Daniel Defert

 

name of activist

Daniel Defert

date of birth of activist

10 September 1937

gender of activist

M

nationality of activist

French

date and place of interview

Paris, 7 April 2008

name of interviewer

Robert Gildea

name of transcriber

Koisse SAID

 

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RG: Bon, Monsieur, je vais commencer par vous demander s'il vous plaît votre nom, votre date et lieu de naissance.

 

DD : Je suis né le 10 septembre 1937 à Avallon, en Bourgogne.

 

RG: Et est-ce que vous pouvez me dire quelque chose sur votre famille d'origine ? A la fois sur le plan social, politique, religieux, tout ça… ?

 

DD : Euh… mes parents étaient artisans : coiffeur/parfumeur, ça a joué dans mes engagements.

 

RG : Comment ça, ça a joué dans vos engagements' ?

 

DD : En ce sens que je ne me serai jamais établi ouvrier dans la mesure où ils avaient fait tellement d'efforts pour que leurs enfants ne soient pas ouvriers. Je n'aurais jamais voulu être ouvrier étant donné qu'ils avaient souhaité la réussite sociale, la réussite intellectuelle donc il n'était pas question de revenir en arrière vis-à-vis d'eux.

 

RG : Ils travaillaient dans le domaine familial ?

 

DD : C'était leur entreprise, oui.

 

RG : Et politiquement ils étaient comment ?

 

DD : Ils ont évolué avec leurs enfants, ils étaient je dirais probablement conservateurs mais ils ont évolué avec leurs enfants.

 

RG : C'est-à-dire ? Plus vers la gauche ?

 

DD : Oui, oui mais longtemps après mai 68. 68 a été très douloureux pour eux.

 

RG : En quel sens ?

 

DD : En ce sens qu'ils s'étaient imposés… je veux dire : ma mère m'a dit quelque chose qui m'a beaucoup bouleversé en 68. Elle m'a dit qu'ils avaient été très choqué par 'Réalisez vos désirs ?'

 

RG : Vous voulez dire  'Prenez vos désirs pour des réalités' ?

 

DD : 'Prenez vos désirs pour des réalités', voilà, c'est ça. Ma mère a été extrêmement choquée parce qu'ils s'étaient imposés énormément de contraintes et ils estimaient que justement le fait d'avoir contrôlé tous leurs désirs était à l'origine de notre statut social. Mes parents étaient orphelins à l'origine. Et s'ils avaient vécu selon leur milieu ils auraient été ouvriers et nous nous serions ouvriers. Et ma mère m'a dit : 'Vous seriez communiste. Et si vous êtes gauchiste, c'est à cause de tous les sacrifices que nous avons faits'. Ça a beaucoup pesé pour moi. J'étais catholique. Mon père était d'origine - c'est propre à la Bourgogne – janséniste. Sa mère était janséniste, sa famille était janséniste. Lui il était radical comme la plupart des ex-jansénistes sont devenus radical. Il n'y a que les pays des vignerons qui étaient jansénistes, la Bourgogne et le Bordelais.

 

RG : Quand j'essaie d'interpréter jansénisme pour l'Angleterre j'ai l'habitude de dire que c'est un puritanisme catholique. C'est exact ?

 

DD : Oui, c'est ça ! Très austère. Et ma mère était d'origine juive mais elle n'avait pas été élevée dans le judaïsme. Elle avait été abandonnée et elle s'est convertie au catholicisme à la Graham Greene. C'est absolument quand j'ai lu Graham Greene j'ai retrouvé toutes les réactions de ma mère. Catholicisme tardif, mal intégré.

 

RG : Quand vous dite qu'elle était d'origine juive, ses parents avaient été des juifs français ou des juifs étrangers?

 

DD : D'Ukraine, venus en France à cause du pogrom.

 

RG : Et quand vous dites que vos parents étaient tous les deux orphelins ?

 

DD : Ma mère à la naissance pratiquement, elle est abandonnée tout de suite. Mon père a été orphelin très jeune. Son père il est mort très jeune. Il a eu sa mère toute sa vie.

 

RG : Et vous avez des frères et sœurs ?

 

DD : Oui nous sommes quatre.

 

RG : Et est-ce que vous pouvez m'expliquer un peu vos études ?

 

DD : Je suis agrégé de philo. J'ai fait Normals à Saint-Cloud.

 

RG : Mais avant vous avez fait quel lycée ?

 

DD : Je ne sais plus parce que c'était une petite ville. Ça s'appelait 'collège', à l'époque 'collège' n'était pas premier cycle. En France 'collège' égale premier cycle mais à l'époque 'collège' était premier et second cycle. J'y étais jusqu'à la terminale et après j'ai été au Lycée du Parc à Lyon. C'était une grande 'Préparation' en fait. C'était en France l'une des plus grandes 'préparations' aux grande écoles quoi. Je me suis fait coller à l'oral deux fois.

 

RG : Deux fois ?

 

DD : Oui.

 

RG : Comment vous expliquez ça ?

 

DD : Le Latin. J'avais abandonné un moment donné mes études pour des raisons familiales. Mon père était tuberculeux, tout ça. J'ai été oblige d'arrêter mes études et lorsque je les ai repris c'était un peu difficile…

 

RG : Donc vous êtes allé à Saint-Cloud ?

 

DD : Oui parce que j'étais collé.

 

RG : Mais Saint-Cloud c'était pas mal quand même comme École Normale, non ? Quelle était la différence ?

 

DD : C'était historique. Aujourd'hui la différence est assez minimisée et les carrières sont les mêmes. Mais à l'origine Saint-Cloud avait été fait être une École Normale d'instituteurs. C'est-à-dire les gens à l'origine plus modeste qui avaient fait des études modernes. Il n'y avait pas le Latin et le Grec au concours. Donc c'était un recrutement différent. Puis progressivement c'est devenu comme d'autres Grandes Ecoles, ceux qui étaient collés à Ulm pouvaient se présenter à Cloud.

 

RG : Parce qu'à Saint-Cloud il n'y avait pas Latin ni Grec ?

 

DD : Il n'y avait pas Latin ni Grec, c'est ça.

 

RG : C'est un peu l'histoire de Jean Guéhenno, Changer la vie,  vous connaissez ?

 

DD : Oui, j'ai rencontré Jean Guéhenno sur l'Acropole. Nous avons lu ensemble la lettre sur l'Acropole.  Oui Jean Guéhenno il a fait Ulm

 

RG : Mais je crois qu'il a eu du mal à y renter

 

DD : Ilm avait des relations avec ses parents qui m'a beaucoup ému dans un livre qui m'a raconté. Oui, il m'a parlé de tout ça sur l'Acropole oui.

 

 

RG : Et c'est quand vous étiez à Saint-Cloud que vous avez rencontré Foucault ?

 

DD : Oui, la première semaine où je suis arrive à Paris en 60, il se trouve que j'avais un de mes professeurs de la fac de Lyon qui était un ami de Foucault. Qui était à Normale avec Foucault et qui voulait que je représente encore au concours. Et pour me convaincre m'a invité à rencontrer Foucault. Et alors quand je suis rentré à Saint-Cloud j'avais un de mes camarades qui était entré un an avant moi - qui a fait une grande carrière diplomatique – et quand il m'a revu il a trouvé que j'affichais trop mon homosexualité. Et il m'a conseillé d'avoir une vie politique, comme thérapeutique (rire). Il m'a conseillé de me présenter aux élections des représentants des élèves de l'École Normale. Je vous dis ça parce que ça fait partie de l'histoire politique. Nous étions dans les Écoles Normales 'élèves-maîtres'. C'est-à-dire que nous étions à la fois représentés dans les syndicats d'enseignants et les syndicats d'étudiants. J'avais jamais été militant, j'avais juste une fois fait le service d'ordre pour Mendès-France à Lyon pendant la guerre d'Algérie. Bon j'étais contre la guerre d'Algérie mais je ne m'étais pas impliqué d'abord j'étais interne à Lyon.  Et puis à Saint-Cloud donc, je me suis présenté d'abord comme candidat pour représentant des élèves. J'ai été élu représentant à l'UNEF en 60. J'arrive juste en 60, la première semaine où j'arrive à Saint-Cloud je rencontre Foucault et je suis élu à l'UNEF alors que j'aurais pu être élu au syndicat des profs. Et j'ai la chance par hasard d'être élu à l'UNEF, c'était la guerre d'Algérie et l'UNEF est le principal mouvement social contre la guerre d'Algérie. Je me suis trouvé politisé par cette élection à l'UNEF.

 

RG : Donc l'élection a précédé la politisation.

 

DD : Oui, parce qu'il fallait un candidat. Parce qu'il fallait quelqu'un qui représente les élèves. Et l'École de Saint-Cloud était une école considérée traditionnellement comme Communiste. Pour moi mai 68 est profondément anti-communiste. Ce que je ne ressens pas toujours dans les récits que l'on fait de mai 68.

 

RG : Vous vous êtes présenté avec quelle tendance pour être élu ?

 

DD : Il fallait quelqu'un. Je me suis présenté j'étais une bonne pâte. Je crois que je serais devenu communiste s'il l'avait fallu. Mais donc je me suis présenté, j'ai été élu à l'UNEF et l'une des premières tâches que nous avions c'était de préparer la manifestation du 27 octobre 60 qui est la première grande manifestation contre la Guerre d'Algérie. Donc je me suis engagé dans la préparation de cette manifestation et au tout dernier moment, peut-être deux jours avant la manifestation, mes camarades communistes de l'Ecole  - que j'étais censé représenter puisque je représentais l'École. Je ne savais pas si les gens étaient communistes ou pas, l'École était globalement de gauche - et ils m'ont dit au dernier moment : 'la manifestation est déplacée. Au lieu d'aller au quartier Latin nous allons aux usines'. Vous voyez c'est très 'mai 60' mais ça a lieu en 60 ça. Alors nous allons aux usines.

 

RG : Où aux usines ?

 

DD : Dans des usines où il y a des ouvriers CGT. Ils m'ont dit 'On va aux usines parce que tu comprends aller manifester aux Quartier Latin alors que c'est un quartier nanti. Alors que tu vois aux usines les gens sont beaucoup plus nationalistes, c'est beaucoup plus difficile de convaincre les ouvriers alors il faut aller aux usines.' Moi je voulais entrer dans un réseau de soutien au FLN, notamment faire des cours dans le bidonville de Nanterre. Faire des cours aux algériens et j'avais un rendez-vous à la Mutualité le lieu de la manifestation de l'UNEF le 27 octobre. J'avais un rendez-vous avec la personne qui allait m'introduire dans ce réseau. Je dis : 'Je peux pas moi. C'est moi le délégué de l'UNEF ? Pourquoi c'est pas moi qui ais été informé ?' C'est mes camarades qui m'informent qu'on a changé d'objectif. Je trouvais pas ça correct et comme l'organisation n'a pas donné un contrordre je vais à la Mutualité, où il y avait foule. Et je vois arriver mes camarades qui me disent : 'Oui au dernier moment il y a eu contre-ordre'. A ce moment là je comprends la stratégie des communistes qui avaient voulu saboter la manifestation de l'UNEF en nous envoyant aux usines. D'où ma très grande résistance à aller dans les usines en 68 ! (rire)

Donc si vous voulez je vous ai raconté ça car ça a été ma formation politique, la lutte contre la Guerre d'Algérie et la méfiance à l'égard du parti communiste d'emblée avec cette manifestation-manipulation. A chaque qu'il fallait manifester contre la guerre d'Algérie, ils proposaient de manifester pour Cuba.

 

RG : Ce sont les communistes qui manifestaient pour Cuba. Vous ne vous êtes pas intéressé.

 

DD : J'ai failli partir pour Cuba avec Régis Debray et je n'y ai pas été.

 

RG : Vous n'êtes pas parti parce que ?

 

DD : Parce que j'avais pas assez d'argent. Je suis parti aux Etats-Unis en 61 en charte et il y avait Régis Debray et un de ses copains que je connaissais bien qui partaient par ce biais. C'était une occasion de rejoindre Cuba et moi je me suis contenté de tourisme aux Etats-Unis.

 

 RG : Oui parce que ça a fini difficilement pour eux. On a évoqué Foucault, j'ai pas tout à fait compris comment vous l'avez rencontré. En 60 ?

 

DD : En 60. La première semaine où j'étais à Paris, cet ami Robert Mauzi, professeur de littérature à l'Université de Lyon, qui était mon prof à la fac de Lyon qui m'a dit : 'je vais te faire rencontrer un de mes collègues qui arrive.' Il rentrait d'Allemagne. Il venait juste de revenir en France donc il connaissant peut de gens à Paris. Et il m'a fait rencontrer Foucault donc en septembre 60. Donc ça a intéressé Foucault que je sois intéressé contre la Guerre d'Algérie mais lui c'est vrai que il n'était pas mobilisé à ce moment là. Ils ne le sollicitaient pas non plus, lui il n'était pas connu, les gens n'avaient aucune raison de le mobiliser. En plus c'est vrai qu'il avait assez confiance dans les intentions de De Gaulle parce qu'il avait été très proche du proche entourage de De Gaulle pendant sa période de Pologne.

 

RG : Ah bon ? Ça je ne le savais pas.

 

DD : Oui, de Gaulle a été en Pologne dans les années 28-29 je crois, il a été Conseiller Militaire en Pologne De Gaulle. Et il eu toujours une politique à l'Est. Et donc il est arrivé au pouvoir en 58. Il a placé en Pologne des gens à lui. Et, ça c'est Foucault qui me l'a raconté : ce sont des gens qui ont préparé le coup d'état de 58 et on les a mis à distance pour qu'ils ne parlent pas bien sûr. Donc il était tranquille, en Pologne il n'y avait pas de journalistes, il n'y avait pas d'interview et tout ça. Donc il y avait un proche entourage, des gens qui étaient très proches de De Gaulle et qui savaient très bien comment ça avait été préparé 58 qui ont été placés à l'Ambassade de France en Pologne et Foucault était en Pologne pour ouvrir l'Institut Français où il s'est trouvé le collaborateur d'Etienne Burin des Roziers, qui était à Londres avec De Gaulle en 40 et qui a fini Secrétaire Général de l'Elysée. Donc un très proche de De Gaulle. Donc Foucault n'avait pas de raison de croire que De Gaulle était fasciste. C'est un peu l'idée que la gauche avait de De Gaulle en 60. Et il fallait manifester contre le pouvoir fasciste.

 

RG : D'accord je comprends. Donc c'est la guerre d'Algérie qui a fait votre apprentissage politique ?

 

DD : Oui tout à fait.

 

RG : Et à part l'UNEF, vous avez milité avec d'autres gens à l'époque ?

 

DD : L'UNEF était quand même un point de rencontre des principaux mouvements anticolonialistes. Mais il y avait le Comité anticolonialiste qui était un petit comité qui réunissait les gens d'Afrique et d'Afrique du Nord. Ca été surtout le comité anticolonialiste qui était un comité internationale. Et puis au sein de l'UNEF j'ai connu une fille qui a été importante pour moi, qui était la déléguée de Sèvres. Et elle est devenue la femme d'Alain Geismar. Mais à l'époque elle était pas mariée encore.

 

RG : La première femme ou la deuxième femme ?

 

DD : La première, Edith Geismar, Edith Esten ( ?). Très proche amie, qui m'a pas mal dribblé politiquement. C'est vrai qu'à ce moment là pour quelqu'un qui venait de la 'petite petite bourgeoisie' le Parti Communiste c'était vraiment l'incarnation de la Gauche, c'était vraiment le grand écart. Quand on voulait passer à gauche le Parti Communiste c'était un peu comme une rupture. Presque une rupture familiale. Et d'une certaine manière elle était militante au PSU parce que je trouvais que c'était un milieu trop proche de ce que je vivais. Un milieu trop intellectuel, trop 'prof', pas assez ouvrier.

 

RG : Un peu comme vous alors ? (rires)

 

DD : Justement. C'était mon milieu donc je voyais pas l'intérêt pour moi d'entrer dans un parti politique pour fréquenter les gens que je fréquentais normalement. Je trouvais qu'un parti devrait brasser davantage de gens. Donc je ne suis pas entré au PSU mais idéologiquement si vous voulez ma formation s'est faite avec le PSU.

 

RG : Comment s'écrivait son nom à la femme de Geismar ?

 

DD : En fait c'est Renée-Edith mais elle faisait prononcer sous un seul mot, tout le monde la connaissait sous le nom de R'Edith.

 

RG : Et elle a épousé Geismar à quel moment ?

 

DD : Elle avait épousé Geismar peu après. Il avait très actif pendant la Guerre d'Algérie Alain Geismar. Je l'ai connue en 61-62, elle a dû l'épouser peu après en 63-64 je sais pas. Mais j'étais très lié à elle. Quand Alain était en prison j'ai pris son fils en vacances dans ma maison à la campagne. Maintenant elle a acheté une maison de campagne pas loin de chez moi, on est restés amis.

 

RG : Donc elle vous a aidé politiquement.

 

DD : Elle m'a dribblé. C'était un peu comme l'entrainement des chevaux. Oui, elle m'a entraîné, elle m'avait formé quoi. La plupart des thèses de l'UNEF étaient des thèses très proches du PSU quoi. Et c'est vrai que Rocard était un peu devenu notre référent  pour nous.

 

RG : Et donc vous avez quitté Saint-Cloud à quel moment ? Avec l'agrégation ?

 

DD : En 64.

 

RG : 64. Et puis en ce qui concerne votre carrière qu'est-ce qui s'est passé ?

 

DD : En 64 j'avais le service militaire.

 

RG : Ah le service militaire… et c'était le service militaire ou la coopération ?

 

DD : C'est ça. J'avais été proche des gens qui ont instauré la coopération. C'est un copain qui est Pierre Laville qui est maintenant directeur de théâtre. J'avais été un des premiers à travailler sur le projet de coopération.

 

RG : Parce que c'était nouveau à l'époque ?

 

DD : Oui c'était nouveau. Ça s'est mis en place à cause de la guerre d'Algérie. Parce qu'on ne voyait plus très bien quoi faire des intellectuels dans l'armée, comme ils étaient les opposants. Donc ça a été une manière de se débarrasser des intellectuels. Donc on était des militaires, on avait un contrat militaire mais avec de l'action civile. Ça a été initié je pense en 63, par là, tout de suite après la Guerre d'Algérie. C'est vraiment une politique d'après la Guerre d'Algérie. Donc moi je suis parti en 64, en Tunisie.

 

RG : Et qu'est-ce que vous avez fait là bas ?

 

DD : J'ai été prof. J'étais pas militant parce que la Guerre d'Algérie était finie, la Tunisie était indépendante, à ce moment là les tunisiens n'étaient pas très motivés politiquement. En tout cas c'est après. Quand Foucault est arrivé en Tunisie en 67 la Tunisie a commencé – sous la pression américaine parce que la présence américaine commençait. Si vous voulez les américains ont inauguré le 'Peace Corp' à peu près en même temps que moi j'étais en Tunisie. Et alors il y avait une confrontation entre la politique de coopération française et la politique de coopération américaine. Peut-être que ça a commencé un an avant parce que il me semble que c'est Kennedy qui avait initié le 'Peace Corps'. Mais lorsque c'est devenu effectif ce n'était déjà plus Kennedy.

 

RG : Et les gens au 'Peace Corp', qu'est-ce qu'ils faisaient ?

 

DD : Comme nous. Les profs au lycée étaient américains ou français. Naturellement ils ne faisaient pas de politique. La seule chose c'est qu'ils parlaient de Marx et ils ajoutaient après qu'ils était Juifs. Et après les élèves revenaient en me disant : 'Monsieur il était Juif, mais alors quel est le rapport avec l'entité sioniste d'occupation ?' Donc le 'Peace Corps' avait quand même un rôle idéologique. Il avait un petit travail comme ça de contre-idéologie. Mais enfin pas un vrai travail politique.

 

RG : Vous dites que la Tunisie était calme à l'époque ?

 

DD : Oui, c'était calme en 67. Moi j'étais à Sfax, dans le sud de la Tunisie, qui était assez 'nassérienne'. Le sud de la Tunisie était assez 'nassérien'. Je me suis trouvé un peu lié aux événements là bas indirectement.

 

RG : Parce que les tunisiens commençaient à se révolter. Mais contre qui ou quoi ?

 

DD : Non, ils ont commencé à se révolter en 66-67. En 66 il y avait une action assez importante du Parti Baas. Des irakiens qui commençaient à recruter des nationalistes d'idéologie baassiste. Et le gouvernement tunisien a commencé à arrêter les baassistes en 65-65. Et la présence américaine est devenue de plus en plus forte. En 64-65 il y avait des coopérants américains. Mais en 67 il y avait des visites du vice-président américain de l'époque. Comment il s'appelait le vice président ? Le président c'était Johnson…

 

RG : Humphrey ?

 

DD : Oui, c'est anecdotique. Donc il y avait une présence. Je ne sais plus exactement quelle était la nature de la coopération. Je pense pas qu'il y avait une coopération militaire.

 

RG : Les américains étaient derrière le régime ?

 

DD : Oui, très visiblement. Et alors il se trouve – enfin ça c'est anecdotique, j'ai des documents ici pour vous le prouver, j'ai des photos avec Bourguiba. Il se trouve que la Tunisie était un pays calme mais très très très policier. Il y avait dans chaque classe un délégué qui était chargé de nous fliquer. Il se trouve qu'il était très très beau le délégué. J'étais très amoureux de lui et je pense qu'il était assez gentil avec moi. Il se trouve que Bourguiba a commencé une tournée au Moyen Orient : il est allé en Egypte où il a quitté l'Egypte en rendant public le fait qu'il y avait des négociations entre l'Egypte et Israël. Ce qui a fait énormément de bruit. L'Egypte a démenti et Bourguiba a continué son voyage d'Egypte en Iran. Et il a commencé donc à quitter le Panarabisme pour le Panislamisme. Et c'est en 65. Et il est allé dans d'autres pays musulmans, en tout cas il est allé en Iran. Et vous voyez qu'il était très soutenu par les Américains. J'ai appris ensuite parce que j'ai fait Science Po une année, j'ai fait une année de Science Po avant l'agrégation de Philo. En 63 j'ai fait une année de Science Po et j'avais comme copain un type qui avait été le secrétaire de Ben Gourion, que j'ai revu après en Israël et qui m'a confirmé que c'était en accord avec les Américains que Bourguiba avait divulgué les rencontres secrètes. Que les Américains ne souhaitaient pas que Nasser devienne un leader de la paix. Et donc la présence américaine était très réelle en Tunisie. Et en 67 au moment de la Guerre des Six Jours le gouvernement a commencé à arrêter les éléments baassistes et un peu tous ceux qui pouvaient faire des problèmes pendant la Guerre des Six Jours. Et le début de 68 en Tunisie vous voyez il y a eu une répression très forte.

 

RG : Quel genre de répression ?

 

DD : Mais c'était des baassistes uniquement. Certains étaient accusés d'être sionistes, mais c'était contradictoire. Et en 68 le mouvement a commencé en mars, je crois, en Tunisie, en partie à cause de la maltraitance à l'égard des prisonniers baassistes.

 

RG : Il y a eu des échos en France de ce qui se passait en Tunisie ?

 

DD : Pas avant 68 non.

 

RG : Si on peut revenir sur 68 en France, comment ça s'est passé pour vous ?

 

DD : Alors moi j'étais ce qu'on appelait à ce moment là ce qu'on appelait chercheur isolé au CNRS. C'est-à-dire que en fait j'étais attaché de recherche au CNRS et à la fois à la Fondation Thiers. Donc une institution très bourgeoise, on avait un domestique en gants blancs qui nous servait à table. Dans une très belle maison qui est maintenant un club très chic, le Club St James. C'était une maison construite sur le modèle du tombeau de Napoléon, il y avait une coupole… Thiers était très admirateur forcément de Napoléon et on avait fait un bâtiment qui honorait la mémoire de Thiers et de son histoire de Napoléon. On était 15 personnes, 5 par année pendant 3 ans. J'y étais de 66 à 67, j'ai quitté en 68. J'y étais en 68. Alors c'était curieux parce que dans cette institution il y avait Jacques Rancière, il y avait également quelqu'un qui s'appelait Michel Briguière, collaborateur de Pompidou. Les cabinets ministériels font semblant de ne pas avoir trop de personnel alors il y a des chercheurs scientifiques qui sont payés par le CNRS. Enfin, ça ne se fait peut-être plus maintenant, j'en sais rien. Il y a eu beaucoup de problèmes avec ça. Donc il y avait quelqu'un qui travaillait chez Pompidou et le doyen de la Fondation s'appelait le Doyen Davy. Ca ne vous dit peut-être rien…. Il était le dernier survivant de l'école de Durkheim. C'était un vieux monsieur très conservateur. En mai 68 je me suis retrouvé un peu délégué et porte-parole des pensionnaires de la Fondation Thiers. Un peu comme la Villa Médicis, la Casa Velasquez. On cherchait comme ça après l'agrégation des institutions pour des chercheurs en résidence.

Donc la fondation Thiers était l'une de ces institutions. Et il y avait Michel Bruguière qui était chez Pompidou. Moi j'étais à engagé auprès de l'UNEF, je me suis retrouvé porte-parole des élèves et du coup le Doyen Davy m'a convoqué dans son bureau pour me dire qu'il était moins réactionnaire qu'on ne le disait parce que quand même avec Durkheim ils avaient fondé L'Humanité. Il m'a raconté les années 20, avant Durkheim, Mauss et Halbwachs, c'était tout à fait intéressant. Donc en 68 j'étais chercheur isolé. Ca veut dire que je travaillais tout seul en bibliothèque, je ne voyais personne, j'avais pas d'équipe, j'avais pas de laboratoire, c'était fictif. Mon patron était Raymond Aron et j'avais pas d'équipe autour de moi. Et j'étais allé chercher une de mes amies qui passait l'agrégation d'anglais. Ca devait être le lundi 3 mai je crois. Elle passait l'agrégation à Sainte-Geneviève. Je sais plus si la première grande manifestation c'est le 3 ou le 4 ?

 

RG : C'était le 3, grève générale c'est le lundi 13 mai.

 

DD : Alors j'ai fait la première grande manifestation qui est partie de Denfert-Rochereau, et je crois que c'est la première grande manifestation : de Denfert-Rochereau on est passés devant le parlement, où on a rien fait… et on est allés je crois jusqu'aux Champs-Elysées, jusqu'à la tombe du Soldat Inconnu. Et puis après on s'est perdus un peu et c'est là que je me suis retrouvé dans une première bagarre de flics. J'étais obligé de me cacher dans un café. On est passé par les toits, je me suis blessé à la cheville, j'ai encore la cicatrice. C'était le premier jour. Donc le premier jour je croyais que c'était un lundi… Je ne sais plus.

C'était le premier jour de l'agrégation. J'avais une de mes amies très proches – la première femme qui m'a dépucelé (rire) – passait l'agrégation. Je vais la chercher à la sortie et je vois autour de la Sorbonne un déploiement de police comme je n'en n'avais jamais vu de ma vie. J'avais quand même beaucoup fait des manifestations pendant la guerre d'Algérie, on n'avait jamais vu autant de police. Et là j'ai été révolté par la force de la répression. On disait pas encore 'CRS SS' mais quand on l'a dit j'ai été convaincu. C'était vraiment énorme : la quantité d'autocars noirs, des flics à la fois moins athlétiques qu'aujourd'hui – aujourd'hui ils ont l'air de GI. Là ils avaient encore l'air 'vieux flics', lourds, et avec des casques et des lunettes… un équipement archaïque. Ils faisaient à la fois 'pépères' et ils étaient effrayants.  Parce que déjà leurs visages étaient cachés, c'était inhumain. Et ça c'était inacceptable que le quartier Latin soit bouclé de flics à ce point là je ne l'ai pas accepté. Et c'était vraiment ma motivation. C'était insupportable, on ne pouvait pas accepter ça. Donc première manifestation j'y cours. Et le point de départ était à Denfert-Rochereau et je crois que j'ai fait toute la manif' ce jour là, où j'ai retrouvé tous mes copains. Et je les ai toutes faites à partir de cela.

Et alors le soir de la Nuit des Barricades, à 9h du soir, j'étais rue Soufflot et on a commencé autour de moi à arracher les pavés. Très tôt hein, 9h du soir je crois. Il n'y a pas eu de barricades à ma connaissance avant. Il y a eu je crois avant, à Montparnasse où je me suis fait blesser, des voitures mises un peu en travers, des choses comme ça. Mais enfin il n'y a pas eu de barricades à ma connaissance avant.  Par contre ce soir là, à 9h du soir, on a commencé à dépierrer et faire un tas de pierres et il y avait René Scherer, un philosophe assez connu en France, qui est le frère d'Eric Rohmer.

 

RG : Ah oui, ça je ne savais pas.

 

DD : Personne ne le sait, Eric Rohmer voulait pas qu'on le sache.

 

RG : Et ils n'ont pas le même nom ?

 

DD : Eric Rohmer a pris le nom de sa mère, il a pris un pseudonyme d'artiste. Et je me rappelle il y avait pas mal de gens qui après ont été des figures importantes de 68. Un garçon qui a été le premier après mai 68 à refuser la visite de l'Inspecteur Général. Un philosophe, André, je sais plus son nom. En tout cas j'étais avec lui et j'ai commence à dire à René Scherer : 'Mais c'est insensé ! Qu'est-ce qu'on va faire avec ces pavés ?! On va quand même pas les jeter sur la tête des flics ?!' Et il me dit 'Pourquoi pas ? ' Je dis : 'Mais c'est insensé !' Et il me répond : 'Si t'es contre, t'as qu'à t'assoir dessus et nous empêcher de les prendre.' Je m'assois quand même sur le tas et je les empêche tout de même de prendre un caillou. Et donc j'ai commencé la Nuit de Barricades assis sur le tas de pavés qui était autour de la fontaine de la rue Soufflot. Puis quand le tas est devenu un peu trop haut je suis parti parce que pour moi faire une barricade c'était de la folie. Donc je ne comprenais pas. Mais enfin c'est amusant, je vous raconte ça en détail parce que je suis resté peut-être jusqu'à minuit, 11h, par là. Et comme il y avait un groupe autour du tas de cailloux, il y avait pas mal de choses, les gens commençaient à prendre des voitures. Et je rencontre Pierre Nora et François Furet.

 

RG : Ah oui ? Et qu'est-ce qu'ils faisaient là ?

 

DD : Ils faisaient le tour du quartier. Je les connaissais déjà. J'avais été en Israël avec eux pendant la guerre des 6 jours en 67. Donc je les connaissais depuis longtemps, je les connaissais bien. Pierre Nora habitait le boulevard St Michel. Donc il y avait le psychanalyste lacanien, plutôt freudien, il y avait François Furet, Pierre Nora, Françoise Cachin la femme de Pierre Nora. Donc ils se promenaient sur le boulevard et de chez eux regardaient les événements. Les arbres avait déjà été coupés quelques jours avant, c'était déjà un peu dévasté le Quartier Latin. On regarde ça de la fenêtre et puis vers 1h du matin, la bataille avait pas commencé parce que François Furet propose de me ramener, la bataille avait pas commencé, il n'y avait pas de métro. Et François propose de me ramener chez moi. Et on fait un petit tour, ça m'amuse. Car c'est François Furet historien et c'est Fabrice à Waterloo. Donc on fait un petit tour du quartier et on ne voit rien ! Il me dit : 'Je te ramène chez toi'. C'était boulevard de Grenelle dans le 15ème et donc il me ramène chez moi tout était calme. Et 1à minutes après être arrivé chez moi j'ouvre la radio pour savoir et j'entends que c'était la Nuit de Barricades et je pouvais pas retourner parce que c'était quand même un peu loin, j'étais un peu frustré. Mais c'était drôle parce que on était passés dix minutes / une demi-heure avant et on n'avait rien vu. On n'avait même pas vu que la barricade était plus haut dans la rue Gay Lussac, on avait rien vu. Donc une demi-heure avant on était le bon historien de la révolution et on avait rien vu. Et je sais qu'à ce moment là j'ai appelé Foucault, qui était en Tunisie, pour lui faire écouter la radio et le tenir au courant de ce qui se passait dans le Quartier Latin. Donc la Nuit des Barricades je n'ai rien vu ! Je suis resté chez moi.

 

RG : Et puis le reste du mois ça s'est passé assez calmement pour vous ?

 

DD : J'étais dans la rue tout le temps mais je n'appartenais à aucun groupe.

 

RG : Vous apparteniez à l'UNEF.

 

DD : Alors l'UNEF je n'appartenais plus car je n'étais plus étudiant depuis 63. A la fin de la Guerre d'Algérie c'était terminé, 62 je n'étais plus étudiant. En tant que chercheur au CNRS j'étais rattaché au syndicat des chercheurs. Et le syndicat des chercheurs était assez communiste, assez conservateur par rapport à nos normes de l'époque et j'avais envie qu'on rejoigne le SNESup où était Geismar. Alors après la Nuit des Barricades j'étais à beaucoup de réunions, je retrouve justement mon amie de cette époque là. J'étais à toutes les réunions mais c'était tellement corporatiste : on réfléchissait sur la transformation des thèses, les carrières, bon. Là il y avait une activité très très intense mais de type syndicale réformiste.

 

RG : Parce que après l'agitation continuait mas ça s'est déplacé un peu. De La Sorbonne et du Quartier Latin vers l'Université de Vincennes ?

 

DD : Ça c'était longtemps après.

 

RG : 6 mois après…

 

DD : En fait l'université de Vincennes n'ouvre qu'en janvier 69. L'occupation de l'Université de Vincennes doit commencer en février 69. Je me rappelle pas très bien ce qui se passe. C'est-à-dire que l'été 68 on est allés encore en Tunisie je crois. Foucault avait quitté la Tunisie pratiquement obligé. Mais on a passé l'été quand même en Tunisie parce que l'invasion de la Pologne et de la Tchécoslovaquie se fait en août 68 et on est en Tunisie. On est allés en Tunisie parce que les gens sont en prison et il y a les procès qui se préparent et on fait la navette ; Foucault donne son salaire pour les avocats, tout ça.

 

RG : Vous avez soutenu les étudiants tunisiens, c'set ça ?

 

DD : On n'a pas pu parce qu'ils ont été condamnés à treize, quatorze ans de prison. Foucault s'était pas mal investit. Il est resté en Tunisie le plus longtemps possible pour laisser son salaire aux familles parce que beaucoup étaient des chercheurs ou des assistants, donc des boursiers qui faisaient vivre leur famille avec ces revenus là. Foucault était resté et la police tunisienne l'a forcé à partir. Donc il est rentré en septembre 68. D'abord c'était calme, on été après les élections. Vraiment il y a eu les mois héroïques de mai et de juin. J'entends révolution avortée, j'entends échec révolutionnaire et tout ça… J'ai jamais eu l'impression qu'on faisait la révolution ! Je sais pas s'il y a des gens qui ont cru qu'on faisait la révolution. C'est une idée qui s'est imposée après coup.

 

RG : C'était quoi alors pour vous ?

 

DD : C'était un mouvement social très antiautoritaire mais il n'y avait pas de relais politique. Dans les manifestations Mitterrand se faisait huer !

 

Moi je n'ai pas été à la manifestation de Charléty ! Ca ne me concernait pas, et pourtant j'aimais Mendès-France. Et c'est très bien parce que j'ai sans doute été parmi les premiers à savoir qu'il y avait une réunion très tôt en mai chez Mendès-France, d'hommes politiques de Gauche. Il se trouve que ma meilleure amie était la fille de Jacques Rueff. Et un matin elle me dit affolée que la gauche était en train de se réunir chez Mendes France. Affolée parce que c'était les réactions de son père. Et pour Jacques Rueff Mendès-France était parfaitement respectable, il était en mesure de devenir chef de gouvernement. Donc c'était très grave si les gens se réunissaient chez Mendès-France.

Donc j'arrive au petit déjeuner à la fondation Thiers et je dis à mon ami Michel Bruguière qui travaillait chez Pompidou : 'Vos jours sont comptés.' Et il m'a toujours dit que j'avais été celui par qui ils avaient appris que la Gauche se réunissait chez Mendès-France. Enfin, le RG le leur ont appris quelques temps après et ils avaient pris ça très au sérieux. Et pour moi se réunir chez Mendès France c'était pas grave, c'était pas sérieux. Il y a avait des gens qui étaient engagés dans un mouvement de masse mais il n'y avait pas de relai politique. Mais il y avait un formidable désire de changement des relations sociales. On a adopté le tutoiement généralisé tout de suite. Et même une chose qui me frappe beaucoup : quand on a parlé de Révolution de Velours dans les pays de l'Est, je pense que c'était une Révolution de Velours.

 

RG : Il y avait de la violence.

 

DD : Oui il y avait de la violence, enfin j'imagine qu'en Tchécoslovaquie aussi. C'est vrai la police avait exercé une violence extraordinaire. Et encore, par rapport à novembre car c'est vrai que si ça avait été Papon la violence aurait été autre chose ! Mais Grimaud que j'ai rencontré quelques temps après était un homme extraordinaire. On avait quand même la chance d'avoir quand même à la tête de la police quelqu'un de sérieux. Mais il n'y avait pas de relais politique et j'en avais tout à fait conscience. C'est pour ça que je trouve ça beaucoup plus proche de la Révolution de Velours. Pas de perspectives politiques absolues c'est une demande de changement ! Une demande de changement c'est pas la révolution.

 

RG : Il y avait des gens à l'époque qui ont écrit que ce n'était qu'un début, ou 'vers la guerre civile'.

 

DD : Oui, Geismar et July. En plus Geismar en était-il convaincu ?

 

RG : Vous avez rejoint la Gauche Prolétarienne, pourquoi ?

 

DD : En 70, quand elle a été dissoute. Toujours le sens de la liberté et de la justice. Quand elle a été dissoute, toute activité liée à la Gauche Prolétarienne était interdite et on passait devant la Cour de Sûreté de l'Etat, on passait devant un tribunal d'exception. C'est à ce moment là que j'ai demandé à Jacques Rancière qui était à la Gauche Prolétarienne de le rejoindre. Parce que je trouvais ça inacceptable comme condition. Très vite, à la gauche prolétarienne, mes copains disaient : 'En bon fils d'artisan je me suis mis à mon compte.' Se mettre à son compte c'est-à-dire ouvrir sa petite entreprise (rire). C'est-à-dire que je proposais à Foucault de créer le GIP. C'est-à-dire que j'étais entré à la Gauche Prolétarienne dans une petite cellule très particulière, bon chic bon genre disons. Cette cellule servait à préparer les procès politiques. Essentiellement travailler avec les avocats. C'est dans ce sens que j'ai dit que c'était bon chic bon genre. C'était travailler avec les avocats donc il fallait être propre sur soi. En province surtout, à Paris beaucoup moins. Les avocats étaient gauchistes mais en province c'était plus difficile. Il fallait travailler avec les avocats et aller chercher des témoins car la justice voyait dans des actes militants des actes délinquants. Donc il fallait prouver que c'était des actes militants. Par exemple il y a eu une histoire dont j'ai eu à m'occuper : un gars avait mis un petit pétard, une petite bombe sous une voiture pour faire sauter la voiture d'un industriel. Le problème c'était : faire sauter la voiture ou faire sauter le conducteur dans la voiture ? Dans un cas c'est une destruction de matériel dans un autre cas c'est une tentative d'assassinat. Ni l'avocat ni moi ne connaissions les voitures. Donc quand on monte dans une DS la DS monte. Alors que la Police disait 'Quand on monte dans une DS elle descend'. La bombe doit exploser et il fallait donc que le conducteur y monte. Les avocats ne le savaient absolument pas, donc on allait chercher des ouvriers qui expliquaient que c'était pas possible et que donc c'était pas une tentative d'assassinat. On avait cherché des gens, des témoins, ou quand un type était arrêté dans une usine, trouver des ouvriers pour témoigner des conditions dans l'usine. Voilà, mon travail c'était de préparer les procès politiques pour l'ouest de la France donc grande Normandie…

 

RG : Pourquoi dans l'Ouest ?

 

DD : La vallée de la Seine était une des régions industrielles assez importantes, le textile était en train de disparaître, la chimie s'y implantant. Et puis alors la Bretagne il y avait les chantiers navals de Saint Nazaire, enfin il y avait quelques grosses entreprises à Saint Nazaire et Nantes. La c'était des régions ouvrières mais il y avait également les paysans de Lambert. Les Lambert étaient dans l'Ouest. Donc il y avait aussi de l'implantation paysanne autour de Lambert.

 

 RG : Tout ça c'était un contexte de la Gauche Prolétarienne.

 

DD : Donc à l'intérieur de ces procès de militants politiques j'ai proposé qu'on fasse une commission d'enquête sur la situation dans les prisons.

 

RG : D'accord, parce qu'il y a beaucoup de maoïstes et autres en prison ?

 

DD : Il y avait à peu près 200 et quelques maoïstes en prison.

 

RG : Qui faisaient une grève de faim, tout ça ?

 

DD : Alors ils faisaient une grève de la faim en septembre 70 qui s'était pas très bien passé. Et c'était Serge July qui était responsable de notre groupe, de notre cellule qu'on appelait 'l'OPP' : l'Organisation des Prisonniers Politiques dont Serge July était responsable entre autres. Et pour des raisons que je n'ai jamais vraiment élucidées la Gauche Prolétarienne n'était pas transparente et moi  j'ai toujours eu comme politique de ne pas savoir des choses que je n'ai pas à savoir n'étant pas sûr de résister à la torture. Je m'étais dit : 'Je ne peux assurer que selon mes moyens donc si on m'arrête, si on me torture ou si on m'intimide… J'ai jamais voulu savoir trop de choses donc je ne connaissais pas bien la direction de l'organisation. Et donc Serge July a été puni de ne pas avoir bien organisé cette grève de la faim, il a été envoyé, comme dans les traditions communistes auprès des ouvriers. Car la punition c'est d'être envoyé aux usines. Il a été envoyé dans le Nord où il a préparé le procès des mines avec Sartre.

 

RG : Dans le tribunal de Lens ?

 

DD : Dans le tribunal de Lens. Je suis allé en tribunal de Lens, pour distribuer des tracts, faire le grouillot. Et puis j'ai été très intéressé par les dépositions des médecins. Il y avait des ingénieurs de Mines et puis des médecins qui ont exposé tous les problèmes de sclérose et puis les maladies des mineurs. Et c'était absolument remarquable et à ce moment là je me suis dit : 'Mais pourquoi on ne ferait pas une enquête dans les prisons avec des spécialistes, des médecins, des avocats ?' Pourquoi on ferait pas pour soutenir la grève de la faim des militants qui voulaient obtenir le statut politique une étude ? Pourquoi on ferait pas quelque chose du même ordre ? Et ça avait été organisé par Les Amis de la Cause du Peuple qui était une association créée par Liliane Siegel, une des femmes de Sartre. Et c'est elle qui l'animait. Donc j'ai eu l'idée de demander à Foucault d'animer un groupe de spécialistes sur la situation pénitentiaire après le procès de Lens.

 

RG : Donc ça a été le Groupe d'Information sur les Prisons ?

 

DD : C'est ça. Ca a été le Groupe d'Information sur les Prisons.

 

RG : Et c'était essentiellement une enquête ou un groupe de pression ? Qu'es-ce que c'était exactement ?

 

DD : La demande que j'avais faite à Foucault c'était qu'on fasse une enquête. Une commission d'enquête avec des spécialistes comme on avait fait au procès de Lens. Et puis donc on avait réuni ici dans cet appartement des avocats, le syndicat de la magistrature venait d'être créé. Donc il y avait de gens, il y avait Louis Joinet, du syndicat de la magistrature, qui était intéressé par Foucault, des journalistes du judiciaire, et puis on avait commencé un questionnaire sur les prisons. Je me suis pas établi, comme je disais tout à l'heure et je trouvais que les militants italiens s'étaient pas établis, à la différence des français. Et ils avaient fait des enquêtes d'étudiants, de sociologues auprès des usines. Et j'avais trouvé intéressant cette méthode de sociologue avec des questionnaires. Donc on avait préparé un questionnaire qu'on avait fait passer dans les prisons : les personnels, les gens qui sortaient de prison. Et puis on savait pas très bien les moyens de faire passer un questionnaire dans les prisons. C'était un projet mais on savait pas encore très bien comment on le ferait. Et puis on a fait cette réunion ici et on s'est aperçu que les médecins - les médecins de prison - les aumôniers, les avocats, ils étaient pas prêts à affronter la prison et à nous fournir des choses intéressantes. Ou disons avec très peu d'entre eux. A ce moment là Foucault réfléchit à imposer que ce serait pas une commission officielle visible mais un groupe dont l'information serait rassemblée par toutes formes de canaux plus ou moins clandestins, secrets. Et qu'il y aurait des noms incontestables pour accréditer l'information. Donc Foucault se proposait, on avait demandé à Vidal-Naquet qui avait fait un énorme travail sur la torture en Algérie et puis Domenach. Parce que on avait voulu Casamayor qui avait été un grand magistrat de gauche de l'époque - enfin c'était son nom de journalisme, je sais plus son nom réel - et Casamayor disait justement, 'Obligation de réserve, je peux pas me mettre dans une commission d'enquête sur les prisons, demandez à Domenach.' Surtout que Domenach...la revue Esprit devenait la revue des professionnels du social. Et le social était en train de devenir une profession nouvelle. Les assistantes sociales, on commençait à aller à l'université, on sortait du caritatif pour aller vers la professionnalisation. Et c'était un peu un de leurs repères la revue Esprit. Donc il s'y est engagé tout à fait et voici comment le Groupe d'observatoire des prisons a pris cette forme qui n'était pas celle de la commission d'enquête est née. Parce qu'on n'aurait pas pu enquêter en fait. On se serait présentés devant une prison – c'était l'idée de la Gauche Prolétarienne – on se faisait jeter. Moi je rêvais une prison moderne fictive quoi.

 

RG : Et comment avez-vous trouvé ces renseignements là-dessus ?

 

DD : On a fait entrer clandestinement par des assistantes sociales, des surveillants, des éducateurs surtout, le questionnaire. Les gens sortant de prison aussi nous ont donné des informations. On a commencé à travailler ensemble en décembre 70. Le Groupe a été connu le 10 février 71 au moment de la fin de la grève de la faim. La deuxième grève de la faim. Alors cette deuxième grève de la faim avait été coordonnée par Benny Levy.

 

RG : Coordonnée comment ça ?

 

DD : C'est-à-dire que le Groupe OPP dont je vous avais parlé tout à l'heure, qui avait au départ été coordonné par Serge July, Serge July avait été puni et envoyé auprès des masses, et celui qui a pris la succession c'était Benny Levy, que je ne connaissais pas. J'ai mis plusieurs semaines à savoir qui il était.

 

RG : Vous vous êtes bien entendu avec lui ?

 

DD : Oui, beaucoup. J'étais chargé de trouver des appartements bourgeois pour faire des réunions clandestines. Et donc j'avais tous les amis qui me prêtaient comme ça des appartements. Nous étions dans un appartement très bourgeois puisque nous étions dans l'ancien appartement du couturier bourgeois Paul Poiret. Et puis on est allés dans l'appartement. Et puis a ce moment là le copain m'a dit que : 'Mais c'est Benny Levy !'  Le copain avait été interné avec lui. Et c'est comme ça que j'ai su que c'était lui Benny Levy. Je ne savais pas. Il était assez efficace, il avait une réflexion politique bien. Ça c'était bien intégré à l'AGP bien que l'AGP avait des problèmes avec les détenus de droit commun.

 

RG : Comment ça ?

 

DD :Vous savez il y a la vieille tradition de méfiance à l'égard du lumpenprolétariat. C'est quand même le vocabulaire qui était encore courant. Le lumpenprolétariat par rapport aux vrais ouvriers… Ce vocabulaire a disparu je crois à notre époque, à l'époque du GIP. Mais c'est encore quelque chose qui revenait. Alors la tradition maoïste malgré tout, il y avait une grande armée qui avait intégré les brigands. Alors on avait quand même des exemples dans l'histoire maoïste d'intégration auprès des paysans, des représentants du vrai peuple, des brigands. Mais il y avait des moments où c'était mal vu. C'était pas toujours bien accepté, c'était du gauchisme dans le gauchisme.

 

RG : Je comprends. Donc ça a marché combien de temps ce groupe ?

 

DD : Ca a marché pendant deux ans. Alors le succès y a le bouquin d'Artières qui le raconte bien. Trois événements importants :

Premier événement, la suite de la fin de la grève des politiques a fait que la presse a été autorisée pour tous les détenus dans toutes les prisons. Avant ils n'avaient absolument pas de radio, pas de journaux à part Paris-Match ou des journaux sans couleur politique. En plus on découpait quand il y avait un truc politique. Donc là ils ont eu le droit d'acheter, on ne leur donnait pas les journaux. Donc les actions du GIP étaient immédiatement connues dans les prisons. Du coup les détenus ont confiance dans le GIP. Vous savez qu'en France il y a un juge que l'on appelle le JAP, Juge d'Application des Peines. C'est le juge qui est responsable du déroulement de la peine en prison. Normalement un détenu doit faire appel au JAP si ça se passe mal. Mais ils ont pris l'habitude de dire GIP à la place de JAP. Ils l'écrivaient sur les murs. On a vu dans des prisons des trucs : 'On va prévenir le GIP.' Donc c'était plus JAP. Donc là c'était quand même une victoire. Donc tous les journaux se sont mis à parler de notre enquête dans les prisons, on a publié des brochures à partir des questionnaires qu'on avait envoyés. Nos informations se sont révélées probantes par les révoltes que nous avons eues dans les prisons.

Deuxième événement, dans l'été 71 il y a Aticca aux USA. La presse française, naturellement parle beaucoup d'Aticca. Les détenus sont informés de la révolte d'Aticca. Et il y a deux détenus qui à titre privé font un coup. Ils prennent deux otages dans la prison de Clairvaux. Des voyous absolument voyous.

 

RG : C'est Buffet et Bontemps ?

 

DD : Oui c'est ça. Ils prennent un surveillant et une infirmière, ils les égorgent, donc c'est l'horreur, ils ont été condamnés à mort et tout. Donc c'est l'horreur mais ça a beaucoup d'impact dans la presse. Les gens se demandent : 'Faut-il réformer les prisons ? Faut-il abolir la peine de mort ou pas…' Donc il y a un débat à ce sujet. Les surveillants sont à ce moment là très très hostiles au GIP et répressif. Et le ministère est obligé de donner des garanties aux surveillants pour les apaiser et il supprime le colis de Noël qui est la tradition dans les prisons françaises. Une fois par an les familles françaises peuvent envoyer un colis de Noël. Seulement en France on aime beaucoup le saucisson, on envoie des saucissons. Dans le saucisson on peut cacher une lime… Donc il faut couper le saucisson en tranches avant de le donner. Donc les surveillants ont plein de travail et ils détestent les colis de Noël. Et le ministère supprime les colis de Noël et c'set les révoltes dans les prisons.

Il y a eu 32 révoltes. Les plus grandes révoltes ça a été dans les prisons de jeunes. A Laon, à Toul, à Nancy. Toul et Nancy les prisons étaient complètement dévastées.

 

RG : et c'est des prisons de jeunes là ?

 

DD : A Toul il y a deux prisons. Il y a une prison de vieux, en fait d'adultes. Ils se battent selon des normes très traditionnelles. Ils se révoltent, on fait des promesses, les promesses ne sont pas tenues. On leur promet de changer de directeur, il n'est pas changé. Et à ce moment là la prison des jeunes fait la révolte. Et ils font une révolte tout à fait d'un style nouveau. C'est-à-dire  saccage systématique, un sit-in dans la cour, à la manière de La Sorbonne, et ils parlent toute la nuit et eux ils se réfèrent à mai 68. Alors que jusque là, mai 68, dans les prisons c'était absent. 

 

RG : Et là c'est des prisonniers 'droit commun' ?

 

DD : Donc là c'est une révolte de jeunes 'droit commun'. Il y avait pratiquement plus de politiques à ce moment là. Donc là c'est une révolte 'droit commun', et il commence à y avoir de plus en plus de gens en prison à cause de la drogue. Il y a le chômage, un peu déjà pour les jeunes et beaucoup la drogue. Et on n'a pas une conscience de l'emprisonnement des jeunes et nous sommes parmi les premiers à avoir sorti le problème. Beaucoup de jeunes sont défendus par des avocats de la CGT mais on ne les présente pas vraiment comme des fils d'ouvriers. C'est toujours cette image que les prisons c'est toujours des délinquants, et puis il y a aussi des enfants d'immigrés qui commencent à être en prison. Et puis si vous voulez on met l'accent sur la nouvelle population pénitentiaire : jeunes, immigrés, tox. Et la révolte de Toul est tout à fait à l'image de cette nouvelle population. Et la révolte de Nancy aussi la plupart des leaders sont des jeunes.

 

RG : Quand vous dites 'jeunes' c'est au-dessous de 18 ans ou 21 ?

 

DD : Au-dessous de 30 ans. 25 ans, 22 ans. Ils ont déjà une carrière de prison. Hoffmann, Jacky Hoffmann à la révolte de Nancy il avait déjà plusieurs années de prison. Il disait qu'il n'avait d'ailleurs d'existence sociale qu'en prison.

 

RG : Vous savez ce qu'il est devenu ?

 

DD : Je ne sais pas. C'est vrai que je suis resté en contact quelques années mais je ne sais pas.

 

RG : Et puis avez parlé des immigrés parce que à ce moment là il y avait le Comité Djellali ?

 

DD : Le comité Djellali ça c'est un peu particulier. Il y avait si vous voulez une mobilisation des immigrés qui commençait à être très importante en France. Et la Gauche Prolétarienne s'en est occupée. Les trotskistes s'occupaient davantage des soldats. Les trotskistes aimaient bien les gens encadrés : les médecins et les soldats. Ils ont pas mal d'influence sur les médecins, et les soldats. Il y a les comités de soldats. Les comités de soldats, tout ça, c'était un peu les trotskistes qui s'en occupaient. La Gauche Prolétarienne on s'occupait davantage des gens qui étaient en marge du monde ouvrier. Il y avait Renault. Une grande partie de la classe ouvrière de Renault était faite d'immigrés. Alors on a commencé à travailler beaucoup avec les immigrés. Et les immigrés étaient très réceptifs en plus à la question des prisons parce qu'ils savaient bien qu'en plus ça avait de l'effet. Quand on a été manifester chez Renault y avait pas du tout de peur du lumpenprolétariat. Ils comprenaient bien.

 

RG : Alors quel était le lien avec cette population immigrée qui commençait à se mobiliser et à devenir engagée. C'était pas le biais du Comité Djellali ? Le Comité Palestine ?

 

DD : Il y avait deux grandes organisations. Il y avait les comités Palestine qui était l'organisation menée par des ouvriers eux-mêmes, directement. Peut-être menée par des cadres qui venaient du Moyen-Orient, je ne sais pas. Je connais pas bien les comités Palestine, ils sont quand même influents dans lé région parisienne. Et puis la Gauche Prolétarienne qui commençait à faire des contacts et à faire des organisations spécifiques. Alors on a créé – enfin les gens de la Gauche Prolétarienne, j'étais à la préfecture à la Préfecture de Police pour déposer les statuts avec certains membres de la Gauche Prolétarienne - on a créé un Comité de Défense de la Vie des Immigrés. Parce que la police avait quand même tiré facilement sur les immigrés. Oui, Mohamed Diab dans un commissariat, il y avait eu plusieurs immigrés qui ont été tués par la police.  Alors on avait fait un Comité de Défense de la Vie des Immigrés, je vous rappelle on avait déposé les statuts.

Mais il y avait sans doute eu d'autres comités de défense des immigrés. Alors ces comités se retrouvaient aussi confrontés aux problèmes de carte de travail, carte de séjour, ou toutes ces difficultés de trouver du travail régulier. Il y avait notamment un problème d'immigration clandestine. Il y avait beaucoup de conflits sur ce problème : 'Alors est-ce qu'on doit défendre les travailleurs clandestins ?' Et finalement l'option de la Gauche Prolétarienne était de défendre les ouvriers clandestins. Donc il y avait beaucoup d'ouvriers irréguliers, clandestins. Y avait beaucoup d'ouvriers qui avaient du mal à avoir leurs papiers. C'était une des bases. Et puis aussi résister à la police à cause de la mise en question de la vie des immigrés. Et ça c'était les modes de constitution des groupes d'immigrés. Et puis il y avait en face les Comités Palestine. Alors il y avait une rivalité entre les Comités Palestine et les Comités créée par la Gauche Prolétarienne. La rivalité elle portait essentiellement sur la question du soutien armé. Ca c'est devenu un débat – souterrain parce que je crois qu'en France on n'en a jamais trop entendu parler. Mais sur le terrain c'était quand même un enjeu parce que la question était de savoir si on était en mesure de fournir des armes.

 

RG : Parce que ils vous ont demandé des armes ? C'est ça ?

 

DD : Oui. C'était la question.

 

RG : Et vous aviez des armes. La Gauche de la GP ou de l'ancien GP avait des armes ?

 

DD : Je ne sais pas. (rires). Il y avait un petit groupe militarisé.

 

RG : Oui, il y avait Olivier Rolin.

 

DD : Oui, il y avait ce petit groupe d'Olivier. Bah, Dominique Grange. Vous interviewerai Dominique Grange pour savoir. (sourire)

 

RG : (rires)

 

DD : Moi je n'ai jamais su.

 

RG : D'accord. Donc pour revenir à cette rivalité, c'est quelque chose qui vous a empêchés de travailler ensemble ou … ?

 

DD : Non, c'est à dire qu'il y avait un enjeu, je crois que les responsables de la Gauche Prolétarienne en étaient conscients. Un enjeu : 'Doit-on céder à cette demande ou pas ?' Cette demande elle venait quand même un peu – notamment les Groupes du Moyen Orient. Moi je sais qu'étant donné que j'étais en contact avec d'anciens détenus, j'étais en contact possible avec des sources d'armement. Et les groupes politiques avec lesquels j'étais en contact par ailleurs me demandaient si je pouvais les mettre en contact et amener des armes. Et un jour quand je me suis retrouvé avec quelques révolvers chez moi j'avoue que j'ai eu [inaudible 1 :19 :17]et j'ai demandé aux gens de remporter les révolvers. Et j'ai pas fourni de révolvers, c'était des turcs qui en vendaient. Et je me suis dit que je rentrais dans quelque chose d'incontrôlable. Mais, j'ai vu que c'était possible quoi. Je me suis retrouvé avec quelques révolvers et j'étais très paniqué là. La question s'est vraiment posée de fournir des armes. Alors c'était une espèce de test : 'Si vous êtes vraiment nos alliés, jusqu'où vous allez?' Et là je pense que les responsables de la Gauche Prolétarienne ont toujours résisté à cette demande là. Est-ce que c'est leur éthique ? Est-ce que c'est leur recrutement social ? On n'a pas eu d'action terroriste en France avant très tardivement le petit groupe d'Action Directe quoi.

 

DD : Donc ces groupes là n'ont pas fait de lutte armée.

 

RG : Les groupes d'immigrés n'ont pas fait la lutte armée.

 

DD : Non. Les Comités Palestine faisaient une pression. Est-ce que c'était d'ailleurs pour s'en servir en France ou les faire passer ailleurs ? Il y avait d'autres système de circulation je veux dire en Palestine ils n'étaient pas en manque d'armes. C'était parce qu'on aurait pu les récolter en France.

 

RG : Et vous dites que ces groupes d'immigrés... vous parlez des gens du Moyen Orient. Vous voulez dire de gens de la Turquie ou vous voulez dire plus côté maghrébin ?

 

DD : Oui, les maghrébins étaient en contact avec les mouvements palestiniens. Autrement quand ils demandaient c'était pas pour le Maghreb en tout cas. D'abord les pays maghrébins sont beaucoup trop répressifs pour qu'ils puissent espérer. Il n'y avait aucune demande pour le Maghreb. C'était soit en France pour se défendre, soit pour faire quelque chose au profit de la Palestine. Mais le problème s'est vraiment posé en 72-73. Nous on s'est arrêtés en 73.

 

RG : Est-ce qu'on peut aborder la question de la politique sexuelle ? Parce que vous avez dit tout au début de notre entretien que vous avez fait un engagement politique parce qu'un copain vous a dit que 'vous affichez trop votre homosexualité'. Alors j'aimerais bien que vous m'expliquiez un peu ça et aussi de m'expliquer comment la question de la politique sexuelle a émergé dans l'après 68 pour vous puis en général.

 

DD : Alors c'est vrai que pendant la guerre d'Algérie par exemple moi je me suis interdit toute relation avec des algériens car je ne voulais pas qu'on soupçonne que mon engagement pour l'Algérie pouvait être un intérêt privé. C'est vrai que je n'étais pas mu par les tentations. C'est vrai qu'il n'y avait rien à l'horizon. Alors en mai 68 - je ne sais pas quel jour c'est - le premier jour ou le lendemain de la réouverture de la Sorbonne et j'allais voir la Sorbonne avec un peu de scepticisme à vrai dire parce que ces grands baratins des trotskistes comme Ben Saïd qui faisaient des discours révolutionnaires interminables.

Il y a une chose que je ne vous ai pas dite. Je vous l'ai dit, moi je n'ai pas cru qu'il y a eu une révolution. En mai 68 beaucoup de gens étaient dans le passé plus que dans l'avenir. C'est une des choses qui m'a beaucoup frappé : que les gens revivaient 36. Tout le monde parlait de 36. Enfin tous les aînés qui avaient connu 36. Tous les aînés parlaient de 36, ou les républicains espagnols. Les anarchistes espagnols vous parlaient de la République Espagnole. C'est à dire que j'avais trouvé la même chose en allant aux Etats-Unis en 70. On était à Buffalo en 70, les gens vous parlaient de 17. A Buffalo il y avait une énorme communauté slave. Ces mouvements s'inscrivaient dans le passé, beaucoup plus que dans l'avenir. Et ça je ne sais pas si c'est une notion qu'on ressent dans le cahier de photos de nos camarades là : Zancarini et Philippe Artières. Alors il y a un cahier de CGT. Quand j'ai ouvert le cahier je me suis dit : 'Mais c'est 36 !' Je n'avais pas reconnu que c'était mai 68. Ca ne correspondait pas à un 68 parisien, c'était 36. Donc on était dans un mouvement un peu passéiste. Et la sexualité très vite a été indexée sur la vertu. Il y avait la Gauche américaine et la Gauche révolutionnaire. La Gauche révolutionnaire qui avait des belles images du passé et la Gauche américaine qui était peut-être dans un présent mais un présent capitaliste. Et donc la sexualité quand elle a commencé à être évoquée elle était douteuse.

Après la réouverture d La Sorbonne, j'arrive à la Sorbonne et je rencontre un de mes copains. Il s'appelle Guy Chevallier  - qui était en khâgne avec mon frère - et qui traverse La Sorbonne avec une pancarte, un bout de bois, une pancarte en carton toute petite tout à fait peu professionnelle : 'Comité de Lutte Pédérastique' je crois, ou ' Comité pédérastique révolutionnaire'. Et j'avoue que j'éclate de rire quand je vois ça. Je trouve ça complètement incongru.

 

RG : Et les autres ils ont trouvé ça drôle ou … ?

 

DD : Je ne sais pas parce qu'il y avait une petite bande autour de lui mais peut-être dix, quinze personnes autour de lui qui le suivaient pour trouver une salle pour donner la première réunion du Comité de Lutte. J'ai vraiment assisté, je crois, à l'émergence du thème sexuel à la Sorbonne en 68 et je l'ai suivi dans l'amphi, où il a fait un topo sur Reich, ce qui passionnait déjà pas tellement. Mais en 63 Marcuse était déjà venu à Paris faire un cours aux Hautes Etudes sur l'Homme unidimensionnel. Personne n'y allait ! C'était d'un ennui mortel ! Et je me rappelle un de mes copains qui était prof de gym, qui était à l'Ecole Normale Supérieure de gymnastique et qui avait dit : 'Quand même c'est malheureux personne ne va au cours de Marcuse, tout ça. Il avait rameuté, etc.

 

RG : parce que Marcuse était connu en Allemagne mais pas en France ?

 

DD : Donc Marcuse nous a fait quelques topos sur le surmoi capitaliste... Moi ça me paraissait d'une rhétorique insupportable. Donc j'avais suivi comme ça quelques leçons de Marcuse comme ça mais plus par politesse. On l'avait invité à Saint-Cloud, il nous avait fait quelques conférences à Saint-Cloud. Donc on avait suivi ça. Ca m'avait rien évoqué de révolutionnaire, pour moi un discours déjà constitué, tout ça. Bon, il nous a fait un topo Reich, Marcuse et bon, on prenait des notes comme dans tous les cours. Bon, je sais pas quelle a été la suite de ça mais en tout cas ça a été le premier mouvement. Et lui-même m'a dit – parce que j'étais assez flatté de ça – qu'il considérait que mon frère avait été le premier activiste en khâgne à Lakanal. Donc est apparu comme ça un mouvement à La Sorbonne. Mais ça n'a pas eu tellement d'écho.

Et puis quelques jours plus tard, je sais pas pourquoi j''étais dans le quartier du Palais Royal, et j'entends des gens parler en rigolant du Comité de lutte pédérastique de la Sorbonne. Et je les entends employer cette expression : 'La gauche américaine'. Ce que je n'avais jamais entendu auparavant. Et je vois que l'on affecte d'emblée à ce terme qui faisait irruption.  Il ne faisait pas complètement irruption des Etats-Unis, il venait de Reich, Marcuse... Reich qui était quand même inscrit dans la tradition trotskiste. Donc on parle de la Gauche américaine et après ce thème est revenu très régulièrement. C'est à dire que j'ai entendu très tôt en 68 un clivage entre ceux qui se réclamaient d'un idéal californien et ceux qui se réclamaient du mouvement qui était plutôt dans la continuation de 36, de la révolution, tout ça.

 

RG : Mais il n'y avait pas une sorte de lecture trotskiste de la répression ?

 

DD : Je ne sais pas. Parce qu'il y a une chose très tôt, qui m'a frappé, je suis parti pour faire des enquêtes de sociologie pour l'INSERM en Bretagne. C'était prévu, je suis parti et la grève générale a commencé j'étais en Bretagne. Je suis rentré en auto-stop. Alors il y a la grève générale de tout, des trains. Je ne sais pas quand elle commence.

 

RG : La grève générale des trains ?

 

DD : Oui

 

RG : Après le 13 mai.

 

DD : Oui oui après le 13 mai parce que j'ai pu partir par le train en Bretagne et tout ça. C'était peut-être le 20 mai je ne sais pas. En tout cas quand je reviens à Paris l'Odéon est occupé. Ça s'est fait pendant ma présence en Bretagne. C'est très curieux, parce que je faisais des enquêtes de santé publique en Bretagne, pour l'INSERM à ce moment là.

 

RG : Qu'est-ce que c'est l'INSERM ?

 

DD : C'est l'Institut National de Santé et de Recherche Médicale. C'est l'équivalent du CNRS mais plus pratique, moins théorique pour le problème de la santé.

 

RG : Et vous faisiez ces enquêtes en étant au mois de mai même.

 

DD : Oui, oui. C'était prévu. On avait écrit au gens que je devais arriver chez eux à telle date et tout ça. Et alors je faisais ces enquêtes de santé publique et alors je rencontrais une résistance très forte à parler. J'avais une cravate, le ministère avait écrit au gens pour leur dire qu'un enquêteur viendra. Donc j'étais perçu très officiel et les gens avaient beaucoup de mal à me parler. Et puis quand ils commençaient à me parler c'était avec beaucoup de violence, d'angoisse, de lapsus et de choses intimes. Les problèmes de santé, les gens me parlaient de sexualité mais c'était très curieux parce qu'il y avait une grande résistance à me parler. Donc je rentre à Paris, et vous savez bien que c'est un peu particulier si je vous raconte ça. Donc je rentre à Paris ne sachant pas ce qui s'était passé pendant trois, quatre jours à Paris. J'apprends que l'Odéon était occupé, tout ça. J'arrive chez moi, le téléphone sonne, un de mes copains me dit : 'Mon quartier est cerné par les CRS, je ne peux pas sortir de chez moi. Est-ce que tu peux essayer d'approcher de chez moi ?' Il habitait Montrouge.... Je me dis : 'Mais c'est pas possible'. Il me dit : 'Si, si, tout le quartier est bouclé. Faudrait que tu viennes et que tu essaies de me sortir de chez moi.' Je trouve ça un peu bizarre, je me rends chez lui, et en travers de la porte il est écrit : 'Expert sociologue, peut faire de l'information publique.' Et je découvre un de mes copains qui avait complètement disjoncté. Et je pars avec ce copain, sachant pas quoi faire. Il dit : 'Je veux aller à la Sorbonne il y a la police'. Je dis qu'il y a pas de police. Il dit : 'Ah la police était là, j'étais assiégé je pouvais pas sortir de chez moi depuis plusieurs jours'.

Et on va à la Sorbonne. Donc on arrive à la Sorbonne et il me dit : 'Tu sais c'est devenu un lieu de totale liberté sexuelle.' En fait, les gens avaient arraché les portes des chiottes, c'est à dire que plus personne pouvait aller chier ou pisser. En fait c'était 'totale répression'. Et je me rappelle de cette nuit là. Bon les gens étaient survoltés, tout ça. Il y avait un gars qui prenait la parole pour faire un discours sur le socialisme. Et à un moment il dit cette chose qui m'a paru très drôle en 68 : 'Allez camarades, on n'est pas ici pour s'amuser, on est ici pour construire le socialisme, et on sait bien que c'est pas la même chose.' Ca en dit long sur le scepticisme ambiant. Moi ça m'avait beaucoup frappé cette phrase mais à ce moment là vous savez j'arrive à La Sorbonne qui es un lieu de démolition. Les gens ont passé au moins 2-3 nuits, sont sales, vidés. L'idée que c'est un lieu de sexualité ne s'impose absolument pas. Les gens sont vraiment sales. C'est pas attirant. Ca pue le tabac, ça pue la crasse, les chiottes sont bourrées de tout, c'est inaccessible. Enfin ça vous montre plutôt une image de choses à l'abandon quoi. Je crois qu'il y avait un petit peu les Katangais qui occupaient La Sorbonne, on en parlait beaucoup en tout cas. Image terrible. Donc le lendemain matin j'amène mon copain chez moi et je le sens dans un tel état de surexcitation que au petit matin je l'emmène chez les médecins, les médecins refusent : 'Il est trop agité, j'en veux pas, j'en veux pas.' Et puis finalement je vais à la Cité Universitaire mais à la Cité Universitaire ils disent : 'Mais il y a plus de place, c'est plein.' Ça on ne le sait pas. Il y a énormément de gens disjonctés. Et alors c'était très drôle parce que ce garçon, ses parents avaient été collabos. Et par réaction il était entré au Parti Communiste. Et en 68 les communistes sont des collabos et il disjoncte complètement et je l'emmène donc à la Cité Universitaire où on lui donne des calmants mais ils ne peuvent pas l'hospitaliser. Et le soir il devient complètement délirant et je l'emmène à Sainte-Anne où il est resté, ça a été la fin de notre amitié. Il est resté des mois à Sainte-Anne. Je l'emmène à Sainte-Anne et il arrive et il crie : 'C'est pas moi, c'est elle la pédé ! C'est elle la pédé !' On arrive en entrant à l'Hôpital Sainte-Anne dans cette espèce de délégation sexuelle gigantesque. Alors l'idée de la libération sexuelle en 69, c'est pas absolument cela qui s'impose.

 

RG : Et il y a quelque chose qui se passe ans les deux, trois ans après ?

 

DD : Oui, c'est ça. Quand je demandais à nos étudiants je leur faisais une enquête. J'avais beaucoup d'étudiants immigrés dans les années 80 et je leur demandais d'enquêter sur la sexualité auprès de personnes âgées ou jeunes. Et même chez le immigrés, tout le monde racontait que la pilule c'était mai 68 alors que c'était un peu avant quand même. Et les gens confondaient la pilule, l'interruption de grossesse, tout ça. Les mouvements qui font notre imaginaire de 68 ils se créent en 71-72. Le GIP partageait le local rue Buffon avec le MLF, le FHAR et le GIP. Et les premiers avortements 'méthode Karmann' on les faisait dans ce local là.

 

RG : Et c'était où ce local ?

 

DD : Rue Buffon, près du muséum d'Histoire Naturelle.

 

RG : Vous étiez à côté du FHAR et du MLF aussi.

 

DD : Oui, nous dans le même local. On avait des tranches horaires chacun. Là on a des mouvements qui naissent en 71 et moi j'avais un papier avec Jacques Donzelot. J'avais fait un papier dans Le Magazine Littéraire, un numéro consacré à 68. C'était Kravetz qui avait coordonné ce numéro. Le sens du papier qu'on avait fait c'était que quand on a créé le GIP, avec Donzelot, avec Foucault, etc. L'idée c'était d'intégrer la fraction des gens qui sont en prison dans le grand mouvement prolétarien. On insistait beaucoup, ces gens sont des fils d'ouvriers, et on avait adopté le même registre d'acte politique que pour les mouvements ouvriers. C'est à dire que les familles des détenus manifestaient dans la rue. On faisait des meetings à La Mutualité, on faisait des prises de parole dans la rue sur les prisonniers de droit commun. Et bon, on intégrait dans le mouvement ouvrier une fraction du mouvement ouvrier qui avait été occulté. Et à la fin du GIP on s'occupe des femmes en prison, on s'occupe des homosexuels en prison, on commence à s'intéresser aux problèmes de toxicomanie, c'est à dire qu'on entre davantage vers des questions d'identité et pas vers des questions d'universalité prolétarienne.

 

RG : Il y avait des homosexuels en prison pour des faits… ?

 

DD : Alors il y avait des travestis, c'est surtout eux qui nous ont concernés.

 

RG : C'est un crime ?

 

DD : Je ne sais pas. Non ce n'étais pas un crime, je sais pas en fait je n'ai jamais vraiment poussé. Je sais qu'à une époque c'était illégal de se travestir, je sais pas si à cette époque là ça l'était. Je sais pas si c'était illégal. C'était soit du racolage, soit de la drogue. En tout cas il y avait un quartier des travestis à Fresnes. Et on les gardait quelques temps là – je sais même pas s'il y avait un jugement. C'était essentiellement pour les humilier parce que bon, un travestis qui est enfermé une semaine ou deux, effectivement quand il sort, il est barbu. Il a une jupe et il est barbu, il a plus de maquillage, les seins flasques, et effectivement on le rend grotesque. Et donc justement leur douleur majeure est l'irrespect de leur transsexualité. Donc ils nous avaient contactés pour ça et donc on commençait à chercher quelles bases. C'est vrai que c'était assez nouveau comme thème politique la défense de la transsexualité. Et c'était pas tant des homosexuels en tant que tel que les travestis de Fresnes qui nous ont mobilisés. Et puis il y avait les suicides en prison. La fin du mouvement des prisons c'était traduit pas une épidémie de suicide très importante. On a publié une brochure là dessus et il y avait notamment parmi les gens qui s'étaient suicidés un jeune garçon qui avait beaucoup écrit sur la condition des homosexuels en prison. Donc notre mouvement à la fin si vous voulez, avait quand même changé d'accentuation majeure. C'était pas tant l'appartenance au prolétariat que …..

 

RG : Oui je comprends. Vus avez quand même abordé la question de la répression sexuelle  par le GIP plutôt qu'à partir du FHAR.

 

DD : Je n'ai pas fait partie du FHAR parce si vous voulez les réunions étaient essentiellement des réunions de drague. Enfin tous les gens ne racontaient que les rencontres de drague. Et moi j'avais un peu mis un point d'honneur à être militant homosexuel dans un mouvement généraliste. Alors la Gauche Prolétarienne, j'avais raconté d'ailleurs un dans un bouquin fait par des gens et qui s'appelait Génération sur l'histoire de l'homosexualité. Et à la Gauche Prolétarienne, mouvement qui se voulait vraiment prolétaire, je suis envoyé dans l'Ouest de la France. Je suis envoyé notamment dans les chantiers navals de St Nazaire. Et j'y apprends que deux responsables politiques posent la question à Benny Levy : 'Est-ce que c'était bien judicieux de m'envoyer dans un milieu prolétaire ?' Et moi j'ai jamais su que la question avait été posée. Benny Levy a rabroué le gars et la question avait été considérée comme non avenue et je n'ai jamais eu de remarque. Tout le monde savait parfaitement que je vivais avec Foucault. La Gauche Prolétarienne se servait suffisamment de Foucault il n'y a pas de problème.

Donc la question avait été posée quand même. Donc j'arrive à Saint-Nazaire et c'est très curieux parce que je suis accueilli par un très jeune garçon très beau, délégué CGT des chantiers navals  - j'ai entendu son nom il y a huit jours, il avait été interviewé dans un documentaire sur l'histoire de 68 - et ce garçon s'appelait je crois Gilbert. J'avais entendu son nom mais je ne me le rappelle plus car je n'avais pas écrit son nom. Il est d'origine italienne,  sans doute milanais, très blond. Et quand j'arrive il repère tout de suite quel type de militant il avait en face de lui. Et il me dit : 'C'est quand même bien que ce soit toi qui vienne car il serait temps que l'on parle de l'homosexualité en milieu ouvrier.'

 

RG : Ah bon ? Et comment ça s'est passé ?

 

DD : J'étais très content qu'il pose la question comme ça. Bon on n'a pas eu le temps finalement. Parce qu'on était tellement occupé de préparer nos procès qu'on n'a pas eu le temps de parler de l'homosexualité en milieu ouvrier. Mais enfin il me dit cette chose qui m'avait quand même frappé. Il faut comprendre. On est au chantier naval, on se salit beaucoup. Et le soir on prend la douche ensemble. Et c'était un beau garçon qui avait un beau corps fin. Et il dit : 'J'en ai marre. Tous les soirs les collègues me mettent des tapes sur les fesses en disant : 'Oh mon dieu, si seulement ma femme avait un cul comme le tiens !' ' (rires) Ca m'avait beaucoup frappé. Et on en est restés là sur la discussion. En tout cas il se trouvait que le problème se posait sans interdit. En tout cas, moi j'ai milité en milieu prolétarien de façon non clandestine. Je n'avais pas à le cacher. Tout le monde savait que je vivais avec Foucault, tout ça. C'était ma manière d'être militant.

 

RG : J'ai vu quelque part que vous avez collaboré à un numéro de Recherches en 73 où il y avait un article intitulé '3 milliards de pervers'

 

DD : Oui mais c'est Foucault qui a participé.

 

RG : Alors je n'ai pas lu cet article, il s'agit de quoi ?

 

DD : Je sais même pas si Foucault a participé au numéro de Recherches.

 

RG : Bah j'ai lu ça quelque part, je ne sais pas où...

 

DD : Je ne sais pas s'il a écrit un article, mais Foucault n'a pas participé au procès qui avait été fait. Il a été témoigner au procès. Parce qu'à l'époque il y avait une vraie censure. Et quand on était censuré on était interdit de publicité pendant un an, quelque chose comme ça. Donc la revue Recherches était dirigée par Guattari. Et donc je crois que Foucault, lui, à pas participé mais il a été témoigner au procès qui était fait contre ce numéro.

 

RG : Parce que le procès était contre le numéro pas contre Guattari.

 

DD : Le procès c'était l'interdiction du numéro. Donc on contestait l'interdiction du numéro. Alors Foucault a fait des articles dans Combat. Je peux retrouver l'article de Foucault dans Combat qui est dans Dits et Écrits.

 

RG : Et pourtant l'autre chose que j'ai lue c'est la revue Gai pied c'est Foucault qui a trouvé le titre.

 

DD : Oui, il était très proche des gens qui ont créé la revue Gai pied. Gai pied c'était d'ailleurs un jeu de mots.

 

RG : Il faut que vous expliquiez ça parce que pour un anglais c'est pas évident.

 

DD : Alors 'prendre son pied' en français c'est avoir du plaisir. C'est jouir même, au sens strict. Donc Gai pied c'est le plaisir gay. Mais le guêpier c'est un nid de guêpes. Et pour Foucault, la notion de nid de guêpes à propose des gay est je crois aussi importante que le nid de guêpe. Je crois qu'il avait dit une phrase dont je ne me souviens pas bien. Je crois que c'était : 'Il faut sortir son plaisir du guêpier.' Mais il avait joué sur l'alternative des deux sens. Il avait refusé dans ce premier numéro de Gai pied... Les gens de Gai pied s'attendaient à ce qu'il écrive 'Oui je suis gay' et justement Foucault avait horreur de cette notion de déclinaison d'identité.  Foucault avait toujours considéré que c'était une demande policière à laquelle les gays souscrivaient. Donc il avait toujours dit qu'il fallait inventer ce que c'était que d'être gay et pas le déclarer. Parce que déclarer qu'on l'était c'était répondre à une demande extérieure. Il fallait constituer une existence gay mais il fallait l'inventer. L'idée d'appartenir à un mouvement de libération comme le FHAR ou tout ça c'était contraire aux idées de Foucault. Donc dans ce numéro de Gai pied il avait fait non pas un article de biographie : 'Je déclare que...'. C'était un peu la demande des gens de Gai pied. Il avait fait un article sur le suicide, sur l'affirmation des psychiatres que les gays se suicidaient plus que les autres. 

 

RG : Parce qu'à ce moment là il était en train de sortir son livre sur la sexualité ?

 

DD : Oui, ça doit être de 75 Gai pied , non ?

 

RG : Je crois que c'était 79. L'Histoire de la sexualité c'était quand ?

 

DD : Alors le premier volume c'est 76. Et puis après c'est à sa mort.

 

RG : Est-ce qu'on peut parler de votre engagement dans AIDES ? Ca se dit 'Aids' [à l'anglo-saxonne] ?

 

DD : Non, ça se dite 'aide' [à la française]' parce que c'est le pluriel de l'aide, 'support' [en anglais]. D' abord c'est un jeu de mots. Il faut dire que quand j'ai formaté le projet j'étais en Angleterre. Et j'ai lu la littérature médicale à la British Library et je voyais 'aids' partout. Si bien que je ne savais pas très bien comment me sortir de 'aids, 'aids'. Et j'ai l'idée de dire 'AIDES', de décaler le 'e'. L'idée c'était de transformer une maladie en solidarité. Mais en décalant le 'e', je faisais un clin d'œil à Foucault, parce que Foucault m'avait dit un jour - je ne sais pas si c'était à l'origine ou si c'est venu après -  'le GIP c'était la Gauche Prolétarienne, GP, avec le iota de différence que devaient y introduire les intellectuels.' Donc en faisant 'AIDES' sur deux registres j'ai fait un clin d'œil à GIP. Parce que d'une certaine manière mon éducation politique c'était quand même le GIP. Dans la mesure où on avait créé un mouvement qui avait quand même eu des résultats. On l'avait écrit de toute pièce quand même. Alors que la Gauche Prolétarienne j'y avais été comme membre. Là c'était quand même plus gratifiant, c'était une chose qu'on avait faite ensemble donc je voulais continuer l'engagement avec Foucault.

Et si vous voulez 'AIDES' c'est à la fois une continuation de 68 et il est vrai que je n'ai pas retrouvé grand-chose de 68. Parce que c'est vrai que les apprentissages de la libération sexuelle des années 70 c'était plus ça. C'est un tout autre mouvement qui se créé à ce moment. Disons que j'ai fait une référence au GIP, mais on a fait un jour une conférence sur 'Qu'est-ce que qu'était la postérité de 68 ?'. Et c'était Lazarus qui est un médecin, qui est un de ceux qui a beaucoup joué pour la mobilisation des médecins en 68. Les médecins qui sont venus sur les barricades comme Jacob et Monnot, c'est lui qui les a fait venir. Et il a fait venir beaucoup de médecins. L'engagement des médecins auprès des blessés, la forte médiatisation de l'engagement de la Faculté de médecine à côté des étudiants blessés la nuit des baricades. C'est Lazarus qui a été derrière ça. Et Lazarus il avait participé à la fondation de 'AIDES'. Et Lazarus avait fait une réunion  - ça c'est après 87 ou 88 -  à la Fac de médecine sur la postérité de 68 et son hypothèse c'était que les médecins c'était une des rares professions qui était restée en continuité avec 68. En grande partie parce que Médecins sans Frontières a été créé en 70 par Bernard Kouchner, en rupture avec la Croix Rouge. Et puis quand il a voulu s'occuper des 'Boat people' la Gauche de Médecins sans frontière s'est fâchée en disant : 'Mais les Boat people c'est des bourgeois, capitalistes, qu'on peut pas aller secourir contre le communisme.' Il a dit : 'Si, devoir humanitaire, tout ça.' Et il a créé Médecins du Monde. Donc les French Doctors c'est quand même un des héritages de mai 68. Donc Lazarus m'avait fait venir à cette conférence pour qu'on voie. Dans la mesure ou 'AIDES' était aussi le prolongement du GIP, quelles étaient les traces de mai 68 dans les mouvements sociaux des années 80.

 

RG : Donc pour vous 'AIDES' n'a et n'avait rien à voir avec la libération sexuelle.

 

DD : Non, justement je disais que je n'avais rien appris des acquis du FHAR. J'avais rien appris et je l'ai appris des Etats-Unis. Au départ, à la mort de Foucault, c'est vrai que j'ai eu tout de suite l'idée de faire un mouvement sur le SIDA. Parce que je me disais que c'était une manière de continuer à être avec Foucault. C'était une sorte de militantisme à deux. Parce que c'était une manière de deuil à deux. Il y avait quand même une grande ignorance en France sur le SIDA. Il y avait pas de politique publique.

 

Donc il nous semblait qu'il y avait là des carences, on savait rien. Il y avait pas d'information, pas de politique je me disais que si c'était moi qui étais mort de SIDA je pense que Foucault aurait fait quelque chose. Donc l'idée c'était, on milite ensemble. En plus comme il l'avait pas vraiment su ce qu'il avait, il l'a  avait pas fait de déclaration publique, les médecins le lui ont jamais dit. Il l'a vraiment  compris vraiment à la veille de sa mort. Donc c'était gênant d'une certaine manière. Ce silence, je voulais sortir un peu de ce dilemme. Le dilemme c'était pas de déclarer qu'il était mort du SIDA mais c'était de faire quelque chose quoi. Un peu avec sa mémoire. Sans forcément le désir mais enfin bon... C'était pour moi une issue pour un silence qu'il y avait pas à garder, ni à transformer en déclaration : 'Il est mort du SIDA'. Bon, et alors ?! C'est pas héroïque, il y avait à transformer ça.

Donc c'était le problème de la transformation, le modèle était le GIP. C'est à dire mobiliser de gens qui ne sont pas professionnels, qui vont produire de l'information. Comme nous on avait produit de l'information à partir de la vie des détenus, on avait produit de l'information sur la vie des pénitentiaires. Sur la vie des séropositifs - terme qui n'existait pas à l'époque, il n'y avait pas de test - mais à partir de la vie des malades. Moi c'était un peu mon type de modèle, le vieux concept maoïste : il faut marcher sur ses deux jambes. C'est à dire être dans le milieu gay et dans le milieu médical. Donc il faut que tout soit du point de vue du malade avec quelques réflexes acquis sur le terrain dans les années 70. Bon, on a créé un mouvement. Les gens venaient soit parce qu'ils avaient été militants gays et qu'ils se sentaient une responsabilité, soit au contraire parce qu'ils avaient jamais milité sur la question homosexuelle, soit ils étaient pour les Droits de l'Homme, soit ils avaient des copains, soit ils étaient séropo. Bon voilà... On a créé un mouvement à 15 000 personnes au départ.

 

RG : Et c'était essentiellement comme vous dites un groupe d'information. Est-ce que c'était pour lutter contre certains préjugés ou … ?

 

DD : Bien sûr on avait des objectifs nombreux, même financer la recherche. On n'a jamais pu parce qu'on avait eu tellement de besoins sociaux et de besoins de prévention qu'on a jamais eu les moyens de financer la recherche. En tout cas nous, on a jamais eu assez d'argent pour le faire, alors que d'habitude les mouvements sont plutôt au profit de la recherche. C'est aussi un des premiers mouvements au profit des malades et dirigé par des malades. Moi je n'étais pas malade. Je ne le savais pas. J'ai fait mon premier test en même temps que j'ai créé AIDES. Mais les responsables de AIDES étaient des malades, beaucoup ne le savaient pas.

 

RG : Vous avez dit que vous avez fait des recherches en Angleterre sur 'Aids'. Et vous avez connu le Terrence Higgins Trust ?

 

DD : Oui, d'abord je savais pas qu'il y avait déjà des associations. Tous les ans je partais en Angleterre, je partais tous les étés à Londres. Je faisais un échange d'appartement avec July Christie.

 

RG : C'est une copine à vous, je suis très jaloux hein !

 

DD : J'ai une photo avec elle, une jolie photo d'elle pour ses 60 ans. C'est une grande amie, une femme formidable, tellement belle et tellement 'éthique'. Alors j'étais chez elle à la mort de Foucault - elle était très amie avec Foucault aussi - et dans le Time Out je trouve une publicité : 'Si le SIDA vous inquiète téléphonez nous'. Et je téléphone, c'était un jeune garçon du Terrence Higgins Trust, et je dis : 'Ben voil, mon ami est mort du SIDA, je voudrais créer quelque chose et je voudrais savoir ce que vous faites'.

 

RG : C'est à quel moment ça ?

 

DD : Oh ben c'est en août 84.

 

RG : Tout de suite après ?

 

DD : Oui, ben j'étais parti quelques jours chez Hervé Guilbert à l'île d'Elbe et puis après tout le mois d'août. Je travaillais au British Library tous les étés.

 

RG : Ah bon, vous n'aimez pas la Bibliothèque Nationale ?

 

DD : Non, ben j'adore Londres. Donc j'aimais beaucoup, c'était à la fin des vacances, bon j'habite Paris. Et comme les anglais et américains venaient à Paris, moi j'allais à Londres. Donc j'allais tous les mois d'août au British Library. En plus j'étais très embarrassé. Bon, Foucault était mort dans une sorte de silence, de non-dit, de ratage. Et donc j'étais très gêné d'aller chercher des livres sur le SIDA dans les librairies, bon je savais pas bien si ils existaient. Au moins à Londres j'étais tranquille. J'ai lu toute la littérature que je pouvais. Et c'est là que j'étais dans 'Aids', 'Aids', 'Aids' en permanence. Et donc ce gentil garçon (qui avait le nom d'un grand anthropologue, George Lynch... j'sais plus) qui était infirmier et qui était volontaire au Terrence Higgins Trust me dit : 'Oh ben écoute, ton ami est mort. Alors te dérange pas je vais venir te voir'. Il vient me voir chez Julie. Et il m'explique un peu ce qu'il faisait. Et il allait partir à New-York faire un stage au Gay Men's Health Crisis. Et donc j'apprends l'existence du Gay Men's Health Crisis et qu'ils faisaient des permanences téléphoniques. Donc à partir de là j'ai commencé avec eux à faire des permanences téléphoniques. Ils étaient dans un local assez moche qui était donné par le British London Council et qui était vraiment un local sordide. C'était à l'époque de Mme Thatcher, le Greater London Council était de Gauche.

 

RG : Oui, elle a essayé de le détruire.

 

DD : A l'époque il n'était pas encore détruit mais ils avaient peu de moyens visiblement car le local était assez moche. Et j'ai fait les permanences téléphoniques avec eux.

 

RG : En anglais ou en français ?

 

DD : En français. Bon je comprenais assez bien l'anglais pour comprendre ce que les gens disaient et donc suivre, et donc m'entraîner avec eux. Puis j'ai rencontré un peu tous les responsables fondateurs du Terrence Higgins Trust. Notamment un qu'on voit souvent à la télévision maintenant qui est un peu spécialiste de la couronne. Je sais plus son nom... Enfin j'ai rencontré un peu tout le monde. Donc j'ai fréquenté pendant mon séjour à Londres un peu le Terrence Higgins Trust. Donc je suis revenu avec un projet très différent de celui que j'avais imaginé, moi en Juillet. En juillet j'avais pensé faire un mouvement autour du droit des malades. Donc j'avais contacté des avocats. Les avocats que je connaissais par le GIP, l'OPP et par la Gauche Prolétarienne. Donc tous les avocats que j'avais fréquentés à l'époque je leur ai envoyé une lettre. Qu'Act Up a publié par la suite d'ailleurs, c'est marrant. C'était très sur la sexualité, un peu militant homosexuel d'ailleurs. J'avais envoyé une lettre à tous les médecins, à quelques médecins de Médecins du Monde que j'avais connus. Et puis à des avocats essentiellement. Il y avait des avocats qui avaient participé au mouvement Choisir, et au mouvement du MLF, bon. Et... pas de réponse. J'ai reçu une réponse. Il y a un avocat qui était d'origine religieuse, d'origine dominicaine. Il est le seul qui m'ait répondu. Longtemps après des gens qui ont eu du remord : 'On est désolés, on ne t'a pas écrit. On avait un peu espéré que tu allais nous réécrire'. Donc ça a été assez impressionnant. Mais je me rappelais de la première réunion qu'on avait faite pour le GIP. Où tous les professionnels n'avaient pas été une solution. La solution ça avait été d'aller sur le terrain, distribuer des questionnaires dans les files d'attente des prisons. Donc j'étais pas trop surpris. Et puis il se trouve que j'avais lu dans Libération une lettre d'un garçon qui disait : 'Je viens d'apprendre que j'ai le SIDA, et c'est insupportable de vivre avec cette information.' Or moi mon idée c'était : 'C'est insupportable de vivre sans l'information.' De mourir sans savoir qu'on va mourir. Je trouvais qu'il y avait un scandale à ne pas informer. Et puis lui disait : 'C'est un scandale de le savoir.' Ce qui me posait un énorme problème.

 

RG : Parce que Foucault meurt sans le savoir. C'est ça que vous dites ?

 

DD : Et moi je trouvais qu'il aurait fallu qu'il prenne des dispositions. Tous les problèmes qu'on a eus, d'édition, tout ça. J'aurais aimé savoir ce qu'il souhaitait, bon. Et ce garçon qui était le neveu d'un prof de médecine qui avait su très tôt ce qu'il avait il disait que c'était insupportable. C'était une lettre anonyme d'ailleurs. J'ai mis longtemps à être en contact avec lui à travers Libération. J'essayais de comprendre finalement, qu'est-ce qu'il fallait faire ? Alors quand je suis revenu de Londres j'avais quand même un modèle : permanence téléphonique, service aux malades. J'avais quand même un modèle qui était le Terrence Higgins Trust. Donc c'est assez drôle parce que vous posiez justement la question du réseau... J'avais ce projet et je commence à réunir chez moi les représentants de la presse Gay. En me disant bon, il faut quand même avoir un appui dans la presse gay. Je connaissais les gens de Gai pied. Je connaissais les gens de l'autre revue qui était Masques, on était proches d'eux. On avait fait pas mal d'interviews chez eux. Donc je fais venir le responsable de Gai Pied et le responsable de Masques.

 

RG : Jean Le Bitoux ?

 

DD : Non, Jean Le Bitoux n'y était plus à ce moment là. On était en 84. Ça a été Franck Hermann, qui était séropositif et qui ne le savait pas à l'époque. Et Jean-Pierre qui était séropositif mais qui ne le savait pas à l'époque. Qui sont morts l'un et l'autre. Et je les fais venir chez moi et je leur propose donc qu'on fasse un mouvement que je voulais déjà appeler AIDES, en expliquant ce que je vous ai dit. Et Gai pied dit : 'C'est pas notre objectif. Nous, nous sommes un journal qui fait rêver, notre lectorat est provincial, ce sont des gens qui vont pas en boîte, qui ne sont pas exposés au risque…' Ce qui est crétin ! Les gens qui sont en province vont se faire enculer à Paris ou dans les grandes villes, bon. Il dit : 'Notre lectorat est provincial, on te soutient mais on peut pas...'  Il a même pas informé le journal de cette réunion. Je l'ai su longtemps après. Il était le représentant du journal, il a même pas informé autour de lui. Et puis Jean-Pierre Jacquet me dit : 'C'est très bien, je vais t'envoyer des gens...' Il m'a jamais envoyé de gens. Et je me retrouve un peu en carafe, comme ça avec la presse gay qui n'envoie pas de gens.

J'étais avec deux copains, un qui était déjà très malade, un autre qui commençait déjà l'être, on était quelques copains. Et puis il se trouve que Robert Gallo vient faire une conférence à Paris. Paris qui était convaincu que Montagnier était un fake n'avait pas vraiment découvert le virus, que c'était Gallo qui avait découvert le virus et que ce que Pasteur racontait était du flan. Donc il y avait à Paris une grande animosité à l'égard de Montagnier. Donc Gallo vient faire une conférence à Paris et tous les médecins se précipitent. Et Libération me dit, tiens on va faire un papier sur Gallo, est-ce qu'on peut en faire un sur ton association ? Qui n'existait pas encore ! Elle était en gestation. Alors je suis obligé, pour que l'association existe, ait une raison sociale, de déposer les statuts en catastrophe, une réunion avec les dix copains que j'avais à l'époque pour faire les statuts, tout ça. On dépose les statuts, donner une boîte à lettre, il n'y en avait pas. La Poste n'en avait pas, donc je suis obligé de donner l'adresse de chez mon appartement. Et le lendemain il y a un article sur Gallo et un article sur AIDES dans Libération. Ca doit être le 1er octobre 84 ou 20 octobre 84, enfin c'est à peu près ça. Donc il y a un article dans Libération et le lendemain matin j'ai vingt lettres dans ma boîte, dont certaines avec des chèques. Voilà comment l'association est née ! C'est à dire ce sont des gens totalement individuellement, qui sont venus d'eux mêmes. Vous savez à quel point je suis conter la notion de réseau. Alors, certains me connaissaient, connaissaient des gens proches. Mais d'autres pas du tout, d'autres absolument pas.

 

RG : Et pour amener les fonds, c'était des individus ou des organismes ?

 

DD : Alors il y avait une femme qui avait épousé - l'histoire était un peu obscure - un garçon qui était en train de mourir du SIDA. Et donc elle se présentait comme la veuve. En fait elle l'avait épousé pour pas payer ses dettes ! (rires). Et elle avait fait le tour des copains de ce garçon et elle est arrivée avec un paquet de chèques à la main. Mais on a commencé comme ça. Vraiment des gens très individuellement, ayant lu le journal. Ayant lu un journal généraliste qui était Libération, pas Gai pied. Parce que Gai pied n'a fait qu'après, un papier. Ils l'on fait après. Mais ils auraient pu être les premiers. Or on a fait une brochure après, on a publié la brochure dans Gai pied, mais ils n'ont pas été le fer de lance. Mais ça a été bien qu'ils n'aient pas été le fer de lance parce que la France a ses traditions. Les anglais ont souvent reproché de n'avoir pas fait un mouvement homosexuel mais c'est vrai qu'en France on a une population immigrée importante, africaine qui était déjà touchée. Les premiers malades dont on s'occupait étaient des zaïrois. Il y avait beaucoup de toxicos déjà touchés et les garçons qui ont lu l'article sur AIDES l'ont lu en même temps que leurs camarades de travail. Et ils on dit : 'C'est bien qu'on lise l'article ensemble.' Il m'a dit : 'J'ai pu parler de moi mais si ça avait été dans Gai Pied je n'aurais eu personne avec qui communiquer.' Mais c'est le hasard qui a fait que, les gens sont venus individuellement.

 

RG : Et ça continue AIDES. Avec combien de personnes qui travaillent ?

 

DD : Je ne sais pas personnellement, je ne suis pas vraiment les choses. Actuellement le garçon qui est président est à la fois Docteur en Médecine, Docteur ès Sciences, qui avait un grand avenir scientifique. Tout le monde disait : 'Ce sera le futur directeur de l'INSERM'. Il a fait un coming out de militant gay et tout ça. Donc il sait que ses chances d'être directeur de l'INSERM ne sont plus là.

 

RG : Ah bon, vraiment ?

 

DD :Ah oui. Donc il a donné un accent résolument gay. Le dernier bulletin que j'ai reçu était avec les gays africains, ce qui est aussi problématique en Afrique. Enfin, il en a marre de parler des relations sexuelles avec les hommes, parlons des gays africains. C'est vrai qu'il y a des gays africains et ça commence à être un mouvement public en France.

 

RG : Vous êtes en train de m'expliquer qu'en France ce n'est pas possible d'être un gay affiché et d'avoir une position importante ?

 

DD : Bah, il y a le maire de Paris, si. Mais je pense que ce garçon, depuis des années, je sais, ça m'a été dit. Qu'il avait  l'ambition d'être le directeur de l'INSERM, je n'en sais rien. Mais il avait le profil : le profil scientifique, il appartient à une famille de militants communistes bien connue, il avait dons les ramifications sociales et intellectuelles pour. Mais je pense qu'il a fait le choix d'être militant gay. En plus sa santé est fragile maintenant, il l'a rendue publique et tout, bon. Je pense qu'il ne se donne pas un projet de carrière, il se donne un projet militant. Donc l'association prend un accent, mais elle existe. J'ai été surpris de voir qu'on a beaucoup de partenariats avec l'Afrique. On a fait des partenariats, on a créé une association en Pologne, à a fait des choses en Russie, on a fait beaucoup d'actions à l'étranger aussi, j'ai vu que le bulletin était plein d'actions étrangères.

 

RG : Dernière question, question d'introspection. Quand vous considérez votre parcours à travers 68, quels sont vos sentiments aujourd'hui sur ces années autour de 68 d'un point de vue personnel ?

 

DD : C'était formidable. Moi j'ai jamais été des gens qui disent 'On s'est trompés, c'était erroné.' D'abord ça a changé profondément la société. Les relations d'autorité, les relations hommes/femmes, les relations de parents/enfants ont complètement changé. Il y a peut-être de la régression actuellement  mais ça ne met pas en cause ce qui s'est passé à cette moment-là et qui était formidable. Moi je me rappelle un jour il y avait à l'université une réunion entre collègues et les réformes de l'université était 'assez de libéralisme' et tout ça. Et les collègues disent en quittant la réunion : 'Nous nous sommes là pour maintenir l'esprit de 68.'

Bon, je reviens dans ma salle de classe et je dis à mes étudiants : 'En 68 vous aviez quel âge ?' Et les étudiants : 'Ah ne me parlez pas de 68, c'est l'année où on n'a pas pu apprendre le piano, c'est l'année où nos parents n'étaient jamais à la maison, et ça a été épouvantable pour nous ces années !' Donc je me dis que notre tâche n'est pas de maintenir l'esprit de 68. Et donc je comprends que les choses ont changé beaucoup. Mais elles sont pas quand même revenues en arrière.

RG : et vous avez dit à un moment qu'il y avait une sorte de changement entre une révolution française traditionnelle et une révolution américaine ou anglo-saxonne ?

 

DD : Oui, il y a eu ces deux mouvements qui se sont rencontrés, c'est vrai. Il y a eu une révolution de velours pour pays capitalistes - une révolution de velours c'est un concept général qui unifierait le mouvement américain et le mouvement marxisant. Mais il y a eu une révolution de velours, c'est à dire une révolution qui n'est pas vraiment une révolution, dans un contexte politique limité, barré même. Mais qui a été au niveau du rapport d'autorité quand même fondamental.

Et puis il y a eu l'importation de modes de vie dont les modèles étaient réfléchis davantage par les américains que par nous. Moi je vois, la sexualité. A la création de Vincennes en 69, qu'est ce qui a fait que l'homosexualité a pu être acceptée. C'est pas tant le militantisme homosexuel que les Black Panthers. Les Black Panthers avaient fait des déclarations très très bien. Les Black Panthers  étaient héroïsés, il y avait quand même une valorisation très forte de la violence en 68 et ça faisait quand même partie du registre post-68, la violence. Et l'un des Black Panthers - je sais plus comment il s'appelle, Michael...celui qui était en Algérie - il avait à fait cette déclaration : 'Ne traitons pas les gens de « buggers », les homosexuels ne nous ont rien fait, traitons-les de « Nixon »' Et ça, ça avait beaucoup marqué. Et les militants politiques d'origine marxiste avaient bien entendu cela. Le féminisme aussi. Je me rappelle Antoinette Fouque, arrivant d'Angleterre – c'est une amie, on a fait des études ensemble - j'allais chercher Foucault à Orly, et Pierre Bergé allait chercher Saint-Laurent et arrive Antoinette Fouque en même temps, du même avion. Et elle arrive et elle a dit : 'Je rapporte d'Angleterre la révolution'. C'était le féminisme.

 

RG : Formidable

 

DD : C'était le féminisme. Elle avait été aussi chercher le modèle ailleurs. Et je crois que les grands mouvements identitaires il ne sont pas sortis de la tradition révolutionnaire. Ils sont sortis plutôt du modèle américain. Donc il y a eu une Gauche américaine et Chevènement détestait ça et très tôt il avait imposé cette étiquette de Gauche américaine.

 

RG : C'est lui qui a inventé le titre ?

 

DD : Ah oui, c'est lui qui a inventé le titre. Et le garçon qui posé la question de ma sexualité au sein de la Gauche Prolétarienne est devenu l'un des plus proches collaborateurs de Chevènement.

 

RG : Bon, on a très bien travaillé Daniel Defert et je vous remercie infiniment.