Charles Piaget

 

name of activist

Charles Piaget

date of birth of activist

23 July 1928

gender of activist

M

nationality of activist

French

date and place of interview

Besançon, 22 May 2007

name of interviewer

Robert Gildea

name of transcriber

 

  

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RG : M. Piaget, je vais commencer par vous demander votre date et lieu de naissance, s'il vous plaît

 

CP : Alors, moi je suis né le 23 juillet 1928 à Besançon. À quelques trois cent mètres d'ici

 

RG : Et votre famille d'origine ?

 

CP : Mon père venait de Suisse. Il a fait ses études d'horlogerie à Neuchâtel. Et il est originaire d'un petit pays près de la frontière, qui s'appelle Les Verrières. Et donc, je sais pas pourquoi il est venu à Besançon. J'en sais rien. En tout cas mon grand-père et mon père sont venus à Besançon. Voilà. Mais je sais pas pourquoi

 

RG : Mais ils étaient suisses ?

 

CP : Ils étaient toujours suisses. Il a gardé la nationalité suisse jusqu'à sa mort

 

RG : Et votre mère ?

 

CP : Ma mère était Française et ma foi, à ma naissance elle est partie et j'ai pas re-eu de nouvelles. Donc j'avais la double nationalité, suisse et française, mais à partir du moment où on faisait son service militaire on était, on ne gardait plus que la nationalité française. Voilà, c'est ce que j'ai fait

 

RG : Et vous pouvez me raconter votre enfance un peu ?

 

CP : Beh moi j'étais dans un quartier pauvre de la ville, le quartier Battant. Et mon père était horloger rhabilleur, c'est-à-dire qu'il travaillait à domicile pour réparer des montres. Il avait son établi, son outillage, ses petites machines. Et j'étais plutôt laissé à l'abandon, tout seul. Mon père, il avait malheureusement pas beaucoup de temps pour s'occuper de moi. Et j'ai commencé dans les bandes, les bandes de un peu voyous, de quartier, du quartier Battant. Je crois d'ailleurs que si - mon père est décédé, donc en 1943, et il avait organisé la suite, en cas de décès je devais aller dans une famille d'Italiens, d'origine italienne, de Besançon – je crois que ça m'a un peu sauvé, parce que si j'étais resté à Battant, j'aurais probablement mal fini. Mes copains autour de moi, il y en a plusieurs qui ont mal terminé. Donc dans le, à partir de vols, de toutes sortes d'incivilités, bon il y a eu de vrais problèmes pour les, pour les autres, par la suite. Moi j'étais sorti de ce milieu là et je suis venu habiter presque au début de la campagne, à quelques cinq cent mètres d'ici. Et c'est peut-être ça qui m'a ramené dans un autre chemin

 

RG : Dans une famille italienne ?

 

CP : Famille italienne très croyante, donc qui…Le père était maçon, la mère au foyer, voilà. Avec trois enfants. Trois enfants, et moi donc j'arrivais, le quatrième

 

RG : Et donc vous avez vécu l'occupation ici, la guerre et l'Occupation ?

 

CP : Bien sûr, bien sûr, oui oui. Jusqu'à la Libération en septembre '44. Alors donc moi j'ai pris le chemin de l'École technique, de mécanique, donc je faisais trois kilomètres, quatre kilomètres ! Je faisais quatre kilomètres quatre fois par jours pour aller à l'école, sortir le midi et venir manger donc chez les nouveaux parents, et repartir à l'école, etc. Voilà. Alors j'ai fait trois années d'École technique

 

RG : C'était quel genre de formation ?

 

CP : Alors c'était une formation donc ce qu'on appelle CAP, c'est-à-dire le Certificat d'Aptitude Professionnelle. Et puis, un petit peu plus haut, un brevet d'enseignement industriel. C'était un petit peu pompeux, mais disons qu'on avait des bases, des bases théoriques et pratiques de la mécanique. Point. Ça allait pas plus loin que ça quand même

 

RG : Donc c'était jusqu'à quel âge ?

 

CP : Alors là moi je suis sorti il était, j'avais dix-sept ans et quelques, dix-sept ans et demi, je sais plus voilà

 

RG : Et entre temps vous dites que votre famille était catholique pratiquante ?

 

CP : Oui

 

RG : Vous aussi vous étiez pratiquant ?

 

CP : Moi non. Non moi j'étais… Mon père était protestant mais pratiquait pas. Donc il m'a donné - à l'époque ça ce faisait comme ça - j'ai eu une marraine qui, qui était une voisine, qui s'est occupée de moi et qui m'a inscrit au catéchisme, etc. C'est comme ça que j'ai suivi le parcours catholique. Mais sinon, j'étais pas vraiment préparé à ça par mon père

 

RG : D'accord. Mais plus tard vous avez découvert l'Action Catholique ?

 

CP : Oui, alors plus tard.. Comme je réfléchis, je crois que j'ai jamais vraiment, je suis jamais vraiment entré dans le le christianisme, le catholicisme. Par contre, tous les évangiles sociaux, tout ce qui, tout ce que j'avais retenu de tout ça m'intéressait pas mal. J'étais intéressé par ça : le souci de justice, le souci de fraternité, et enfin bon sur le fond de la religion beaucoup moins

 

RG : D'accord. Donc vous avez commencé à travailler vers…

 

CP : Alors oui, j'avais presque dix-huit ans, donc à Lip. Donc la fille de la famille où j'étais qui était la première, qui avait vingt ans, donc venais de ce – peut-être un petit peu plus, oui, non, elle avait un petit peu plus à ce moment là – elle était mariée et donc son mari qui devenait mon beau-frère travaillait à Lip et il m'a dit : 'Pour le moment ils embauchent, si tu veux venir tu peux venir, ils embauchent'. Donc je suis allé là-bas et j'ai été embauché. Voilà

 

RG : Donc c'était en…

 

CP : En 1946

 

RG : Et ça s'est commencé calmement au début ?

 

CP : Ah oui, moi j'étais enthousiaste. Il y a, disons que quand on m'a embauché on m'a dit : 'Écoutez, on connait bien les jeunes qui sortent de l'École technique, ils ne savent pas travailler, ils ont des bases mais ils savent pas vraiment travailler'. Donc on m'a proposé de rentrer dans un atelier de perfectionnement qui existait dans l'usine. Il fallait passer un peu plus d'un an dans cet atelier avant d'être affecté dans les ateliers. Donc j'ai accepté de faire un an, un peu plus d'un an de perfectionnement. Voilà. Et c'était très bien. Le patron, je le connaissais pas, mais il avait donné des instructions pour qu'on ait un petit terrain de jeu, qui était pas très loin de l'usine, pour le sport. Bon, il y avait même un filet de volley, enfin bon. Et puis il avait, ordonné aussi qu'on ait un certain nombre d'heures de sport dans la semaine. On allé soit à la piscine soit sur le stade, enfin bon. Il y avait à la fois le travail et à la fois le souci d'une vie un peu sportive. Il avait même était jusqu'à nous payer une semaine de vacances en montagne

 

RG : Ah bon ? C'est pas mal !

 

CP : Ah oui, c'était vraiment… Moi j'ai découvert la montagne je connaissais pas du tout ce que c'était, et j'ai étais enthousiasmé. Bon voilà, il nous avait…c'était une semaine dans les Alpes, c'était très très bien.

 

RG : Oui, super. Et vous avez, vous avez commencé comme OS ou… ?

 

CP : Alors moi j'ai commencé, comme OP1. Donc quand on sortait de l'école avec les brevets, etc., on avait le titre d'ouvrier professionnel premier échelon, voilà c'était ça

 

RG : D'accord, et dans la mécanique qu'est-ce que vous faisiez exactement ?

 

CP : Alors là, à Lip… Parce qu'on avait des bases de mécanique générale, et à Lip on nous a perfectionné sur la mécanique de précision, de petit volume. Donc des pièces précises, usinées, que ce soit sur les machines classiques - tour, fraiseuse- et terminées par de la rectification ou de l'ajustage, etc. On apprenait à faire des pièces qui s'emboitaient préfigurant les outils, les outils qu'on allait faire dans les ateliers. On se mettait un peu dans le coup de cette façon de travailler

 

RG : Et le patron Fred Lip, on dit qu'il était un peu spécial

 

CP : Beh oui mais alors là, quand je suis arrivé j'ai pas, d'abord on avait aucun contact avec le patron. On entendait parler de lui, oui, on entendait dire des choses. Mais enfin nous la seule – nous quand je dis nous c'est les jeunes qui étaient dans cet atelier – la seule chose qu'on a eu d'écho sur lui c'est qu'il avait donné des instructions pour qu'on soit traités de cette façon là. Donc c'est tout, on était plutôt, moi je me rappelle - moi et puis d'autres - on était plutôt confiants. Confiant dans l'employeur, et on trouvait que c'était… Et c'était vrai que c'était une usine moderne pour l'époque, qui était dans la pointe au niveau travail. Et tous ceux qui étaient là-dedans le disaient tous : 'Là vraiment on apprend à travailler, et on a un travail intéressant'

 

RG : Mais à certains moments il y a eu des conflits ?

 

CP : Alors, oui, alors donc tout c'est bien passé,  et moi je me rappelle mon beau-frère m'avait dit : 'Est-ce que tu veux te syndiquer ?'. Bon, moi j'avais dit oui parce que lui y était, mais c'était pas vraiment par conviction. Il m'avait dit que, donc lui il était syndiqué, il avait même était permanent de la CFTC à un moment. Donc moi je me suis syndiqué mais sans conviction, du tout

 

RG : Ça s'appelait toujours la CFTC ?

 

CP : Ça s'appelait la CFTC à l'époque aujourd'hui s'est devenu la CFDT, et il y en a une partie qu'est restée CFTC et une partie qui est devenue CFDT. Donc à l'époque la CFDT n'existait pas, c'était la CFTC. Donc voilà moi j'ai découvert la première fois c'est quand je suis allé soldat. Donc j'ai fait mon année, un petit peu plus d'une année de soldat. Puis quand je suis rentré, juste au moment l'entreprise était en - enfin on peu pas parler de crise, mais elle était en - il y avait arrêt de l'expansion, ils n'embauchaient plus. Bon beh d'accord ils n'embauchent plus, mais nous on était déjà embauché et le chef du personnel nous reçoit, on était sept, huit, et il nous dit : 'On peu pas vous reprendre'. 'Mais enfin, attendez, on était embauché…' 'Oui mais je vous rappelle – et il a sorti un texte en nous le disant – je vous rappelle que le service militaire obligatoire est une rupture de contrat de travail.' C'était comme ça à l'époque

 

RG : On est en quelle année ?

 

CP : On est en 1949

 

RG : Ah d'accord déjà, oui

 

CP : Oui, parce qu'il y a eu l'atelier école, on a commencé à travailler un peu dans les ateliers, et je suis parti soldat. Donc là il nous a expliqué, parce que je connaissais pas du tout, que c'était une rupture de contrat de travail et qu'il n'y avait aucune obligation pour l'employeur de reprendre. Ah bon alors moi j'étais resté complètement abasourdi, sans rien dire. Et puis il y en a un, un seul, un jeune, dans dans le groupe qui a pris la parole et puis qu'a dit : 'Je comprends pas. Vous avez dépensé beaucoup d'argent pour nous former dans cet atelier de perfectionnement et aujourd'hui vous nous dites que vous voulez plus de nous, vous perdez votre travail de formation'. J'étais estomaqué de voir cet argument, cette façon qu'il a eu de répondre, alors que moi j'étais incapable de dire quoi que ce soit. Et le chef du personnel a maintenu mais, il a dit : 'Écoutez, on peu se… Je vais réfléchir, et je vous écrirai'. Et quinze jours après, dix jours après, on a reçu une lettre en nous disant que, après réflexion, il nous reprenait (Rires de RG). Alors, c'est pas forcément la personne qui est intervenue, peut-être qu'il ya eu des changements de programme, mais toujours est-il qu'ils nous ont repris. Mais quand même, ça ma laissé des traces dans la tête, parce que, je pensais pas qu'il y avait des choses comme ça. Voilà, donc c'est la première confrontation.

 

Et puis, une deuxième confrontation, peut-être une année après, donc le responsable de la mécanique qui vient nous voir en nous disant – On faisait beaucoup d'heures à l'époque c'était fou ! On arrivait à faire soixante-dix heures de travail dans la semaine, il y avait des restrictions d'électricité, donc il fallait, la ville était divisée en morceaux, on allait travailler très tôt le matin ou très tard le soir pour partager un peu d'électricité quoi. Et donc il y avait beaucoup d'heures de travail, notamment à la mécanique où on attendait toujours sur des outillages. Et à un moment donné, alors, quand je dis soixante-dix heures c'était pas tout le temps, mais souvent il y avait, en tout cas on faisait plus de soixante heures. Et à moment donné, le chef du personnel, le chef de la mécanique nous a dit : 'Écoutez, il y a un problème de rentabilité. On ne peux plus payer les heures supplémentaires. Si vous voulez en faire, donc au dessus de quarante huit heures, vous pouvez continuer d'en faire, on est d'ailleurs intéressé, mais on ne paye plus les suppléments', les heures supplémentaires qui étaient payées.

 

Moi je me rappelle aussi que, j'étais plutôt dans ceux qui disaient beh tant pis, on va y aller, on va faire des heures puisque ils nous demandent de les faire et puis ils peuvent plus les payer. Et puis il y en a d'autres qui ont réagi très fort en disant : 'Enfin, c'est incroyable, toute la lutte qu'il y a eu par rapport à la fatigue, payer les heures supplémentaires depuis 1936, et brusquement on laisserait tomber tout ça'. D'ailleurs c'était pas légal, je sais pas comment ils auraient fait, mais bon, ils travaillaient dans l'illégalité. Et finalement, à l'intérieur des ateliers, il y a eu une majorité qui s'est prononcée pour dire non, on n'accepte pas ça. Bon, beh, moi je sais que j'étais dans le camp de ceux qui auraient bien voulu accepter (Rires de RG et CP). Mais les arguments qui ont été développés, m'ont ébranlés, en me disant beh oui, je pensais pas non plus qu'il y avait eu tout ça, tout ce qui s'est fait. Voilà, donc ça a été le deuxième événement dans ma vie de professionnel.

 

Et puis, un troisième, un petit peu plus tard, tout d'un coup, il y a suppression d'une prime. Parce que le salaire était constitué de beaucoup de primes. Il y avait bien sûr un salaire de base, mais s'ajoutaient à ce salaire de base plusieurs primes. Et donc, ils en suppriment une. Et cette prime, elle représentait un morceau pour nous. Par contre, les anciens, ils avaient un salaire de base, les professionnels hautement qualifiés ils avaient un salaire de base très, très fort. Et eux la prime, c'était quelque chose, mais pas aussi important que pour nous. Et ils ont rien dit. Et nous, on a réagi. Alors là moi j'ai réagi avec et on a dit on n'accepte pas ça, et comme il y avait pas de réponse, on s'est arrêté de travailler, et on est resté près de nos machines sans bouger

 

RG : Donc c'était vous et plutôt les jeunes ?

 

CP : Oui on était une… douze, quatorze, une bonne douzaine, peut-être un peu plus

 

RG : Et en quelle année ?

 

CP : Alors ça c'était en 1950 ou '51, ça je me souviens pas exactement. Et là on a bien réfléchi. On a dit non, ça presse il y a plein d'outillage qui presse, il y a de l'abus, on ne comprend pas pourquoi on nous la supprime, on maintient notre position. Et là j'ai participé avec un autre à dynamiser le groupe, on était deux à dire : 'Il faut faire des efforts là-dessus'. Et finalement, le directeur de la mécanique a demandé à ce qu'une personne vienne le voir, et finalement on a été propulsé les deux, le collègue et puis moi et on nous a dit : 'Beh allez-y puisque vous avez bien…'. Et, on a défendu le morceau. C'était pas vraiment notre explication qui a fait changer les choses, tout simplement ça pressait beaucoup, il y avait beaucoup d'outillage qui pressait, et treize, quatorze personnes qui arrêtent le travail, ça faisait un morceau, un poids dans la balance. Et là il nous a dit qu'ils revenaient en arrière et ils redonnaient la prime. Donc voilà, on a été satisfait. Et à ce moment là, peut être un mois après, il est venu le responsable syndical de la CFTC à Lip, qui est venu me trouver en me disant : 'Bon voilà, j'ai appris ce qui s'est passé…''. Finalement dans la mécanique, parce que nous on était treize, quatorze dans l'atelier mais il y en avait d'autres, des jeunes aussi, qui étaient dans les autres ateliers, il y avait pas qu'un seul atelier de mécanique. Et eux aussi ont bénéficié du retour de la prime. Et là il m'a dit : 'Bon ben est-ce que tu veux te présenter comme délégué du personnel ?' Parce que c'était tous les ans, il y avait une élection. Alors moi j'ai dit tout de suite, 'non pas question, je veux faire une carrière professionnelle, je sais que si je me mets là-dedans ça sera foutu pour ma carrière, non, non, non, je veux pas' (Rires de RG). Alors il m'a dit : 'Bon au moins, tu pourrais accepter de nous aider, il y a ton beau-frère qui est quand même avec nous au CFTC, tu pourrais au moins, on te mettrait tout au bas de la liste, comme ça tu risques pas d'être élu, et puis… Voilà, au moins tu nous auras aidé'. Bon finalement j'ai dit oui. Et en fait, je savais pas du tout qu'on avait le droit, dans ce genre d'élection, de barrer des noms et il y a eu des noms barrés et moi je me suis retrouvé élu (Rires de RG) ! J'ai été moins barré que les autres. Alors j'étais vraiment pas content, j'ai ré-expliqué, il y en a qui me croient pas, mais c'est vrai j'étais pas content, je pensais que ça allait casser mon truc. Parce que moi mon rêve c'était de devenir un hautement qualifié dans les professionnels, voilà c'était tout

 

RG : Et de devenir patron vous-même ?

 

CP : Ah non. Non, non, je pensais pas du tout à ça, je pensais à devenir… Parce que j'admirai beaucoup beaucoup les hautement qualifiés. Ils étaient vraiment, ils avaient un coup de main, une capacité de travail, de précision et tout. Alors je me disais si jamais un jour j'arrivais comme eux, je serai vraiment fier de moi, enfin bon. Et là, bon, élu, je peux quand même pas, avant de dire vous m'embêtez, je démissionne ou je sais pas quoi, je suis allé voir. Voilà. Une première réunion, donc… Ça va ?

 

RG : Oui ça va très bien oui.

 

CP : Et là je suis allé donc voir et me suis retrouvé avec il y avait deux ou trois CGT jeunes et élus, et puis deux ou trois CFDT… CFTC élus aussi, il y avait un renouvellement de quelques jeunes. Et là on a fait nos premières armes, on a écouté, ce qui se racontait. Et c'était plutôt un bureau des pleurs. Ceux qui venaient là c'était pour se plaindre de tout ce qui allait pas dans les ateliers, mais, en disant qu'on pouvait rien faire. Il y avait dans les grèves à l'époque, nationales ou régionales, il sortait, cinquante personnes sur mille à Lip. Il y en a cinquante qui sortaient c'est tout. Le patron avait vraiment réussi à faire avec la distribution des logements - c'est lui qui détenait les logements - les primes, les embauches des enfants de la famille, il y avait le charbon… Enfin, tout était bien compris là-dedans pour que les gens soient tributaires du patron et n'aient pas trop envie de

 

RG : C'est un paternalisme c'est ça ?

 

CP : Oui. Tous les vendredi, pas tous les vendredi mais tous les deux vendredi, il prenait la parole, tous les ateliers et bureaux étaient munis de haut-parleurs, et il parlait, le vendredi soir de temps en temps, pour donner des explications, sur les primes, sur les salaires, su la progression de l'entreprise, etc. Il avait un journal qui était distribué à tout le monde, qui donnait aussi plein, des informations, même des informations qu'on trouvait pas dans les autres journaux, sur la vie aux États-Unis ou dans l'Europe, parce qu'il voyageait pas mal

 

RG : Il s'appelait comment ce journal ?

 

CP : Horizons Nouveaux. Donc, de même qu'il avait une grande ardoise devant le gardiennage, et là dedans il y avait des résultats sportifs, ils écrivaient à la craie, le gardien était chargé d'écrire les résultats sportifs. Il y avait un certain nombre de choses qui faisait que l'entreprise était assez tributaire de ce patron et de tous ces cadres qui étaient là. Donc voilà un petit peu, c'est là que je me suis rendu compte plus précisément de tout ça. Là, en entendant, en écoutant tout ce qui se passait. Et, comme on avait le droit de circuler dans l'usine sous certaines conditions, moi j'ai commencé moi aussi à aller voir une personne aux ébauches, une autre personne qui avait demandé à voir un délégué. Et là j'ai vu – on avait jamais visité l'usine, jamais, on était cantonnés dans notre atelier, point, on n'avait pas le droit d'en sortir. Ou bien si, on pouvait aller jusque à l'atelier de presse pour essayer un outil, pour voir s'il fonctionnait bien, etc. Mais on devait rester, chacun devait rester dans son atelier, interdiction de se retrouver dans un couloir ou dans un bureau, ou dans un autre atelier qui n'était pas le sien.

 

Et là, moi j'ai vu, je me suis rendu compte de ce que c'était que l'usine. On était des privilégiés, en outillage et mécanique, parce qu'on avait la possibilité de circuler dans l'atelier par le travail, on utilisait une machine à cet endroit là, après on allait dans un autre endroit pour utiliser une autre machine. Donc on pouvait parler. Bien sûr sans exagération, mais on pouvait dire quelques mots aux collègues et tout ça. Tandis que quand je suis rentré aux ébauches, à la fabrique, donc c'était tous des femmes sur les machines, debout, sur des machines pour fabriquer les pièces, avec les projections d'huile, avec le fracas, le boucan qui avait là-dedans ! Le bruit ! Et puis les régleurs qui criaient, par rapport à telle mauvaise position de pièce. Et puis tout ça, oh la la ! Là je me suis rendu compte que je voyais l'usine à travers mon prisme à moi, qui était pas trop mauvais. Mais ailleurs, c'était pas pareil. Je me disais bon beh c'est les OS, les ouvriers qui n'ont pas de connaissances professionnelles, mais les professionnels de l'horlogerie, ça doit être autre chose. Et quand je suis allé là-bas, c'était pareil. C'était pas du tout la mécanique, tous les professionnels étaient en ligne sur chacun son petit établi, l'un derrière l'autre. Et puis l'estrade était tout derrière dans leurs dos avec le chef qui surveillait toute la lignée des professionnels qui travaillaient. Et c'était un silence total dans ces ateliers. Et quand je suis venus voir le chef, là, qui était sur son estrade, pour lui parler d'une prime, parce qu'on m'avait dit : 'Bon beh t'es un peu spécialiste des primes, va voir un petit peu quand il y a des gens qui sont étonnés et qui comprennent pas une histoire de prime'. Alors donc j'étais allé le voir pour ça, pour lui demander des informations sur la prime de l'horlogerie. Et il m'écoutait pas du tout. Il écoutait pas ! Il était là, et je me suis dit : 'Qu'est-ce qu'il a ?' Il était là qui regardait. Et à un moment donné, il s'est levé sans s'occuper de moi, il a fait le tour de l'atelier, il est revenu et il m'a dit : 'Ah, j'ai entendu, j'ai cru entendre un murmure'. Il entendait comme un espèce de fond, de bruit de voix. Moi j''avais même pas entendu, pas du tout ! Et c'était insupportable pour lui. Insupportable d'entendre un espèce de bruit de fond là-bas dans, probablement qu'une ou deux personnes devaient causer un peu, à voix basses. Et alors, il s'est occupé de moi pour me donner des informations sur la prime, etc.

 

Donc ce tour d'usine m'a montré que l'usine c'était pas ce que je croyais, c'était pas du tout ce que je croyais. Voilà. Et à partir de là, il y a eu une réunion mensuelle des délégués du personnel avec la direction et là, ça a été lamentable. On s'est fait ridiculiser sur nos questions, sur nos demandes, on les avait mal préparées, le chef du personnel était très bien dans le coup, il nous a un peu montré que c'était vraiment zéro nos revendications, etc. Et à un moment donné, c'était pas la première réunion mais peut-être la deuxième, voilà que Fred Lip débarque dans la réunion. Avec une furie, en colère ! Il y avait eu un tract de distribué au niveau de la CGT qui accusait au niveau des salaires, enfin bon je me souviens plus exactement les termes qui étaient utilisés dans le tract, mais ça l'avait mis dans une colère noire ! Il est arrivé, je l'avais, on l'avait aperçu une ou deux fois, on le voyait jamais, et là j'ai vu quelqu'un qui était en colère, qui ne se contrôlait pas, qui hurlait, et qui s'en est pris à la déléguée principale de la CGT, en la traitant de tous les noms, vraiment, c'était affreux, affreux ! Et on était complètement écroulés à notre place, sans oser dire un mot ! Vraiment terrorisés, par rapport à ça. Et puis il est parti, en claquant la porte. Et la réunion a repris, mais on arrivait même plus à parler après une démonstration comme ça. Et là, on a vu, un : qu'on était ridicules, deux : que le patron était, nous méprisait, dans le sens que pour lui on était des rien du tout. Et puis la vision de cette entreprise qui était pas ce que je croyais. Et là, je me rappelle, on a essayé de parler. On avait des heures où on pouvait se voir. On a essayé de parler en disant : 'Écoutez, on abandonne ! Ou bien on abandonne, ou bien on fait ça sérieusement. On est quoi là-dedans ?' Et il y a plusieurs jeunes qui ont tenu ce langage là : 'Mais oui c'est, on va pas continuer comme ça', 'Alors qu'est-ce qu'on peut faire ? Est-ce qu'on fait quelque chose d'abord ?' Et là oui il y a eu une décision disant oui il faut essayer de faire quelque chose. Si on fait quelque chose, qu'est-ce qu'on peut faire ? Tant qu'il y aura pas les gens de Lip qui seront mobilisées, se prendront, et que ce soit bien leurs revendications, et bien c'est même pas la peine de continuer à voir la direction.

 

Alors là, on a commencé à réfléchir, et il y en a un qui a lancé une idée, parce qu'elle avait été reprise à la mécanique. Alors qu'est-ce que c'était que cette idée ? Et bien, quand on est arrivé dans les ateliers, tous les jeunes de l'atelier de perfectionnement, quand on est arrivé dans les ateliers, oh surprise ! Il était pas question de demander les renseignements aux professionnels, aux hautement qualifiés. Ils nous envoyaient promener. Et on essayait d'aller voir comment ils faisaient, pour réussir une pièce, et quand on approchait d'eux, ils nous demandaient de nous en aller, ou même ils mettaient un grand linge blanc, sur leur casque, pour pas qu'on voie (Rires de RG). Et là on avait été, parce qu'on avait pas cet état d'esprit. On a compris plus tard qu'ils défendaient leur bout de gras, leur salaire. Parce que nous étions une concurrence. Et ils avaient une telle aura, que sur la place, ils pouvaient se déplacer d'une usine à l'autre, il y avait une surenchère entre les patrons pour avoir ces hautement qualifiés qui étaient quand même assez rares à l'époque. Et donc, ils voyaient en nous une concurrence. Et là on avait dit : 'Mais alors enfin, on y arrivera jamais, c'est tellement difficile, et il y a tellement de choses à apprendre qu'on y arrivera jamais !' Et il y en a un qui a dit : 'Et bien moi je suggère qu'on écrive chacun sur un petit carnet toutes les difficultés qu'on a, pourquoi on a échoué et puis pourquoi on a réussi. Et on se passe le carnet toutes les semaines, de façon à ce que ça circule'. Et il a même ajouté en disant : 'Logiquement on devrait aller huit ou dix fois plus vite, au moins, tous ensemble, que un tout seul'. Et on a repris cette idée là. C'est pas moi qui avait eu cette idée-là, mais on l'a reprise en disant il faut qu'on prenne un carnet comme on avait l'habitude de faire à la mécanique et qu'on aille partout où les salariés quand il y a la pause - les salariés on l'habitude de se réunir pendant la pause, par groupes, dans les couloirs ou dehors, etc. Et on est tous chargés d'aller dans ces groupes-là. À écouter. À écouter seulement, on a rien à dire, mais on écoute. Et on le note sur le carnet. Ils parlent de la pluie, du beau temps, de ce qu'ils vont faire le dimanche, mais ils parlent aussi de ce qui se passe dans leur atelier, dans leurs bureaux, et ils disent un peu ce qui va pas. Notons tout ça, et reprenons tout ça ensemble, dans le local syndical. Et essayons de construire des tracts concrets, qui correspondent à ce que les gens vivent et ce qu'ils disent. Voilà, ça été le début d'une fabrication de, voilà, je crois que c'est comme ça que ça s'est passé

 

RG : Et est-ce que vous avez essayé d'augmenter la participation au syndicat ?

 

CP : Pas vraiment. Il y avait peu de syndiqués. On l'a dit, il faut que... Il y avait un individualisme extraordinaire ! Si on veut que les gens croient au collectif, il faut qu'ils aient des  preuves. Mais comme ça, il y a pas de preuves. Alors il y avait quelques adhérents quand même. Et là on a dit on est incapables de faire croire au collectif, qui ait une crédibilité du collectif. On en est incapable. On est incapable de faire grève, on est incapables de se manifester. Donc, la première des choses qu'il faut qu'on fasse, c'est maintenant qu'on connaît tout ce qui se passe dans les ateliers, etc., les bureaux, il faut essayer de voir, de se faire aider par la loi. Est-ce qu'il y a des choses que Fred Lip ne respecte pas, en général il y en a toujours. Et on s'est mis à éplucher, à regarder. Les feuilles de paies étaient d'une complexité incroyable ! La plupart des gens comprenaient pas la feuille de paie, il y avait une tartine de primes, de ceci, de cela. Et on est allé se former, à l'union locale CFTC. Et on a fini par découvrir quelque chose, en examinant toutes ces feuilles de paies, Fred Lip ne payait pas les heures supplémentaires légalement (Rires de RG). Il incluait pas, mais c'était pas le seul ! Dans bien d'autres entreprises ils incluaient pas les primes de production dans le calcul des heures supplémentaires. Alors, on a dit, 'on va bien, il faut que ce soit sûr'. On avait dit, 'toute information doit être vérifiée, contrôlée'.

 

Donc on a vérifié, oui on en est bien sûr. On est allé voir au niveau des, à l'union locale les arrêts de cour de cassation, la justice, comment elle avait tranché. Et quand on a été sûr de nous, on a distribué un tract en exigeant un an de rappel, sur tout. Et là, enfin bon je me rappelle, plein de gens se moquaient de nous : 'Oh la la… Vous vous attaquez à Fred Lip, vous rigolez !' et tout ça. Et finalement, devant la direction départementale du travail, devant les arrêts de cour de justice, Fred Lip a été obligé de s'incliner, parce que, effectivement, tout était vrai. Et là, ça a été un coup de tonnerre dans l'usine. Parce que, mais enfin c'était pas le collectif qu'avait fait plier Lip, c'était un travail collectif de délégués, syndical, etc. Et là, les gens ont été absolument étonnés que Fred Lip s'incline, et tout le monde a reçu un rappel, assez important, de fric, et donc ça c'était le premier coup de tonnerre.

 

Le deuxième on a essayé de réfléchir, et il y en a un qui avait trouvé une idée. Il y avait le secret des salaires. Chacun cachait sa paie, sa feuille de paie, (Rires de RG) persuadé qu'il était plus payé que les autres, on lui avait fait comprendre que c'était… Et nous on a distribué, sous forme de tracts, un certain nombre de feuilles de paies que des mécaniciens avaient accepté de nous donner en rayant les noms, etc. On a distribué ça, ça a été un raz-de-marée. Parce que les gens qui étaient – un raz-de-marée individuel, pas du tout collectif ! – ils étaient tellement imprégnés de l'idée qu'ils étaient favorisés, et quand ils ont vu… 'Mais dit, mais, comment ?' Ils sont allés voir le chef : 'Mais tu m'avais dit que j'étais bien noté, bien payé, regarde ! Il y a des autres OP1 qui ont nettement plus que moi, qu'est-ce que c'est que cette histoire ?' (Rires de RG). Les OP2, les OP3 pareils. Et là, il y a eu un tel remue-ménage dans l'entreprise, que la direction a été contrainte de commencer à donner quelques règles dans les salaires, en disant : 'Beh voilà les mini et puis voilà les maxi'. Ils ont commencé à donner des mini puis des maxi. Et petit à petit, on a réussi à faire la première grille de salaire, qu'on a distribué à tout le monde. Voilà, la première : vous entrez chez Lip, vous avez telle catégorie, et bien vous devez vous situer là-dedans, entre ça et ça. Vous êtes à l'horlogerie, vous êtes… Et ça, ça a été quelque chose qui a contribué beaucoup à la crédibilité du collectif, voilà.

 

Donc il y a eu ça, il y a eu les salaires, après qu'est-ce qu'il y a eu encore ? Il y a eu d'autres éléments qui sont arrivés, et progressivement, on a commencé à avoir des syndiqués, et on a commencé à avoir une force, mais on a mis longtemps, et on est arrivés au milieu des années '60, '65 à avoir une force suffisante pour commencer à faire un débrayage, une grève sur un problème important. Voilà, mais il a fallu attendre tout ça ! Il a fallu des années pour construire, c'est ce qu'on explique des fois, on a construit ça mais on a mis longtemps. Et on avait une entente complète entre la CGT et la CFTC. À un coup, le chef du personnel est venu nous voir, la CFTC, en nous disant : 'Nous sommes chrétiens, vous aussi, donc nous allons nous entendre sur les accords des salaires. Mais on veut pas traiter avec la CGT'. Ah ben on avait dit non. Il avait été complètement surpris. 'On ne travaille pas de cette façon là'. Et, tout de suite on a été le dire à la CGT, on a dit voilà : 'On vient de voir le chef du personnel et voilà ce qu'il vient de nous dire'. Il y a eu une confiance entre, on était une des rares entreprises à Besançon où il y avait cette confiance-là. Au point que, les réunions de préparation des délégués du personnel et tout ça, on les faisait ensemble, les réunions de réflexion sur qu'est-ce qu'il faut faire, on les faisait ensemble, et ça c'était très nouveau. Dans Besançon s'était nouveau

 

RG : Et quand le syndicat a changé de nom ?

 

CP : Alors en '64, il a changé de nom, on est passés tous à la CFDT. Du moins à Lip, il y en a d'autres qui sont restés à la CFTC, mais à Lip on est passés à la CFDT. Voilà

 

RG : Et, pour avancer un peu, comment vous avez vécu '68 à Lip ?

 

CP : Oui, alors là ça a été… Il faut dire aussi que, dans l'usine, on avait notre travail. Et le travail exigeait beaucoup de choses. On avait des heures de délégués, on avait des heures syndicales, mais on les prenait pas tous, on en prenait qu'une partie. Et on s'obligeait à se voir le soir, après le boulot. Et on passait de, il y en a qui venaient ici, on allait des fois chez Roland Vittot ou chez un autre, et on y passait toute la soirée jusqu'à minuit, entre vingt heures trente et minuit, pour réfléchir : 'Qu'est-ce qu'on peut faire pour améliorer l'esprit collectif, pour améliorer la démocratie ?'. Et donc, on était enfin près quand est arrivé mai '68. On avait vraiment mis en place plein de choses, et il y a eu une lutte spécifique à Lip. Partout ailleurs, il y avait des piquets de grève, pour démarrer la grève il y avait des piquets de grève, etc. Et nous non. On a demandé aux piquets de grève qui sont arrivés de s'en aller tout de suite. CGT, CFDT, en disant : 'Nous, au contraire, on distribue un tract pour rentrer. Donc il est pas question de sortir il est question de rentrer.' 'Mais vous êtes complètement malades, qu'est-ce qui se passe, vous voulez pas rentrer dans la lutte ?' 'Si, mais pas de cette façon là.' Et tout le monde était convoqué au restaurant, à huit heures du matin, pour réfléchir. Et on a fait vraiment un travail démocratique très important. Avec micro-baladeur, etc. Et à un moment donné, on a dit avant de voter, il faut que chacun réfléchisse comme il faut, en groupe par ses affinités. Et donc on a arrêté l'assemblée générale pendant trois quarts d'heure. Tout le monde s'est réparti un peu partout, dans les, dehors et à l'intérieur du resto, par petits groupes pour réfléchir. Qu'est-ce qu'on fait, où on va, et comment, et pourquoi, et sur quelles bases. Et quand ils sont revenus, on a fait le vote en demandant de respecter ceux qui s'abstiendraient, ceux qui voteraient contre, ceux qui voteraient oui. Et donc, ça a été là une des premières façon de travailler collectivement, en grève, démocratiquement. Et là, il y a eu immédiatement des cahiers de doléances, les gens se sont mis à dire : 'Beh nous dans notre bureau voilà ce qui va et voilà ce qui va pas'. Donc il y a eu des, tous les cahiers de doléances un peu partout, et puis le comité de grève, syndiqué ou pas, c'est chaque secteur désigne ou élit son représentant peu importe ce qu'il est, s'il est de la CFDT ou de la CGT ou qu'il est rien du tout. Voilà donc comment ça a commencé et on a eu un '68 très important à l'usine. La direction, on a passé un accord avec elle, elle restait dans l'usine, on leur a simplement demandé de ne pas agir ouvertement contre la grève, et autrement ils pouvaient. Et oui, on les a prévenus qu'on utiliserait un peu le matériel. Que ce soit la photocopieuse, que ce soit des machines à écrire, etc. Voilà comment ça s'est passé

 

RG : La grève a duré combien de temps ?

 

CP : Alors nous, elle n'a duré que deux semaines. Alors qu'ailleurs elle a duré beaucoup. Mais à la fin de la première semaine, on avait un accord avec Fred Lip, on avait signé un accord qui nous paraissait correct. Mais on a dit on ne reprend pas le travail, on attend que tous, au niveau du pays reprenne le travail. Et donc la majorité du pays a repris le travail donc la semaine suivante. Et il y a eu des queues de conflits terribles, comme à Peugeot, comme ailleurs, il y a eu des queues de conflits où ça a duré encore deux semaines. Mais c'était, il y avait les accords de Grenelles nationaux, on a donc estimé que on avait obtenu satisfaction. Nationalement et à Lip. Donc d'autres usines ont eu encore une, deux semaines, trois semaines de conflits derrière. Voilà comment ça s'est passé. Et on a fait un saut qualitatif au niveau démocratie et collectif, et de la collectivité, là on a fait vraiment un saut. Par contre, le vote a été contre la présence étrangère, étudiants, voilà. Il y a eu un vote, et là c'est la CGT qui l'a emporté largement

 

RG : Donc il y avait pas de contact avec les étudiants ?

 

CP : Si, mais dehors. Ils ont pas voulu que ils rentrent, et donc on s'est inclinés. C'était pas mûr encore à l'époque pour que ils rentrent. On a eu des contacts, on a essayé de discuter un peu avec eux et tout ça mais voilà. Donc voilà un peu comment ça s'est passé

 

RG : Donc quand plus tard est venue la question des licenciements, vous étiez déjà bien organisés ?

 

CP : Ah oui. Il y avait eu un autre combat, en 1970. Fred Lip a compris que la force syndicale était devenue très grande. Et il a cherché, ils ont réfléchi : 'Comment on peut l'abattre, cette force syndicale'. Et ils avaient trouvé quelque chose d'assez solide. Ils avaient imaginé une restructuration, dans l'entreprise, dans laquelle disparaissait l'atelier où était né, le grand atelier d'outillage où était né un peu le syndicalisme, les militants comme Roland Vittot, Picard, Cunier, moi et d'autres. Et donc c'était assez astucieux, mais il avait, il avait pas fait attention que la force maintenant elle était tellement importante, que tout avait changé. Tout, toute l'usine s'est élevée contre cette disposition. Mais sans faire grève, plutôt avec une espèce de désobéissance civique. Et donc, ça a été tellement fort dans cette lutte interne, que Ébauches-SA qui avait déjà la majorité des actions, a demandé à Lip de s'en aller. Et puis il a mis, ils ont mis un homme à eux. Voilà. Donc ça montrait aussi, là il y avait pas une grève. Enfin si, il y a eu quelques petits moments de grève, mais très peu, pendant des mois ça a été un affrontement de la totalité, que ce soit les bureaux, que ce soit partout, c'était vraiment très solide. Voilà un peu ce qu'il y a eu

 

RG : Alors pour arriver au grand conflit, moi ce qui me frappe c'est que, enfin on dit souvent que les Lip sont une aristocratie ouvrière

 

CP : Ah ça oui, c'est ce qu'ils disent

 

RG : Et qu'est-ce que vous en pensez ?

 

CP : Et bien il y a eu un tract, il y a eu des tracts des maoïstes notamment, de l'extrême gauche, qui effectivement reprenaient cette idée en disant : 'C'est pas avec Lip qu'on fera quelque chose dans, dans Besançon. Mais heureusement il y a d'autres usines, là c'est une espèce d'aristocratie qui ne sortira jamais rien'. Et ensuite, pendant le conflit de '73, ils ont redistribué un tract pour s'excuser (rires de RG) en disant : 'On s'était trompés. Effectivement, c'était, c'est pas une aristocratie' Donc voilà un peu comment, donc oui, on avait une espèce de, je sais pas. Pourquoi ? Parce que, c'était l'horlogerie qui voulait ça. Les gens étaient bien habillés, les horlogers étaient bien. Nous les mécanos ont été un peu embêtés parce que, Fred Lip voulait nous obliger à mettre une blouse blanche, enfin on a dit : 'Écoutez, c'est pas possible ! Vous rêvez pas un peu ? Il faut la changer tous les jours, tous les jours, tous les jours ! On peu même pas la garder, même une journée elle va être…'. Alors finalement, il avait accepté des blouses bleues, donc, mais tout le monde essayait d'avoir quelque chose de plus au niveau propreté, que la moyenne. Alors dans tout, partout. Fred Lip d'ailleurs il avait des idées des fois qui étaient vraiment bien. On avait cru que c'était complètement farfelu. Il était revenu des État-Unis en disant : 'C'est pas gai les ateliers de mécanique, tout ça c'est sombre, c'est moche. Il faut peindre les machines en deux couleurs : une couleurs très claire pour le bas, puis une couleurs un peu plus voyantes mais, différente pour…', il fait encore une de ses lubies. Mais quand il a fait ça, c'était vraiment tout changé

 

RG : Ah bon ?

 

CP : Ah ! il avait raison, l'atelier était tout changé, ça donnait une note tout à fait différente de la grisaille des ateliers. Bon voilà, donc il pouvait se le permettre car c'était de l'horlogerie, il y avait quand même pas des quantités de copeaux, etc. C'était plutôt du travail de précision. Mais c'était, nous on a cru que c'était encore une idée farfelue en fait non, c'était pas mal comme idée. Donc voilà ça s'était un peu 'l'aristocratie' entre guillemets. Voilà

 

RG : Oui. Mais en plus vous étiez bien organisés.

 

CP : Ah oui, ça oui. On avait fait un plan de l'usine. On avait, on s'était attachés, on n'a pas pu trouver les plans de l'usine, on en avait fabriqué un et on l'avait reproduit à plusieurs exemplaires. Et chaque point de l'usine, le travail, l'objectif, c'était d'avoir un correspondant. L'usine était, fourmillait d'ateliers, de bureaux, dans chaque bureau on voulait avoir quelqu'un, dans chaque atelier, on voulait avoir au moins quelqu'un qui soit solide et puis qui donne, voilà. Donc on avait un réseau, on avait construit un réseau. Un réseau solide

 

RG : D'accord. Et le comité de grève faisait partie de ce réseau ou c'était autre chose ?

 

CP : Non, c'était autre chose. Une fois qu'on s'est mis, qu'on a commencé cette lutte, l'idée qu'on avait développé à la CFDT c'était de dire c'est autre chose que '68. On s'accroche, on se bat contre un groupe : Ébauches-SA, qui a dix-huit usines, c'est un groupe multinational. Il y a des usines en Allemagne, en France et en Suisse évidemment. Et donc, comment lutter contre cette entreprise là ? Si chacun ne se met pas en route, au niveau de la tête, au niveau des bras, et bien on est perdu. On voit vraiment pas comment on peu développer un rapport de force suffisant. Et donc l'idée c'est, on est une quinzaine de délégués CFDT, il y a une quinzaine de délégués CGT, bon si on est que seul à penser et à faire des propositions, ça n'ira pas. Il faut qu'il y ait, il faut que se développe plein d'autres lieux, on avait pas imaginés un comité d'action, non. Peu importe comment ça s'appellera mais il faut qu'il y ait des groupes qui se mettent, autonomes, à réfléchir en dehors de nous et avec nous. Et ils ont décidé d'appeler ça comité d'action, ils ont commencé comme ça. Et c'était beau, c'était l'idée qu'était intéressante, que ça s'appelle comité d'action ou n'importe quoi, qu'il y en est un, deux, trois, quatre ou cinq, c'est encore mieux ! Pourvu qu'il y est des lieux de réflexion, de proposition et d'action. Donc c'était ça qui nous importait. Ça, ça a bien marché

 

RG : Mais les gens qui étaient là au Comité d'action c'était des gens nouveaux au point de vue militantisme ?

 

CP : Voilà, voilà. Il en avait, il y en avait quelques uns, comme Raguénès et tout ça, qui avaient déjà commencé un peu, ou bien Margéun (?) qu'avait déjà commencé un peu, ou  Burtz. Mais la plupart, et oui c'était vrai, ils se sentaient pas vraiment à l'aise avec nous. On avait formé un espèce de groupe, on se voyait le soir fréquemment, donc on été homogènes, assez solides, bien solides sur les informations, sur nos connaissances et tout. Et il y en a qui se sentaient pas bien à l'aise, et ils étaient bien contents de se retrouver dans des groupes moins homogènes, moins formalisés, et ils se sont plus sentis à l'aise, plus décontractés là-dedans qu'avec nous. Avec nous il y avait une espèce de crainte, de pas être à la hauteur, ou des fois de sortir des choses qu'étaient pas, voilà. Donc ça oui, ça a existé, on avait pas bien compris qu'on s'isolait, progressivement, dans notre formation à nous. En s'auto-formant, on s'isolait petit à petit de la masse. Enfin bon, une façon de parler quoi. Donc ça, ça a était excellent, excellent ! Et il aurait fallu qu'il y en ait d'autres, qu'il y ait pas un qu'un seul comité d'action ! (Rires de CP)

 

RG : D'accord. Mais vous avez eu, il y a eu des commissions aussi qui étaient importantes, non ?

 

CP : Alors, on a compris que l'assemblée générale c'était le lieu où il fallait tous ensemble sentir le conflit, sentir les grandes lignes du conflit, mais que c'était pas la démocratie. Il y a trop de monde, on peu pas parler, il y avait quelques uns qui parlaient mais non. Par contre les commissions, où ils étaient plus que quinze, vingt, c'était plus facile à parler, plus facile à s'exprimer. Et donc, les commissions elles avaient un travail à faire mais, à l'intérieur de ce travail, il y avait quelque chose qui était très important, c'était le débat. Chaque fois qu'ils sortaient d'une assemblée générale, le débat continuait encore un petit moment. Pendant qu'ils commençaient à travailler, pendant qu'ils travaillaient à préparer ceci, à préparer cela, et ce débat là il était plus, aussi, et peut-être plus important que l'assemblée générale. Parce que là, chacun pouvait plus parler. Et d'autres qui parlaient pas nous disaient : 'Oui mais moi j'apprends plein de choses. J'apprends dans l'assemblée générale et j'apprends dans la commission. Dans ce qui se rediscute dans la commission j'apprends. Je parle pas beaucoup mais j'apprends'. Voilà. Et en même temps c'était de la démocratie parce que si il était en opposition avec ce qui se disait, il aurait pu intervenir. Donc c'était de la démocratie

 

RG : Et Jean Raguénès, par exemple, je vois que c'est un prêtre, mais c'était un prêtre ouvrier ? Qu'est-ce qu'il faisait à Lip ?

 

CP : Non c'était pas un prêtre ouvrier, il avait pas, c'était un prêtre qui s'occupait des prisonniers. Donc il avait une petite baraque qu'il avait obtenue comme ça, la municipalité avait dû l'aider à moment donné. Il avait une petite baraque qui était pas loin de la prison. Et donc les prisonniers qui sortaient tout ça, pouvaient aller là et il allait les voir d'abord. Donc c'était son boulot, et pour pouvoir manger, pour pouvoir se débrouiller, il avait pris un boulot à Lip. Donc il était pas prêtre ouvrier, mais il s'est engagé, petit à petit. Il est venu en '71 et il a commencé à s'engager dans quelques petits événements qui avaient eu lieu à cette époque là, voilà. Et donc, il a pris une place importante dans le Comité d'action, dans la CFDT

 

RG : Et vous parlez un peu des maoïstes, beaucoup de gens venaient de l'extérieur pour commenter, pour vous aider, pour vous embêter même ?

 

CP : Oui alors ce qu'on disait là, c'était que, bien, on avait gagné la bataille interne. Tout le monde commençait, enfin quand on dit tout le monde, c'est un pourcentage, c'est cinquante pour cent, après c'était peut-être cinquante cinq pour cent, mais c'était quand même pas mal. Il y avait tout un, mais on disait : 'C'est pas encore suffisant ! Il faut s'ouvrir à l'extérieur, parce que il y a plein de choses qu'on ne connait pas. On connait des choses mais il y a plein d'autres qu'on ne connaît pas. Et d'autres pourront nous apporter des choses. Et donc il faut s'ouvrir'. Et ça, ça a pas était facile. Il a fallu que, c'était une souffrance, c'était une souffrance pour un Lip, de voir quelqu'un qui se promenait dans l'usine. Au début. Parce que c'est : 'Oui mais qu'est-ce qu'il fait là celui-là ?' 'Beh tu sais on l'a dit en assemblée générale' 'Oui mais quand même, ils sont trois ou quatre là, il y a personne avec eux ?' 'Beh oui, ils peuvent circuler'. C'était, ça les embêtaient beaucoup, c'était difficile au niveau mental, d'accepter que l'entreprise soit envahie. Attention, on avait fermé les ateliers, on avait fermé un certain nombre de choses, qui étaient fermées. Mais, on avait défini toute une zone de libre accès, pour tout le monde. Et dans cette zone de libre accès, ça les embêtait de voir. À des moments ils se sentaient plus vraiment des Lip, nous on a appris à ce connaître, et on voyait plein de gens qu'arrivaient. Alors, ça ça a été au début, petit à petit ils ont mieux saisi. Parce que tout ce qui se disait dans les assemblées générales, ils comprenaient que, ailleurs il y avait tout un soutient qui se mettait en place, et toute une aide concrète qui se mettait en place. Et donc ils ont mieux compris que, après tout, c'était bien que les gens circulent dans l'usine, même s'ils étaient pas d'ici

 

RG : Et en temps que, enfin j'hésite à dire leader mais, en tant que un des leaders de...

 

CP : Un des animateurs oui

 

RG : Animateur, vous aviez à faire à certains militants de haut profil qui sont venus de l'extérieur, vous avez un souvenir de... ?

 

CP : Des autres militants de l'extérieur ?

 

RG : Oui de l'extérieur. Par exemple des maoïstes ou des trotskistes

 

CP : Ah oui ! Ah ben oui, oui

 

RG : Les Cahiers de Mai, Libération ?

 

CP : Voilà. Alors là-dessus moi je suis formel, je crois que c'est mauvais d'ouvrir l'usine, d'ouvrir la possibilité de débattre avec des salariés, si les salariés n'ont pas commencé à former un collectif et à commencer à avoir une certaine expérience et une certaine connaissance. Parce que autrement, le discours qui peut arriver peut perturber et puis ne pas être avalé, ne pas être supporté, ça oui. Malgré tous nos efforts, il y a quand même un certain nombre de Lip qui ont un peu succombé à toutes sortes de discours. Mais pas beaucoup quand même. C'était supportable. Mais sinon oui c'est dangereux, parce que des gens qui n'ont pas encore, c'est comme si à un enfant, j'exagère un peu, c'est comme si à un jeune qui n'a pas encore beaucoup d'expérience de la vie, il y a un gourou qui vient l'entretenir et puis le prendre en charge, à ce moment là tout est, il a pas encore la capacité d'analyser ce qui est bon dans ce que dit le gourou, et ce qui n'est pas bon. Donc ça, ça a été notre soucis, mais on a dit oui, on est assez mûr. On est assez mûr pour ouvrir. Alors bon, il y a eu dans le deuxième conflit, moi je me rappelle, quand j'étais dans la file d'attente, pour aller manger au restaurant, dans notre restaurant, il y avait un petit groupe de filles là derrière, puis il y en a une qui disait : 'Oui c'est celui-là le traitre, c'est celui-là qui pour le moment parle de coopératives' (Rires de RG), alors ils m'avaient désigné : 'Oui c'est celui-là, regarde c'est celui-là Piaget, c'est le traître qui parle de coopératives'. Donc voilà, il y avait tout ça, mais on était quand même capable de la supporter et de répliquer. Et il y en a qui apporter des choses qui étaient valables

 

RG : Par exemple ?

 

CP : Ben, par exemple, ce qu'on a reproché nous, à la CFDT. Où Jacques Chérèque était pas toujours bien content de ce qu'on lui disait. Quand ils nous donnaient des informations, d'abord premièrement les informations étaient toujours verticales, il était pas question d'avoir des informations, un système d'information d'entreprise à entreprise, ou d'entreprises métaux avec des entreprises de la chimie, etc. Donc on avait une information verticale, surtout de haut en bas, enfin de bas en haut quand même, mais surtout de haut en bas. Et quand on nous expliquait, on recevait des bulletins, on nous disait : 'À tel endroit il y a eu une lutte, voilà les revendications et voilà ce qu'ils ont obtenu'' On disait à la fédération : 'Mais, c'est bien mais c'est insuffisant, il faut savoir comment le combat s'est passé, qu'est-ce qu'il s'est passé, comment ils ont gagné, de quelle manière, etc. C'est ça qui nous importe'. Jamais on n'avait ce genre d'informations.

 

Par contre les gauchistes en avaient. Ils avaient leurs bulletins, ils avaient des gens qui avaient participé à tel conflit, et ils racontaient comment ça s'était passé, avec les échecs, des fois quand il y avait eu des erreurs commise par le syndicat. Est-ce que c'était vrai ?  Est-ce que c'était pas vrai ? Peut-être qu'il y avait des choses à réfléchir, mais dans les explications il y avait des choses qui étaient intéressantes. Donc ça, on les prenait à notre compte. Comme élément de réflexion. Par exemple à Peugeot, il y a eu un certain nombre de délégués qui se sont faits licencier immédiatement parce que des gens ont envahi le bureau du directeur et, qui étaient très en colère, il y a eu des salariés qui étaient très en colère, et ils ont fini par malmener le directeur. Bon avec les bureaux etc. Et donc la direction départementale du travail a donné l'autorisation pour licencier les délégués qu'étaient présents là. Donc on a compris, que, et on l'avait mis en pratique : un jour Fred Lip, avec une dizaine, une vingtaine de cadres, était venu pour forcer le barrage qu'était mis devant le service d'expédition. Et on nous a appelé tout de suite, moi je sais que tout de suite j'ai dit : 'Ou la la, Peugeot, attention !'. Et on a demandé tout de suite aux délégués de se mettre en barrage, devant, comme ça, devant la pression qu'exerçaient Fred Lip et les, de façon à ce qu'il y ait pas de coups de poings, qu'il y ait rien. Et les gens qui n'avaient pas cette expérience derrière. Donc voilà on s'est mis là et bon alors, on a demandé aux gens de pousser, de pousser contre, pour ne pas qu'ils viennent envahir. Voilà, ça s'est terminé sans, bon il y a eu des échanges un peu, mais sans vraiment bataille, sans coups. Mais ça on savait, autrement on pouvait arriver à une situation dramatique, rapidement. Donc toutes ces expériences-là, qui étaient pas assez données par la fédération, on les piochait, ici ou là. Par exemple dans des revues gauchistes ou ailleurs, voilà, Les Cahiers de Mai ou, c'est un petit peu ça qui nous a… En fait, on disait : 'Bien sûr qu'il y a, on sait bien qu'il y a de l'utopie, il y a des choses qui ne correspondent pas à la réalité. Mais, ils vivent des choses, et ils l'écrivent, voyons voir ce qu'il peut y avoir d'intéressant là-dedans'

 

RG : Donc vous avez eu affaire à des gens comme Robert (inaudible 1:02:00)

 

CP : Oui, il y avait Lutte Ouvrière, il y avait la Ligue, plusieurs groupes de maos, voilà. D'ailleurs c'était assez étonnant parce que un des leaders d'un groupe mao le plus dur, oh la la l'affrontement qu'on avait pendant '73 en ville par rapport à lui ! Et bon beh maintenant j'ai vu qu'il était à l'UMP, derrière Sarkozy

 

RG : Ah ! Comment il s'appelle ?

 

CP : Ah je sais pas, j'ai pas trop envie de dire son nom, c'est pas la peine. Mais je lui ai dit : 'Bon, tu te rappelles comme tu étais ?'

 

RG : Oui, c'est vrai que les gens changent de cap

 

CP : Pourquoi pas, les gens peuvent changer, mais entre les discours qu'il tenait sur le capitalisme et puis aujourd'hui... Il y a vraiment un énorme changement ! N'en parlons plus...

 

RG : Après que vous avez été chassé de l'usine, tout cela est devenu beaucoup plus difficile

 

CP : Ah, bien sûr, le fait d'occuper l'usine, c'est un avantage important, et le fait pour le gouvernement de l'occuper est un avantage important pour lui, bien sûr. Et là il a fallu imaginer, reconstruire l'usine dans Besançon, bon avec des palliatifs, on sait bien que ce n'est jamais l'usine, mais bon. On avait un secteur comme le gymnase Janzay,  on avait fait des cloisons, les commissions pouvaient se réunir à l'intérieur, on avait donc construit des cloisons, et tout ça. Et puis ça remplaçait difficilement, péniblement, l'usine. De même qu'il y a eu le restaurant, qu'on a re-bati à Brugey, dans un ancien fort de la ville, et puis les ateliers clandestins, qu'on avait monté avant, parce qu'on avait pensé qu'il y aurait un jour l'occupation. Donc on avait enlevé des établis, des machines et du matériel pour pouvoir continuer à monter des montres en dehors de l'usine. Bon tout ça, c'était moins bien, mais c'était quelque chose qui d'habitude casse et assomme le mouvement.

 

D'habitude quand le gouvernement occupe une usine, chasse les salariés, c'est souvent la fin, parce qu'ils sont assommés. Et là, on a réussi à rebondir, on a réussi à montrer qu'on était pas assommés, etc. En fait la réflexion, elle était toujours comme ça. Par exemple, Henri Giraud, envoyé du gouvernement, va venir à Besançon, va venir à Lip. Bon, on l'attendait, qu'est qu'on va faire en assemblée générale ? On a réfléchi, comme ça, un petit peu aussi par amusement, mais aussi par réflexion, on a dit : 'Bon bah, qu'est qu'il va nous dire ?'. Alors on était tous ensemble, il y en a un qui a dit : 'Bah, c'est la mode, il va dire qu'il a été chômeur aussi, lui !'. Alors, on retient. Il va nous dire qu'il a été chômeur, qu'est-ce qu'il peut nous dire ? Il va nous dire qu'il nous comprend, bon alors on retient, etc. (Rires de RG). Et quand Giraud est arrivé, il a repris pratiquement tout ce à quoi on avait réfléchi (Rires de RG) ! Il a dit : 'Je vous comprends, j'ai été moi aussi chômeur'. Tout le monde s'est mis à rire, toute la masse des gens rit, alors il a pas compris, il dit : 'Mais qu'est-ce qui se passe, pourquoi on rit quand je dis que j'étais au chômage ?'. Et puis il nous avait parlé de la division, alors tout le monde a compris. Autrement nous on avait préparé l'événement. Pareil, quand le ministre Charbonnel avait lancé son plan, on a dit : 'Quel plan il va être ?'. Son plan va certainement ressembler à celui d'Ébauche-SA, donc on a réfléchi en assemblée générale, ensemble, et ça, ça permettait d'amortir les coups et de les retourner un peu, partiellement

 

RG : Ce qui est extraordinaire, c'est que vous avez gardé les gens avec vous, la communauté de Lip a continué pendant des mois. Comment vous expliquez ça ?

 

CP : Parce que justement on avait atteint un degré de crédibilité du collectif pour résoudre nos problèmes, un degré important. Mais quand on voit ça, le film, c'est peu de chose à côté du deuxième conflit. Quatre années. On a démarré le deuxième conflit à six cents, six cent trente, parce qu'il y en a une partie qui était tellement assommée. Quand ils ont remis la clé sous la porte, 'Ah non, non, on va pas se re-battre comme on a fait', il y a eu une partie qui a dit : 'Moi j'abandonne, parce que vraiment c'est trop dur'. Les six cent trente qu'on était, quatre ans après, quand on a signé l'accord avec le gouvernement sur les coopératives, eh bien on était encore un peu plus de quatre cents, quatre cent cinq, quatre cent six, à venir tous les matins devant l'usine à sept heures le matin pour lutter, pour arriver à gagner. Quatre ans après

 

RG : Le deuxième conflit, c'était en '76 ?

 

CP : Oui, ça a commencé en '76, au mois de mai '76, et il s'est terminé en '80, quand on a eu une usine de Besançon, quand on nous a donné une usine de Besançon, enfin donné, où il fallait payer la location, etc.. Mais il y a eu la régularisation des coopératives. Mais il a fallu quatre années de combats. Puis après des années de combat à l'intérieur des coopératives. Moi j'étais tellement épuisé (Rires de CP) pendant la coopérative que deux années et demi après j'étais incapable de continuer. Parce que je supportais plus une discussion de cinq minutes, j'avais des maux de tête terribles, et puis j'étais complètement, les nerfs avaient pris le dessus. Donc j'ai profité d'un système que le gouvernement a mis en place, d'échanger un vieux contre un jeune, donc je suis parti en pré-retraite, parce que j'étais au bout

 

RG : En '80 ?

 

CP : En '83, je suis parti en pré-retraite parce que j'étais au bout du rouleau. J'apportais plus rien dans cette coopérative, quand tu es au bout du rouleau, tu apportes plus rien. Ça a continué, ils ont réussi, ils ont fini par réussir à rentabiliser cette coopérative

 

RG : C'est formidable. Il y en avait combien de coopératives ?

 

CP : Il y en avait six. Plus l'entreprise qui a été construite par les cadres et des mécaniciens, qui est issue de la réflexion du deuxième conflit. On avait réfléchi dans le deuxième conflit à : qu'est qu'on peut faire ? Et il y avait tout un groupe qui avait été voir les douanes, et voir qu'est qu'on importait. On s'est rendu compte qu'on importait beaucoup de matériel médical, et ce matériel médical il était à notre porté. Et donc on avait visité toute une série d'hôpitaux, voir les dirigeants des hôpitaux et donc on a lancé une entreprise de matériel médical. Et c'est sur cette base-là que Statis (?), qui est toujours à Besançon, qui est une entreprise de pointe, continue là-dessus. Donc il y a eu plein d'idées qui sont extraites de là. Bon il y a eu des coopératives qui ont malheureusement sombré, au bout de dix ans, huit ans, douze ans. C'est jamais facile

 

RG : On a pas parlé de votre famille

 

CP : Moi donc j'avais que mon père

 

RG : Oui mais je veux dire, on dit qu'il y a beaucoup de familles qui ont souffert au cours de la lutte

 

CP : Ah d'accord ! Alors ma famille, mon épouse et puis mes six enfants, oui, bah oui, mon épouse a souffert, ici elle a beaucoup souffert, parce que j'étais pas assez là. Et puis six enfants... Même si à l'époque on s'en occupait pas autant qu'on s'en occupe quand il y en a un ou deux aujourd'hui, et puis aujourd'hui l'enfant on l'emmène faire de la culture, du sport, on l'emmène faire un tas de choses, à l'époque ça se faisait pas. Donc le grand s'occupait de l'autre, du plus petit, mais malgré tout, ça a été très très difficile. Les beaux moments, ma femme me le disait : 'C'est quand on est en vacances, et puis que tu refuses d'aller nul part ailleurs, et puis qu'on est tous ensemble, là ça va, sinon c'est difficile à supporter par rapport à tes absences'

 

RG : Mais qu'est qui vous portait pendant trente ans de lutte, qu'est qui vous a soutenu ?

 

CP : Là c'est la découverte, petit à petit j'ai été obligé, dans le syndicalisme, à m'intéresser à autre chose. D'abord ce qui nous a formé politiquement, c'est la guerre d'Algérie, on a été obligé de s'intéresser à tout ça. Et on s'est rendu compte en se heurtant au gouvernement, aux CRS, etc.., et des journalistes qui venaient de là-bas nous expliquaient ce qui se passait. Et on a compris qu'il y avait une analogie entre l'oppression qui était exercée contre les Algériens là-bas, par le colonialisme, et puis ici une oppression différente, bien différente, mais qui existait quand même, par rapport au patronat. Donc ça a obligé à ça. Après on a été obligé à s'intéresser au monde, et donc il a fallu que je lise. Je me sentais comme une obligation, si je veux être dans le coup, il fallait que je lise des journaux, qui parlaient de tout ça. Et donc à partir de là je me suis intéressé, comment la domination dans le monde, comment ça a commencé, bien avant les Grecs, bien avant. Pourquoi il y a eu toujours des dominants et puis des dominés, qu'est-ce qu'on peut faire pour changer tout ça, voilà. Une fois qu'on est accroché à tout ça, c'est pas facile. Je me rappelle, j'étais tellement fatigué, et puis je me suis arrêté, je n'osait plus reprendre de l'engagement, parce que je me disais, si je reprends l'engagement je vais m'y consacrer, et ça va recommencer, je vais avoir toutes ces douleurs, etc. Et bon, j'ai attendu le plus longtemps possible, et finalement quelqu'un est venu me re-choper en me disant : 'On a mis en place un groupe qui s'appelle Agir contre le chômage, tu peux pas ne pas venir, qu'est que tu fais là ? Tu es plus malade maintenant, ça fait déjà un moment !'. Donc je me suis remis là-dedans, et puis ça a recommencé

 

RG : C'était quand ça ?

 

CP : Ça fait déjà quatorze ans que je suis là-dedans. Donc c'est pas le syndicat

 

RG : Non, non. C'est une association ?

 

CP : Voilà, une association nationale. On avait rêvé, essayé de bousculer un peu les syndicats, les associations, pour faire une sorte de fédération pour lutter contre le chômage. Bon, on s'est un peu gargarisé, on a pas réussi. Mais on a quand même bousculé un certain nombre de choses, aujourd'hui il y a des choses qui en restent. Le mouvement a eu son heure de gloire, puis il y a eu des retombées à partir de '98, '99, et puis maintenant c'est plus ce que c'était. Mais on est encore utile ! Parce qu'on apporte la parole des chômeurs, on dénonce par exemple quand les organisations syndicales se gargarisent sur les journaux en disant : 'On vient de signer à l'Unédic un accord qui est très honorable, très respectable'. On dit ce que c'est cet accord respectable et honorable pour les chômeurs, on dit ce que c'est, on approfondit l'accord et on essaye de regarder les conséquences. On est encore utile, mais on a perdu l'espoir de fédérer un vaste mouvement. On sait qu'il faut que les chômeurs s'allient avec les salariés pour arriver à faire bouger les choses. On est encore loin du compte, je verrai pas le bout

 

RG : C'est un truc régional ou national ?

 

CP : National. Il y avait au moins cent cinquante groupes qui s'étaient formés, cinq cent cinquante groupes [sic] ou associations qui s'étaient formés en France. Il en reste plus qu'une soixantaine, peut être même pas soixante. Donc ça a bien rabattu. Mais bon, c'est comme ça

 

RG : Dernière petite question : Quand vous réfléchissez à ces années-là, les années Lip, début des années '60, vous pensez à quoi ? Qu'est qui reste pour vous ? Et même, comment ça a influencé votre vie par la suite ?

 

CP : Moi j'avais rêvé de devenir un bon professionnel. Finalement l'entreprise m'a fait monter tous les échelons, et puis on m'a même nommé à un moment donné chef d'atelier. C'était une consécration professionnelle. Mais quand je suis arrivé chez les ateliers, j'avais plus cet espoir que j'avais quand j'étais jeune de rentrer pour me dire c'est le sommet. Je savais que, oui, c'était intéressant professionnellement, mais je continue de, j'ai mouillé la chemise. Comme salarié, comme professionnel, j'ai vraiment mouillé la chemise, réfléchi, trouvé des solutions à des problèmes qui revenaient très souvent, etc.. Mais je savais aussi qu'en même temps il fallait combattre parce que c'était pas ça qui changeait la société, qu'il y avait un autre combat qui était tout aussi important, ailleurs. Et ça, ça ne m'a plus quitté depuis ce moment-là. On en est là quoi

 

RG : Très bien, on a très bien travaillé, je vous remercie de votre témoignage