le raconter dans le détail, mais on a quand même organisé cent trente, cent cinquante personnes en groupe, qui sont mobilisables par téléphone extrêmement rapidement, qu'on a déjà rodés dans des affrontements violents contre la police avant mai. En février, on est les premiers à sortir des casques et des manches de pioches dans la rue de Paris contre la police sur le Vietnam. On s'est déjà affronté avec eux

 

RG : C'est-à-dire les comités Vietnam de base

 

J-M S : C'est ça. On organise systématiquement des affrontements. Mais c'est la même organisation. (Inaudible 51:31) au téléphone des comités Vietnam de base, c'était les mêmes pour les ml, l'encadrement c'est le même, le groupe c'est pareil, il y a pas deux organisations de ce point de vue-là. Donc on a formé ces gens nous les intervenants de la Sorbonne, on les a formés très vite, à partir du mois d'octobre. On a mis tout ça en vue libre à partir de l'histoire de la rue de Rennes et des (inaudible 52:05). Donc tout ça est allé vite, parce que la priorité était les usines, etc.. À partir de (inaudible 52:17) on commence à rappeler les responsables de groupe, à les préparer, à leur dire : attention, vous allez avoir à fonctionner, il faut reprendre les adresses des gens, il faut que les gens soient prêts, qu'on puisse mobiliser cent, cent cinquante, deux cent personnes comme ça très rapidement. Il faut avoir du matériel, il faut les casques, il faut les trucs, si on est dissout il faut des plans, des réunions. On monte tout ça. Donc on est occupé. Et entre autres, dans le groupe de direction de ça, il y a des gens de Saint-Cloud, de Normale sup à Saint-Cloud, c'est eux qui gèrent Flins, ils gèrent Nanterre et Flins dans l'UJ

 

RG : Et pourquoi Flins ?

 

J-M S : Parce que c'est la base des OS, la base forte de l'UJC(ml) c'est les OS et c'est l'École normale supérieure à Saint-Cloud

 

RG : Ah d'accord, c'est près de Saint-Cloud

 

J-M S : Oui, on prend l'autoroute de l'ouest, on est à Flins. Et à Flins il y a des établis dans l'usine. Donc les gens de Saint-Cloud, depuis le début, en même temps qu'ils s'occupent de la porte à Billancourt et dans les usines de Boulogne, parce qu'il y a ITCM, il y a plusieurs usines à Boulogne. Mais évidemment depuis le début ils font attention à Flins puisqu'il y a un établi à Flins. Donc c'est une priorité dans le travail politique

 

RG : Parce que l'établissement a commencé à quel moment ?

 

J-M S : L'établissement a commencé à l'UJC(ml) très tôt. Nous quand on rentre à l'UJC(ml), il y a déjà des gens établis. Nous même on allait s'établir, moi j'ai (inaudible 53:56) à l'établissement, je n'étais pas le seul, tous les gens qui étaient dans le noyau du service d'ordre, d'auto-défense, des comités Vietnam de base, on allait partir en usine

 

RG : Il y avait pas une sorte de division du travail entre le service de l'ordre et puis les établis ?

 

J-M S : Non, non, ça devait être pareil. C'était pas un problème. Non, on s'est pas posé de questions comme ça. Évidemment si quelqu'un est établi, c'est comme à Citroën, il y a un groupe de jeunes qui travaillent, s'il y a un établi, c'est une priorité. Donc il faut constamment être à la porte de l'usine, faire les tracts avec lui, avoir des réunions, savoir ce qui se passe, c'est lui qui donne la une du travail qu'il fait à Flins. Mais il y a tout un travail à l'extérieur qui est fait en soutien de ce que lui il fait à l'intérieur. Parce que lui a évidemment pris des responsabilités dans l'occupation. Donc on suit l'affaire du montage de Flins de près. Et Flins c'est d'autant plus important que c'est la régie qui doit donner le signal de l'arrêt du travail. Si la régie arrête... Donc on sait que c'est un lieu stratégique, doublement stratégique. Parce que à Billancourt on a pas de groupes à l'intérieur et on a pas d'établis. Mais la deuxième usine après Billancourt, c'est Flins

 

RG : Et à Flins vous défendez l'usine contre la police, c'est ça ?

 

J-M S : À Flins il y a la réorganisation de la reprise du travail par la direction et on va bloquer la reprise du travail. Nous on y va, il y a pas que l'UJ, il y a le 22-mars déjà, il y a l'UJ et le 22 qui vont à Flins et la CGT est aussi contre la reprise du travail, et la CFDT. C'est une opération de reprise du travail contre les syndicats. Parce qu'en fait j'ai compris ça seulement maintenant en travaillant sur '68, l'Union des industries Minières et Métallurgiques, vous voyez, dont on parle beaucoup, c'est dirigé par Peugeot. Ce que j'ai commencé à comprendre, je l'ai pas vérifié, il faut que j'appelle les journalistes du Monde de l'époque, mais mon hypothèse maintenant, c'est que c'est dirigé par Peugeot. Et donc Peugeot ne veut rien céder, rien de plus que Grenelle. Dans le film sur Peugeot, il y a un film sur Sochaux, (inaudible 56:32), vous l'avez vu ?

 

RG : Non, je ne l'ai pas vu

 

J-M S : Regardez-le, il est en vente en DVD ou je vous le passerai, je vous le prêterai, c'est des copains qui me l'ont prêté, si je vous le prête, il faudra pas le perdre. Il raconte très bien ça, la direction de Peugeot à Sochaux elle ne donnera rien de plus que Grenelle. Donc toute la métallurgie est bloquée, et la métallurgie évidemment n'est pas du tout contente, puisque c'est eux après Sud-Aviation. Je sais pas si Sud-Aviation est à la métallurgie, parce que c'est la première usine qui occupe, mais derrière, c'est les usines Renault derrière Sud-Aviation qui démarrent l'occupation. C'est Sandouville, Cléon, Flins, Billancourt, dans l'ordre. Évidemment les gens de Renault, les gens de Peugeot, ils veulent plus que Grenelle. Donc c'est dans ce contexte que la direction de Renault organise la reprise du travail à la régie. Les syndicats sont contre, en tout cas la CGT et la CFDT. Et donc nous on y va. Et donc on arrête ensemble. Enfin, les cars arrivent, les ouvriers descendent et on discute avec eux. Ils ne font pas de piquet de grève devant l'usine, on a pas la force je pense, en tout cas les syndicats sont contre. Nous on discute entre nous : entre le moment où les gens descendent du bus et l'entrée de l'usine, il faut marcher cent mètres. Et bien les gens sont là, nous on discute avec eux, on leur dit : 'Mais c'est pas possible, il faut pas rentrer'. Et ça se passe bien, ça se passe sans problème, les gens ne reprennent pas le travail ! Et puis après, vers dix heures du matin – là c'est à six heures du matin ce que je vous raconte, c'est à la reprise du travail, la première équipe du matin. Après plus tard, il y a des affrontements avec la police à dix heures, onze heures. La CGT essaye de calmer les affrontements, moi évidemment je cherche à les pousser le plus loin possible, voilà. Mais enfin, on a des cocktails Molotov, je sors pas de cocktails, je la joue comme ça. Et Flins c'est important, bien sûr, Benny fait très attention à Flins, on le voit très souvent, tous les jours

 

RG : Sur cette question de la violence, j'ai interviewé Roland Castro. Il m'a dit qu'il a quitté ces gens-là parce que Benny Lévy lui a commandé de tirer sur les flics. Vous pensez que c'est exact ?

 

J-M S : De tirer sur les flics ? Où ça ?

 

RG : Devant Flins. De faire une embuscade

 

J-M S : Non, non. Tous les trucs militaires en France sont passés par moi. Castro, il fait ce que moi je lui dis. Voilà, c'est comme ça. Ils étaient à la direction, mais sur le terrain, les responsables des actions, c'est nous. Quand on dit on fait ça, on fait ça, et quand on dit on fait pas ça, on fait pas ça. Si on dit on sort des casques, on sort des casques. Si on dit on sort des cocktails, on sort des cocktails. On dit on les balance, les gens les balancent. C'est très discipliné. Il y a jamais eu un truc comme ça à Flins. Mais ce qui est vrai, c'est que Benny c'est posé la question jusqu'où on irait à Flins. Mais comme tout le monde. C'est-à-dire que à Flins il y a le 22-mars, qui est (inaudible 59:53), il y a plein d'étudiants, de mouvements révolutionnaires, il y a pas que nous. Moi je suis à Flins, je suis basé dans la région, on est plus à Paris, on est là-bas. Ce qui est vrai, c'est qu'il y a des réunions à Flins, il y a des gens qui arrivent avec des armes, des ouvriers de Toulouse. L'atmosphère à Flins, ça évoque un peu, il y a quand même que dix ans de la guerre d'Algérie, c'est très frappant. Je me promène dans le lotissement à Flins à côté de l'endroit où il y a les affrontements et quand tout le monde est parti, on part à pieds comme ça avec un autre copain qui est un des responsables avec moi des groupes d'auto-défense. On croise un type, qui est de la maîtrise, parce qu'il a un pavillon, c'est pas un ouvrier, ils nous dit : 'C'est la guerre !'. Il y a les hélicoptères, les convois de flics, il a fait la guerre d'Algérie lui. Les (inaudible 1:00:54) c'est des ratissages, les gendarmes sont en train de faire les ratissages. Il y a une atmosphère de pré-guerre. Alors eux ils comprennent pas parce qu'ils ont pas vécu en Algérie, mais les gens qui ont fait la guerre, moi je viens de les appeler, eux, ils se disent : 'Où ça va tout ça ?'. Et il y a des rumeurs comme quoi il y a des gens qui arrivent avec des armes, ça va tirer. Donc il faut décider. Et ce que Benny veut savoir, ce qui est vrai, et on a des discussions avec Benny, il veut savoir sur le terrain comment ça se passe et jusqu'où ça peut aller. C'est clair que si ça va, si il y a suffisamment d'ouvriers qui sont disposés à aller à l'affrontement violent et tirer, ils tirent, c'est pas exclu. Mais je vois (inaudible 1:01:45) avec Benny depuis le 20 mai. C'est comme quand il y a la manif du 24, il m'a pas dit : 'Faut pas faire ça'. Il m'a dit : 'Tu vois'. À Flins c'est pareil, il m'a dit : 'Tu vois'

 

RG : Parce que vous avez envisagé quel genre de révolution ?

 

J-M S : On envisage rien, on sait pas où va le mouvement. On est pas encore persuadé qu'on a perdu, que c'est la fin du mouvement à Flins. Quand on va à Flins, on est pas persuadé que c'est la fin du mouvement. Si la métallurgie tient, si le travail ne reprend pas à Renault et Peugeot, tout reste possible

 

RG : Et pourtant on prépare déjà les élections, c'est ça ?

 

J-M S : Oui, mais oui. Si Renault ne cède pas, si Peugeot ne cède pas, beaucoup de choses sont possibles. Et de toute façon à Peugeot ça va tirer, il y avait pas que les flics qui tirent. Moi ce que je comprends dans ça, Peugeot ça a été camouflé par (inaudible 1:02:43), de l'autre côté ils ont pas rigolé les ouvriers à Peugeot. Moi, c'est un peu ça que j'ai compris. Mais j'ai pas eu le temps, comme je suis très occupé en ce moment, de revenir sur cette affaire de Peugeot malheureusement

 

RG : Et c'est à ce moment-là qu'est formée la Gauche Prolétarienne ?

 

J-M S : Oui, oui, à ce moment-là Benny Lévy comprend bien. De toute façon, pour des maoïstes, l'horizon de la révolution, c'est la guerre. Donc pour nous c'était ça déjà avant '68. C'est-à-dire quand tu as fait déjà les groupes d'auto-défense dans l'UJC(ml), on a trouvé, dans dix ans, dans cinq ans, dans quinze ans il y aura la guerre civile. Mao Tse Tung, c'est quand même une stratégie de la guerre, c'est la révolution par la guerre, c'est pas la prise du Palais d'Hiver. Il est (inaudible 1:03:52) de dire ça, mais la règle générale c'est ça, ça ne se discute pas. La question c'est le rythme : la direction de l'UJC(ml) a toujours été très sensible au fait qu'il fallait pas aller trop vite (inaudible 1:04:10). Mais en même temps, ils vont aller. Ce que Benny veut savoir à Flins c'est sur place jusqu'où ça peut aller. Mais pas qu'il y ait trois types qui (inaudible 1:04:22), mais si il y a une masse de gens qui sont décidés à durcir les choses, oui, évidemment il faut durcir les choses. Maintenant, si c'est trois fous, on y va pas. C'est ça qu'il faut évaluer dans la situation. Donc je me rappelle très bien que j'ai eu des discussions avec lui, après plusieurs fois je lui ai dit : 'Voilà ce que je vois, voilà ce qu'on sent'. Ça se passe comme ça. Il y a jamais eu d'ordre de tirer. Jamais

 

RG : Jamais

 

J-M S : Jamais, j'ai même pas eu d'ordre d'utiliser les cocktails Molotov. C'est moi qui a décidé de les faire faire

 

RG : Mais si on vous avait tiré dessus qu'est-ce qui se serait passé ?

 

J-M S : J'en sais rien. Mais on n'a pas d'armes, nous

 

RG : Mais vous avez des cocktails Molotov, des matraques ?

 

J-M S : Oui, ça oui. Ça, les matraques, déjà c'est sans problèmes. On les a déjà utilisées. Donc les cocktails Molotov, c'est un pan au dessus. Mais c'est moi qui décide de les faire faire, j'ai pas de consigne. Et c'est moi et les copains, d'autres qui sont responsables du groupe des trucs d'auto-défense, donc c'est avec Talbot que je décide de faire des cocktails, j'ai pas de consigne de Benny : 'Il faut des cocktails', ou j'ai pas de consigne sur utiliser ou pas utiliser. C'est moi qui estime qu'il en faut, c'est une sécurité parce que je ne sais pas jusqu'où peut aller la violence des policiers, et donc qu'est-ce que moi j'ai besoin comme armement, voilà, c'est tout. C'est une question après moi sur le terrain de dire : je fais ou je fais pas. En l'occurrence, j'ai dit on fait pas. La voiture part sous les grenades lacrymogènes des flics, elle est chargée de cocktails, et elle part

 

RG : Donc autrement il y avait pas d'armes ?

 

J-M S : Non, non. Il y a jamais eu d'armes à Flins. Nulle part. J'ai bien connu les gens du 22 qui y étaient, et après on a fait des choses ensemble, il y avait pas d'armes à Flins. Non. Je pense par contre qu'à Sochaux il y en avait, mais c'est un feeling

 

RG : Et donc ça c'est terminé après quelques jours à Flins, comment ça c'est terminé ?

 

J-M S : Ça c'est terminé, il y a la mort de Gilles Tautin

 

RG : Mais après il y avait des manifestations ?

 

J-M S : La mort de Gilles Tautin je l'ai raconté dans Génération, vous voulez que je vous raconte la mort de Gilles Tautin ?

 

RG : Non, non, c'est l'étudiant qui s'est noyé ?

 

J-M S : Oui. Lui il était avec moi, il fait partie du groupe d'auto-défense. Ah oui, il fait partie du groupe, c'est un de nos photographes. Parce qu'on avait des photographes pour photographier les fascistes à Paris

 

RG : C'est un lycéen

 

J-M S : Oui, mais les groupes d'auto-défense c'est à moitié des lycéens

 

RG : Et qu'est-ce qui s'est passé ?

 

J-M S : Qu'est-ce qui s'est passé... On a décidé on reste, donc on nous envoie des renforts, donc on récupère un groupe qu'on doit briefer, je suis là-bas avec Talbot qui est le responsable de Saint-Cloud, qui est responsable avec moi des groupes d'auto-défense, on est tous les deux parce que les autres sont pris ailleurs. Et donc on réceptionne un groupe qui va nous aider dans le travail pour aider les gens de Flins. On installe un groupe mao à demeure, comme fait le 22, (inaudible 1:07:39) qui va camper à gauche et à droite, parce qu'il va falloir faire des choses : le travail a pas repris mais risque de reprendre, il faut des gens pour briefer, pour disputer, il faut faire du travail d'agitation. Donc on reçoit ce groupe à midi, on a donné rendez-vous dans un lieu, dans un parc au bord d'une rivière en pensant que ça passera un peu inaperçu, et donc on est en train de faire le briefing. C'est moi qui fait le briefing. Et en fait j'ai été arrêté le jour de la manif, où beaucoup de la gauche étaient arrêtés à six heures du matin par les flics. De façon assez stupide, parce que je roulais avec la voiture, au lieu de rentrer chez moi, chercher un lieu pour manger, parce qu'on avait faim, on a voulu traverser la Seine, il y avait un barrage de flics sur la Seine. Et après ça a quand même été assez violent au commissariat, et donc évidemment j'ai regretté de pas avoir plongé dans la Seine

 

RG : C'est à quel moment ?

 

J-M S : C'est la nuit du 23 au 24 mai à six heures du matin au Pont-Marie. Ils nous arrêtent au barrage les flics, il y a quatre flingues, nous (inaudible 1:08:52) dans la Seine, voilà, c'est terminé. Bon, je l'ai pas fait. Et à posteriori je l'ai regretté évidemment. Parce qu'au moment on s'est fait bien traiter au commissariat par la gendarmerie. Donc évidemment je me suis dit qu'on me referait pas ce coup-là. Donc quand je vois les gendarmes arriver, comme c'est un parc de (inaudible 1:09:21) je dis : 'Très bien, on se jette dans la rivière, on se jette dans la Seine et puis on se retrouve de l'autre côté'. Voilà, les gens se jettent dans la rivière, etc.. Les gens détruisent leurs papiers, enfin les notes politiques. Moi j'en ai beaucoup, parce que je suis responsable, donc j'ai plein de papiers, je suis le dernier, les responsables doivent partir les derniers, qu'on vérifie que tout le monde est parti. Je me jette à l'eau, et puis voilà, on se jette à l'eau. Il y a un pont, on est survenu comme ça et il y a un pont. Et en fait ici il y a un autre bras de la Seine. Et donc les gens cherchent à faire ça. Moi je suis le dernier, quand je suis ici en haut, il y a un motard qui sort un flingue, un flic, et qui veut me tirer dessus. Enfin, il veut (inaudible 1:10:22), il veut que je me rende. Il s'est fait accrocher par une ouvrière, qui (inaudible 1:10:31), qui n'hésite pas à lui parler fort, et puis (inaudible 1:10:35) ça suffit. Et donc je cavale, j'avance avec le courant, et Gilles, qui est un des derniers, est en train de se noyer, et nous, je suis obligé à partir par là, et le courant est fort, et moi j'arrive pas à revenir vers lui. Il se noie, voilà. Pourquoi il meurt, je sais pas, il avait un malaise cardiaque, il était midi, est-ce qu'il avait beaucoup mangé avant, il avait pas dormi, fatigué... je sais pas. L'eau n'est pas particulièrement froide, c'est le mois de juin

 

RG : Donc c'est après ça qui a plus ou moins fini les événements à Flins ?

 

J-M S : Pas seulement. D'un côté, lui il meurt, donc évidemment ça crée une ambiance lourde autour. Dans tous les (inaudible 1:11:28), tous les gens qui sont venus à Flins, les gens comprennent qu'il y a des risques, qu'il y a des problèmes. Ça crée une ambiance lourde, il faut faire du coup très attention, à la sécurité, où on se réunit, évidemment (inaudible 1:11:43). Tout devient très lourd, on est dans une clandestinité compliquée. Et puis en même temps dans l'usine, ça s'affaiblit, les gens qui occupent s'affaiblissent. Donc on a des réunions avec Jean-Michel, un copain qui est établi, qu'est-ce qu'on fait, qu'est-ce qu'il est possible de faire, pas faire. Mais à un moment donné ils arrêtent, la régie arrête. Peugeot aussi. À un moment donné la métallurgie arrête

 

RG : Donc qu'est-ce que vous contez faire après ?

 

J-M S : Beh nous, qu'est qu'on compte faire après, c'est partir en vacances, se reposer, on est fatigué (Rires de RG) ! On est épuisé. À la fin à Flins on attend les jours

 

RG : Mais il y a des gens qui sont partis, qui sont allés vers le peuple pendant les vacances, chez les paysans ?

 

J-M S : Non, je pense que le mot d'ordre général c'est de récupérer, le débat politique dans l'organisation à mon avis devient assez difficile. Et donc la direction, on a pas de consigne particulière. Non, non, on part prendre des vacances un peu parce qu'on est épuisé, les uns et les autres, et puis on se retrouve à Paris début août. En même temps la GP, les organisations ont été dissoutes, donc on a commencé a mettre, à voir. Ça devient très lourd, il faut un système de plans, où on fait les réunions, enfin ce que je vous disais tout à l'heure, tout ça a été très dur à mettre en place, c'est beaucoup de travail

 

RG : Parce que quand la GP a commencé, c'était clandestin dès le début ?

 

J-M S : Non, non, mais la GP n'a pas commencé, on est encore dans l'UJ. La scission dans l'UJ, l'éclatement de l'UJ ne se fait que dans la deuxième quinzaine d'août. Donc d'un côté Benny va faire la GP et puis Castro va lancer Vive le communisme, qui deviendra Vive la révolution après

 

RG : Et vous avez rejoint la GP ?

 

J-M S : Oui. Nous au début, spontanément, on est du côté de Benny, parce que Benny, quand il revient de vacances, il est allé à Sochaux et il est quand même sur le discours : dans les usines on peut avancer vers la guerre, grosso modo. Pour lui Sochaux, Flins, c'est très important. Donc nous, ça nous va. L'essentiel des gens du comité d'auto-défense, les cadres, pas seulement la direction, mais il y a des cadres, des responsables de groupe et tout ça, vous pouvez partir du côté de la GP évidemment si vous êtes logiques

 

RG : Et vous avez pensé déclencher la guerre dans les usines comment ?

 

J-M S : On en est pas là, on est simplement dans l'idée qu'il y a un potentiel de violence, de développement de la violence dans les usines, et que c'est là-dessus qu'il faut travailler

 

RG : C'est par l'établissement essentiellement ?

 

J-M S : Il y a pas de ligne très claire encore. Et moi je vais quitter Benny à ce moment-là, en octobre. Parce que je trouve que sur le mouvement étudiant le type de travail qui est fait n'est pas assez mouvementiste, c'est resté comme avant. Donc on a des groupes militants maintenant dans la GP qui vont, on a gardé La Cause du peuple, qui est le journal de l'UJ et donc on a des groupes de gens qui vendent le journal, mais enfin, il y a autre chose à faire que vendre le journal ! Il y a des fac à occuper, il y a des manif à faire, des affrontements à penser, il y a un mouvement de masse à organiser. Les gens rentrent des vacances, tous les étudiants, et c'est : qu'est-ce qu'on fait ?

 

RG : Il n'y avait plus de mouvement de masse, non ? C'était terminé

 

J-M S : Oui, mais on peut chercher à le réactiver. La question c'est quand même : qu'est-ce qu'on fait ? On peut pas aller simplement dire : on vient vendre des journaux ! Ça me paraît, moi qui était un syndicaliste étudiant, ça me paraît très à côté de la plaque, très en dessous de la vérité, du potentiel. Donc on dit à Benny avec Talbot, le copain avec qui j'étais à Flins et qui dirigeait Normale sup à Saint-Cloud, Patrick Talbot, on lui dit, et ce qu'il nous dit ne nous convainc pas. Et puis je trouve que Benny, évidemment, qui est maoiste, il plaque des schémas, il cherche à utiliser des schémas, des discours, des phrases de Mao, des concepts de Mao, que Mao dit en ce moment en Chine à cause de la révolution culturelle, ici

 

RG : C'est un intellectuel. Enfin, vous êtes tous des intellectuels, mais lui, théorique

 

J-M S : Oui, mais à l'occurrence je trouve que ça fonctionne pas. Les maos parlent beaucoup de métabolisme, il y a dans le sang ce qui est vicié, il y a l'oxygène qui doit venir, c'est le carbone. C'est parce qu'il faut changer la composition du parti communiste en Chine, il montre bien, avec la révolution culturelle, faire la place aux nouvelles générations, ça je comprends. Mais quand Lénine fait le discours sur le métabolisme, moi je trouve que ça veut pas dire grande chose. Je le trouve aussi trop abstrait, et il n'est pas aidé par le fait que étant apatride, il ne peut pas aller dans la rue, ce qui est un handicap majeur dans une situation comme ça. Comment il sent les choses ? Il est intelligent, alors bon il se fait raconter les choses, il cherche à comprendre, mais quand même. Donc tout ça fait que moi je pars, je quitte Benny alors qu'il est en train de faire la GP en octobre

 

RG : Donc vous partez où ?

 

J-M S :  À Vincennes. Je vais faire le comité d'action à Vincennes

 

RG : Parce que Vincennes venait de s'ouvrir ?

 

J-M S : Non, Vincennes ouvre en retard. On prend les inscriptions pour les étudiants, mais en fait il y a des retards pour les travaux, ça va ouvrir vraiment, les bâtiments mi-décembre et les cours début janvier

 

RG : Et puis il y a l'occupation de Vincennes au mois de janvier ?

 

J-M S : Oui, oui

 

RG : Mais ça s'est passé comment ? C'était violent ?

 

J-M S : Ah oui, ça a été violent. Ça a été très violent. Pourquoi ? Parce qu'il y a des choses... Il devait y avoir un début d'occupation à Dauphine, je sais pas quoi, j'ai un peu oublié, et donc nous évidemment on lance les choses, par solidarité. Mais c'est pas nous qui, voilà c'est l'histoire que je vous disais tout à l'heure, il y a du potentiel. Donc on fait  une AG, on dit : on occupe. L'AG est pleine, il y a cinq cent personnes, il y a des profs, il y a Foucault, il y a Daniel (?), il y a des profs et des étudiants. On occupe, les flics arrivent à vint-deux heures, vingt-trois heures, et là c'est très très violent. Ils gazent beaucoup. Ah oui, il y a un côté du comité d'action qui va avoir des gros problèmes aux yeux à cause de ça. Je ne vais voir de telles quantités de gaz qu'à Gênes en 2001, les Italiens aujourd'hui c'est fou la quantité de gaz qu'ils utilisent. Sans masque vous tournez pas, sans lunettes, dans la rue. Mais en '68 en France on utilisait pas les gaz comme ça, pas à saturation comme ça. Les types d'engagement de la police ont changé (inaudible1:20:11) après '68. On est dans un local fermé, ils utilisent le gaz, il y a très grande excitation, c'est violent, oui c'est très violent

 

RG : Il y a des gens sur le toit ?

 

J-M S : Oui, on cherche à aller jusqu'au dernier étage, mais bon à un moment donné, on peut plus. Donc on va à Beaujon, voilà. Et qu'ils nous ont déjà épargné. (inaudible 1:20:50) en plein Paris qui s'appelle Beaujon, (inaudible 1:20:55). Voilà, on va à Beaujon

 

RG : Et à quel moment vous avez cessé de militer ?

 

J-M S : Après la première année qu'on fait à Vincennes, où on radicalise le mouvement, beaucoup, on est sur un mot d'ordre que les étudiants doivent quitter les universités et aller tous aux usines. Donc on veut la fermeture de l'université, on est pour la destruction de l'université et l'abolition du salariat. Comme on arrive pas à convaincre la majorité des étudiants, nous on décide de partir. On va en usine, et donc je suis en usine dans la région de Rouen l'année d'après. Donc '69-'70, on part à Rouen et on s'installe en usine 

 

RG : C'est quel genre d'usine ?

 

J-M S : Ce qu'on veut, c'est pénétrer Cléon, qui est une usine clé puisque ça a été la troisième usine à occuper en France. Donc, comme on est étudiant et qu'on veut pas se faire repérer, on rentre dans une série d'usines à côté où il est facile de se faire embaucher. De toute façon, après tu peux voir à Cléon à dire, machin. Et moi je rentre dans le textile à Elbeuf

 

RG : Vous restez combien de temps ?

 

J-M S : Je reste que quelques mois, en fait l'isolement, le groupe comme ça, vivre en province, c'est assez difficile. Donc finalement je suis plus pour qu'on se rapproche de la GP. Donc on se rapproche de la GP et on retravaille avec eux juste avant la dissolution. (inaudible 1:22:40) donc je dois partir en Lorraine, mais je vais jamais partir en Lorraine parce que ça se dissout et que rien n'est prévu pour la dissolution. Donc c'est (inaudible 1:22:59). Donc du coup s'est moi qui vient gérer la dissolution en (inaudible 1:23:04). Et en même temps je suis en usine. Et puis je vais être vidé de l'usine parce qu'il y a une grève dans l'atelier des femmes, il y a une copine qui est établie. Donc chez les hommes on commence à dire qu'il est temps de faire quelque chose (inaudible 1:23:22), faire grève et tout. Et ça ne marche pas, en CGT il paraît qu'on élargisse, donc nous on est licencié

 

RG : On est en '70 là

 

J-M S : Oui, l'été '70. Je suis licencié quelque part en juin '70. Après on passe l'été clandestin, on est pourchassé, la GP est dissoute. Il faut trouver des appartements, il faut échapper aux (inaudible 1:23:55) des flics, il faut organiser des systèmes pour la diffusion du journal : si vous êtes arrêté avec plus de trois exemplaires du journal vous êtes inculpé, vous passez en jugement, vous êtes incarcéré, enfin vous êtes condamné. Jusqu'à trois vous avez le droit, c'est la liberté d'opinion. Plus de trois, c'est (inaudible 1:24:13) voilà. Donc le PSU nous aide beaucoup, il faut trouver le réseau, les gens qui peuvent aider, les appartements. Et en même temps la consigne générale est que l'été doit être chaud et violent

 

RG : L'été a été chaud ?

 

J-M S : Un  peu, quand même. Finalement j'évite toute action sur les casinos de la côte, puisque je trouve que les possibilités de repli sont très difficiles. Donc finalement on monte un truc autour du bal du quatorze juillet à Saint-Étienne du Rouvray, qui est une municipalité communiste. Un jeune ouvrier de chez nous qui prend la parole, nous on est là. On crée des mots d'ordre, on a évidemment préparé des cocktails Molotov, on sait jamais

 

RG : Parce que les bals étaient interdits ?

 

J-M S : Non, non, c'est le bal de la mairie. Mais si vous prenez la parole au bal, les communistes sont pas contents. Les jeunes se mettent à bouger. Il suffit qu'ils appellent la police, que la police arrive, il y a qu'un pas. La police arrive, évidemment. Les jeunes voient la police arriver, ils tapent sur la police. Donc vous avez des affrontements violents avec la police à Saint-Étienne, et évidemment il y a plein de jeunes arrêtés. Et comme les jeunes ouvriers c'est des blousons noirs, c'est des gardes, ils ont pas l'habitude, nous on le connaît pas encore, on arrive. Les policiers savent travailler, les policiers font leur travail sérieusement, donc ils les prennent les uns après les autres et ils leur disent que l'autre les a dénoncés. Ils se donnent les uns les autres. Donc il y a trente arrestations, et qui sont gardés, pour être différés en justice, etc.. Donc après il faut organiser tout le travail de soutien, il faut ramener des avocats de Paris, il faut aller voir les familles, il faut qu'ils désignent les avocats. On est pris dedans, en plus avec les flics qui nous cherchent. Il faut monter tout ça, voilà ce qu'on fait, on passe l'été à ça. Et après je rentre à Paris, parce que comme la GP n'était pas prête pour la dissolution... Donc on sait Geismar : Geismar passe son procès en novembre, un truc comme ça, donc on me dit : 'Jean-Marc, rentre à Paris, il faut donner un coup de main, il faut aider les étudiants, il faut qu'il y ait du monde dans la rue'

 

RG : Il y avait le procès de Le Dantec et Le Bris ? C'était l'année suivante, '71 ?

 

J-M S : Je sais pas, je me souviens pas. Je m'en suis pas occupé. Moi je me suis occupé des manif pour le procès Geismar à Paris, c'était en octobre, novembre

 

RG : Et à quel moment vous avez laisser tomber tout ça ?

 

J-M S : Tout de suite après. Deux ou trois mois après, en décembre. Parce que la personne qui dirige tout ça, que je connais bien, vient d'abord de Nice, elle était à Saint-Cloud, donc je le connaissais de toutes nos histoires à Saint-Cloud. C'est celui qui s'appelle Tarzan dans le groupe

 

RG : Zancarini ?

 

J-M S : Voilà, Zancarini. Donc c'est Jean-Claude qui organise les trucs dans la rue à Paris. Donc avec Jean-Claude on se connaît depuis, et on a fait pleine de choses à Saint-Cloud

 

RG : Et il est de Nice

 

J-M S : Oui, il est de Nice. Et puis il était l'un des responsables des groupes d'auto-défense à Saint-Cloud, à Normale Sup. Et moi j'étais souvent à Normale Sup, en mai un jour sur deux je reviens à Saint-Cloud. Et il a fait Flins et tout ça, je connais, donc on a confiance. Donc on dit : 'Jean-Marc...', c'est lui à mon avis qui me fait rentrer à Paris, il est dans la direction de la GP. Donc je pense que c'est lui qui avait dit : 'Il faut faire rentrer Jean-Marc, ça va trop mal, il faut qu'il rentre'. Donc je rentre, qu'est-ce qu'on fait ? On fait une manif avec cent personnes, cent cinquante personnes, avec des cocktails Molotov, enfin c'est ridicule ! On est cent cinquante personnes, le Quartier latin est en état de siège, nous on s'affronte aux flics, on leur balance quatre trucs, on sort, très bien... La GP sur Paris est complètement désorganisée, les gens n'étaient pas prêts à ça, c'est complètement désorganisé. Je vais à Nanterre pour essayer de reconstituer quelque chose, nous on occupe Nanterre. Enfin, on met Nanterre en grève, très longtemps. Il y a un prof, qui est Foyer (?), qui est lié à droite, à l'UNR, je sais plus ce qu'il fait sur le Tchad, enfin il séquestre le patron de la fac. Je sais faire ça, j'ai déjà fait ça une fois à Vincennes, voilà. Je sais faire ça, c'est mécanique, mais il y a rien, il y a rien. Donc je vois qu'il y a rien, donc j'arrête. Déjà moi aussi j'ai réalisé, il m'avait donné le sentiment, et c'est bien pour ça qu'on s'était rapproché de la GP, qu'il y avait pas de potentiel révolutionnaire en milieu ouvrier. On est quand même dans une dizaine d'usines autour de Rouen, on est pas dans une usine, on a déjà un copain dans Cléon, qui est rentré, qui est établi. On est dans sept ou huit usines, donc on a un sentiment de ce qui se passe. On sent pas de révolte, on sent rien

 

RG : Même parmi les ouvriers immigrés ? Parce qu'ils avaient des problèmes

 

J-M S : Non, non. On est pas à Billancourt. À Billancourt il y a oui, là il y a pas. Et puis de toute façon on va pas faire la révolution avec les immigrés ! Si autour d'une des premières usines qui s'est mise en mouvement en France vous arrivez pas à bouger les gens, vous ne sentez rien... Voilà ce qu'on a trouvé : on a trouvé des jeunes, qui travaillent ou qui travaillent pas, qui sont prêts à cogner les flics, voilà ce qu'on a trouvé, c'est tout ce qu'on a trouvé ! C'est pas avec ça qu'on va faire la révolution. Donc je suis déjà très, j'ai le sentiment que ça va être très long en tout cas dans les usines, c'est pas du tout l'étincelle qui va mettre le feu à la pleine, comme on disait à ce temps-là, on est pas dans cette situation. Ce que je comprends, si il y a quelque chose, ça va être très long. Et deuxièmement, à Paris je trouve qu'en milieu étudiant il reste plus grande chose, c'est du vent, c'est de l'apparence, par rapport à ce qu'il y a eu, il y a plus. Donc je me dis : tout ça est fini, il y a pas le potentiel. Donc j'arrête

 

RG : Et qu'est-ce que vous faites ?

 

J-M S : Rien. Je décompresse. Ça fait huit ans de l'avant que je suis dans ces histoires de révolution, de machin. Après '68 on est allé très loin dans la, pour re-enterrer au fil du temps. Je fume beaucoup de joints, avec les copains qui sont dans le même cas que moi, qui arrêtent. On s'est trouvé à un endroit très confortable dans Paris, mais je donnerai pas les noms parce que les gens ont été gentils, les enfants de la maison, des héritiers. Voilà on fait ce qu'on veut, on est là tous les soirs, on peut fumer des joints, il y a à manger, à boire, voilà. On tapote, on discute, on fume, on décompresse

 

RG : Et vous quittez la France à un moment ?

 

J-M S : Oui, je vais quitter la France, plus tard. Je me mets à travailler sur ma thèse, après quelques mois, je commence à me lier avec Cohn-Bendit, donc on va en Allemagne de temps en temps. Je regarde donc ce que fait le groupe de Danny à Francfort, RK, Revolutionärer Kampf. C'est pas mal donc Francfort, c'est mieux que Paris ! J'y pense vaguement d'aller en Allemagne, à Francfort. J'avance sur ma thèse, qui est sur le mouvement ouvrier et le mouvement étudiant, je fais des entretiens

 

RG : Sur le mouvement de '68 ?

 

J-M S : Oui, oui. J'ai fait des entretiens avec les gens du 22, mais aussi avec des ouvriers, des syndicalistes à Sud-Aviation. Je m'intéresse à la chape de déclenchement, donc je (inaudible 1:33:15), je vais voir des gens dans Sud-Aviation, à Sandouville, à Cléon, à Flins

 

RG : Vous avez terminé cette thèse ?

 

J-M S : Ah oui, je l'ai rendue un an ou deux ans après. Ça se passe pas très bien, parce que j'ai comme directeur de thèse Poulantzas, qui lui est resté très marxiste, et donc je n'ai pas les félicitations du jury parce que je ne suis pas assez marxiste. Lefebvre me défend, mais Poulantzas veut pas. Et Passeron se défile, il est membre du jury, il rentre pas. Parce que Passeron était aussi à Vincennes, il a compris que ça allait être compliqué. Il dit qu'il est en panne de voiture en province

 

RG : Donc il ne vient pas ?

 

J-M S : Non, il vient pas. Donc il y a Lefebvre et Poulantzas, il y a trois profs – c'est un doctorat de troisième cycle, une thèse de troisième cycle – et donc Poulantzas évidemment gagne (inaudible1:34:17) parce que à la fac (inaudible 1:34:22) du jury, donc il gagne. Mais ça, ça va, mais

 

RG : C'est en quelle année ça ?

 

J-M S : Ça doit être deux ans après. Poulantzas est pas content, parce qu'au moment de Vincennes, c'est un règlement de comptes à la idiot, à mon avis. C'est vrai que ma thèse n'est pas très marxiste, évidemment elle pas comme lui, elle est pas althusserienne, les groupes sociaux. C'est quand même une thèse sur les relations entre le mouvement ouvrier et le mouvement étudiant en '68, vous voyez. Lefebvre la défend, il dit que c'est intéressant, c'est bien. Bon, mais Poulantzas a des comptes politiques à régler avec moi, parce qu'il avait cherché à faire un compromis avec le Parti Communiste au moment des élections, fin juin. Et nous on fait sauter les élections, on vous a raconté j'imagine quand on casse les élections

 

RG : Non

 

J-M S : On balance les (inaudible 1:35:20) par la fenêtre, partout, etc. Poulantzas a voulu provoquer une AG, faire un truc de compromis, donc je suis passé au département de socio, j'ai dit : 'Il y a pas d'AG, c'est pas possible'. C'est moi qui lui dit, je dis : 'Écoute, en fait, c'est non'. Et comme on est très hégémoniques dans la fac, c'est pas possible de faire une AG contre nous. Si je dis c'est non, c'est non. De toute façon à l'AG les gens diront : 'Salmon a raison', voilà, c'est terminé. Je pense que, les copains pensent que c'est un règlement de comptes sur ça. Mais c'est vrai que universitairement je ne suis plus dans sa ligne, ça c'est vrai aussi. Mais le travail que je fais à mon avis est intéressant, parce que j'ai des interviews, j'ai des gens, personne n'a fait à l'époque d'aller voir les gens

 

RG : C'est l'histoire immédiate

 

J-M S : Personne n'a fait d'aller voir les types qui organisaient les grèves du démarrage.  C'est quand même intéressant de comprendre pourquoi ils se mettent à éviter les (inaudible 1:36:30), c'est un sujet ! Il est pas content, bon, il est pas content. Moi, ça m'a fait pas beaucoup, je suis déjà parti en vacances en Amérique, je vivais en communauté New Age en Écosse... De toute façon, pour moi enseigner à l'université n'est pas un truc évident, je fais la thèse pour faire la thèse. Quand on a été, j'ai une position aussi critique de l'université, j'y ai été avec Glucksmann, c'est un peu gênant, vous êtes pas très à l'aise de dire je reviens, je veux être universitaire

 

RG : Donc vous êtes pas devenu universitaire

 

J-M S : Non, non

 

RG : Qu'est-ce que vous avez fait comme boulot, carrière ?

 

J-M S : Moi, j'ai fait plein de choses. Mais c'est bon, le temps passe quand même

 

RG : Oui, le temps passe, mais essentiellement ?

 

J-M S : J'ai trainé aux États-Unis, je suis revenu sur la Côte d'Azur, j'ai travaillé un peu, j'ai vendu des appartements dans l'affaire de famille, de (inaudible 1:37:42). Quelqu'un qui était avec moi à la direction de l'Union des Étudiants de France a crée Ipsos, un institut de sondages à Paris, qui est tout petit à l'époque, il me dit : 'Mais pourquoi tu viens pas travailler avec nous ?'. Donc je rentre à Paris en '81, en décembre '80 je suis à Paris, à Ipsos, je deviens directeur d'études. Max Gallo, qui a été mon directeur, mon prof à Nice, devient ministre. Il me dit : 'Puisque tu connais bien les sondages, viens travailler avec moi'. Je vais travailler avec Max Gallo

 

RG : Dans son cabinet ?

 

J-M S : Dans son cabinet. J'ai pas voté Mitterand ! Même pas au deuxième tour. À cause de la guerre d'Algérie, à cause de la torture. Mais il est le patron de la gauche, du gouvernement. Moi, si on me demande d'aider, je veux bien aider, je suis pas sectaire. Je suis pas un saint mais je suis pas sectaire. Donc je travaille avec lui. Max est très rapidement déçu par Mitterrand, parce qu'il le voit beaucoup, donc il est vite déçu. C'est complètement privé. On a compris Mazarine, on sait pour Mazarine, comme il est porte-parole, on sait beaucoup de choses que les autres savent pas. Donc on sait de Mazarine, on sait qu'il prend des hélicoptères pour aller à truc, pour amener sa fille, on sait tout ça, nous. Donc Max Gallo est très mal à l'aise quand il découvre tout ça

 

RG : Il a démissionné ?

 

J-M S : Il part en douceur, il se fait élire député européen. Et du coup il part. Donc moi je pars. Je cherche pas à rester dans le système, je cherche pas ça. Bon je fais des choses, je donne un coup de main politique à SOS Racisme, parce qu'il y a Le Pen, mais j'ai compris que Mitterrand utilise Le Pen, on a compris ça aussi quand on travaille avec Max

 

RG : Il a changé le système électoral ?

 

J-M S : Ah, c'est même avant, il a fait passer Le Pen sur les médias. C'est une autorisation de l'Élysée. À l'époque Le Pen est à l'antenne sur Europe 1. Il y a réunion... J'ai pas plus de dix minutes, un quart d'heure, mais après on peut se revoir si vous voulez, c'est pas une affaire, si l'affaire Le Pen vous intéresse... Le Pen est sur Europe 1, c'est la première fois qu'il est sur Europe 1. Alors il se trouve que tous les mercredi... Ce jour-là Max Gallo a rendez-vous avec Mitterrand, toutes les semaines Max Gallo a un rendez-vous avec Mitterrand, quel jour c'est, je me rappelle plus, c'est pas le mercredi, puisque c'est le conseil des ministres, mais il y a un jour où Mitterrand a un rendez-vous fixe, parce qu'il est porte-parole. Il le voit tout le matin, on a petit-déjeuner au cabinet et il y a évidemment des socialistes dans le cabinet, qui rentrent à l'Élysée, et que Le Pen parle haut, et qui disent : 'Mince, qu'est que c'est que Le Pen il parle à Europe 1, c'est scandaleux !'. Moi je dis : 'Mais enfin, si Le Pen passe sur Europe 1, il y a évidemment un pouvoir de l'Élysée'. Ils me regardent : 'Écoutez, quand même, ça marche comme ça !'. On sait que ça marche comme ça, ça va ! Donc je dis : 'Bon beh Max tu en parles à Mitterrand, tu le vois tout à l'heure'. Évidemment Mitterrand lui fait un discours : 'Mais Le Pen il est pas fasciste, il est pas d'extrême droite, je le connais, il était député sous la Quatrième République...'. Évidemment, il y a un feu vert. Le Pen a écrit, on le sait, on a la lettre, Le Pen a écrit à Mitterrand, Mitterrand a donné un feu vert, et le gars lui a fait le boulot, voilà.

 

Alors, j'ai compris ça, et quand j'ai compris ça, il y a la marche des beurs qui arrive, on est encore au cabinet quand il y a la Marche des Beurs. Moi, évidemment, avec ma sensibilité, forcément j'ai déjà des contacts avec les gens dans l'immigration à Paris, donc j'ai déjà vu qu'une radio qui est faite par les immigrés puisse être bien vue, subventionnée, parce que c'est l'époque de (1:42:13). Donc évidemment quand il y a la Marche des Beurs, on revient vers moi, l'Élysée revient vers moi. Ségolène, qui est conseillère de Mitterrand, m'appelle (inaudible 1:42:21-25). Donc Ségolène m'appelle, elle me dit : 'Jean-Marc, Georges (inaudible 1:42:32) des affaires sociales veut qu'on reçoive, que Mitterrand reçoive les marcheurs, qu'est-ce que tu en penses ? Il faut aller voir'. Je dis bon, je vais voir. Je les vais voir, je discute. Delorme m'avait fait un truc cinglé, enfin cinglé, il s'était pas rendu compte, il savait très bien ce qu'il avait monté, mais le comité de soutien à Paris, c'est un comité, ce qu'on dirait aujourd'hui, gauche de la gauche. L'appel pour soutenir les marcheurs, c'est l'extrême gauche, la gauche du PS. Ça, c'est complètement dans le jeu de Mitterrand : dans le jeu de Mitterrand, il y a Le Pen, il faut qu'il y ait d'autres en face de Le Pen, et moi je vais être au milieu. Moi je veux pas, je dis à Delorme : 'Écoute – je le connais pas, tout se passe par téléphone – je dis : 'Écoute, moi je suis d'accord que vous soyez vu par le Président, je suis d'accord pour que vous ayez la carte de dix ans', mais je dis : 'Je veux pas de cet appel, je veux un appel très large, je veux qu'il y ait toute la société française avec vous, il faut isoler Le Pen'. Il dit d'accord. Donc je monte l'appel, on met Bernard (inaudible 1:43:55), un champion cycliste, on met Simone Weil, voilà, on monte un appel comme ça, on met tout le monde. Je dis à Ségolène : 'Voilà, c'est vendu, le Président va les voir', et elle donne le feu vert. Et la fille qui s'occupe, mais qui est pas elle, qui est au dessus de Ségolène, il y a quelqu'un d'autre à l'époque, qui va travailler après avec Chévènement, une femme, c'est elle qui plaide dans l'ensemble du secteur social, elle va être très bien, parce que Mitterrand quand il les reçoit, il dit oui sans dire oui tout en disant oui. Et elle, en sortant, elle dit : 'Sur la carte de dix ans, c'est d'accord'. Ça c'est passé comme ça la carte de dix ans. Donc je suis à Paris pour la manif des beurs, forcément quand je quitte, SOS Racisme m'intéresse, parce que Le Pen m'énerve

 

RG : Une question bête : comment est-ce que vous gagnez vos sous ?

 

J-M S : Ah ben, une fois que je suis parti de là

 

RG : Vous n'êtes pas à Ipsos ?

 

J-M S : D'abord j'étais à Ipsos, quand je suis au cabinet, je suis payé par le gouvernement. Après je vais travailler aux Nouvelles littéraires quelques mois, et puis il y a un changement de pouvoir, Kahn prend le pouvoir, je suis licencié, et donc j'ai des indemnités de chômage. À l'époque on est en licenciement économique, on a quatre-vingt pour cent pendent deux ans. Moi, ça va

 

RG : Et qu'est que vous faites maintenant ? Vous avez fait un cours, vous dîtes ?

 

J-M S : Oui, je fais un cours sur la mondialisation, l'Europe dans la globalisation, et je fais un deuxième cours là-bas sur les enjeux d'internet

 

RG : Là-bas, c'est où ?

 

J-M S : Ça s'appelle 'Management et Telecom Sud-Paris', c'est une grande école, les écoles de Télécom, qui dépendent de France Télécom. Comme France Télécom était privatisé, ils sont partis dans le giron de l'État, donc c'est une de ces écoles. C'est à Ivry

 

RG : Une dernière petite question ?

 

J-M S : Oui, bien sûr

 

RG : Comment vous voyez ces moments-là, ces années agitées, de maintenant ? Vous avez le sentiment que c'est un grand moment, un moment de bonheur, de révolution, d'espoir ? Ou est-ce que vous êtes toujours sur la déception ?

 

J-M S : Moi je suis pas sur la déception, mai '68 pour des gens comme nous est une surprise fantastique ! Donc on a exagéré la surprise, on a pensé que ça voulait dire plus que ce que ça dit. Mais, nous, six mois avant, on nous aurait dit : la grève générale en France, on signait tous les papiers, je pensais jamais qu'on aurait une grève générale six mois après. Donc non, c'est pas une déception, mais mai '68 c'est pour nous en même temps, si le bonheur c'est pour les gens qui sont dans la rue, nous on est épuisé, les militants n'ont pas le temps d'avoir le bonheur. On court encore plus qu'avant. Déjà avant on était tout le temps en réunion et tout le temps dans la rue, tout le temps en train de faire, voilà c'est encore plus. Donc on sort de '68, on est lessivé. C'est des années. Je pense qu'on ait eu la chance et le malheur d'être seul dans cette affaire, parce que d'habitude dans les situations qui sont de mouvements sociaux importants – après de savoir si c'est une révolution, un mouvement révolutionnaire ou pas, c'est très compliqué – mais d'habitude les gens, il y a des ainés, il y a des gens qui ont de l'expérience avec vous. Nous, à cause de ce qu'est le Parti Communiste, à cause de la faiblesse des groupes d'opposition de gauche en France, on est tout seul. Nous on a vingt-cinq ans, il faut décider alors je prends la gauche, je prends pas la gauche, nous on doit décider, on a pas l'expérience qu'on a aujourd'hui, on est très jeune. Donc il y a ça aussi qui explique que le potentiel de la situation n'ait pas été tiré au maximum, évidemment. Aujourd'hui, je ferais pas les mêmes choix. C'est clair que de pas avoir essayé d'occuper des lieux de pouvoir en '68, il fallait se donner les moyens d'occuper des mairies à Paris. Le 22 fonctionnait déjà de façon trop, était déjà en descente. Il s'était bureaucratisé, était un peu en descente. C'était pas très difficile de prendre des mairies le 24 mai. Franchement, il y avait des milliers de gens qui pouvaient occuper les mairies, il suffisait de les préparer et de s'organiser un peu. On a raté des choses là. On voyait les choses, c'est ça qu'il fallait faire, il fallait rejouer la Commune, parce que les imaginaires politiques jouent, de la même façon qu'en occupant les fac on a joué '36, il fallait évidemment jouer la Commune. Mais il fallait la jouer bien. On a eu deux ou trois jours, un jour, où on a raté les choses.

 

Après qu'est-ce qui se passe si on rectifie ça, je sais pas. Personne sait. Mais c'est là que ça se rate. Après, il y a ceux qui pensent qu'on aurait dû aller aux élections en '68. Ce que dit Danny aujourd'hui, c'est une autre lecture. Vu ce qu'on avait dans la tête, c'était impossible en '68 ! En faisant tout on pouvait penser à organiser rationnellement la prise des mairies. Moi on m'aurait dit trois jours avant : 'Jean-Marc, (inaudible 1:49:59)', moi je prenais trois mairies ! Des gens comme moi, il y en avait, il suffisait de s'organiser un peu, c'était dans notre logique politique. On me dit : 'Jean-Marc, on va aller voter, on va aller faire des listes aux élections', à l'époque pour moi c'est impensable. Je suis pas le seul. Danny peut dire historiquement, oui, mais alors ça, ça renvoi au logiciel qu'on a avant '68. Donc là c'est encore plus de travail. Mais c'est avec des vieux peut être qu'avant déjà ils auraient dit, tout ça, voilà. En tout cas, c'est là que les choses se perdent. Si il y a des possibilités d'aller plus loin... C'est marrant, j'ai monté un petit site sur '68, j'ai eu un texte de Canton qui vient d'arriver, que j'ai pas encore mis en ligne, mais qui est très marrant. C'est un diagnostique intéressant. Ils disent : c'est pas une révolution, c'est un mouvement dans le capitalisme, ils disent. C'est intéressant comme point de vue. Ils disent c'est une révolution culturelle, et c'est un mouvement dans le capitalisme. Ça aurait pu être peut être plus que ça, c'est ce que je suis en train de dire, mais peut être pas. Peut être qu'on était en première ligne et qu'on se fait vider trois jours après, et simplement rien et qu'on revient à la case zéro, à la case de départ. Mais si il y avait une possibilité que ça devienne quelque chose de révolutionnaire, c'est là que ça joue.

 

L'après-'68 est un échec gigantesque, parce qu'on veut, les groupes politiques ne sont pas dans les bonnes stratégies et pas aux bons endroits. Il fallait on voit bien être dans les usines, plutôt dans la CFDT, il fallait rentrer dans les syndicats, ce qui pour nous était évidemment exclu. Dans les grèves de Lip, derrière tout ça, là il y avait du potentiel, il y a eu du potentiel dans les usines à partir de '90, '91, aux Nouvelles galeries, et puis quand le chômage arrive. Parce que quand le chômage va arriver en France à partir de '74, il est plus là, on est plus là. Et là, si on avait été là, les choses auraient pu être différentes dans l'histoire, parce que là il y a une force politique qui s'est créée. Une force socio-politique. Et finalement on a qu'une expression politique, oui, on a Besancenot et Arlette qui font dix pour cent aux élections aujourd'hui. Ça c'est  aussi le résultat de '68. Mais on a ça comme superstructure, qu'on a pas de gros enracinements ouvriers

 

RG : Et est-ce que Lip vous a démontré que les ouvriers pouvaient s'organiser eux-mêmes et ils avaient pas besoin de vous ?

 

J-M S : C'est pas complètement vrai. Parce que dans les gens que j'ai interviewé, il y a un type qui a organisé les manif pour Lip. Un ouvrier, du Nord, qui était à la GOP, qui a fait le Larzac et Lip, qui a pas ce sentiment-là quand même. Ils ont fait venir deux, trois personnes de l'extérieur. Lui, on lui a dit : 'C'est toi qui organise la manif à Besançon'. Les gens des Cahiers de mai sont venus et les ont aidés sur quand même apprendre la presse. Mais les gens de Lip ont une grande capacité à l'autonomie. Mais ça, c'est très positif. Ce qui est intéressant, dans le film sur Lip – regardez le film sur Lip, vous l'avez vu ?

 

RG : Oui, oui

 

J-M S : Vous avez remarqué quand même quand Charbonnier dit : 'C'est Giscard qui a dit qu'il faut tout couvrir, parce que le chômage arrive, on ne peut pas avoir d'autres Lip'. Les choses se jouent là. La bourgeoisie va régler les comptes, les classes dominantes vont régler les comptes à partir de '74. Et déjà en '72 la création de la caisse de l'UMM, c'est pour acheter les gens dans les usines pour qu'il y ait pas d'agitation. C'est ça que je comprends aujourd'hui. Donc il faut acheter les gens quand même, il faut acheter les cadres syndicaux. Aujourd'hui c'est devenu un système, d'accord, mais à l'époque c'est pas fait comme ça, c'est pas fait pour que le patron de l'UMM s'en mette plein les poches, c'est fait parce qu'il faut acheter les gens. Il y a risque, il y a problème. Donc on achète les gens, et deuxièmement on casse Lip, deux ans après

 

RG : Bon, on devrait peut être s'arrêter là. Je vous remercie énormément de votre témoignage

 

J-M S : Non, non, c'est normal