Alain Geismar

nname of activist

Alain Geismar

ddate of birth of activist

17 July 1939

ggender of activist

M

nnationality of activist

French

ddate and place of interview

Paris, 29 May 2007

nname of interviewer

Robert Gildea

nname of transcriber

Alice Moscaritolo​

 

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RG : Bon monsieur, je vais vous demander s'il vous plaît, votre nom et date et lieu de naissance pour commencer
 
AG : Je m'appelle Alain Geismar, G-E-I-S-M-A-R, je suis né le 17 juillet 1939 à Paris
 
RG : Dans quel arrondissement ?
 
AG : Dans le seizième
 
RG : Et est-ce que vous pouvez me dire quelque chose sur votre famille d'origine ?
 
AG : Oui, qu'est-ce que vous voulez savoir ?
 
RG : D'où vous venez, ce que votre père faisait, votre mère, le profil politique de la famille
 
AG : Mon père était attaché d'inspection à la Banque de France, c'était à l'Inspection de la Banque de France, il avait fait une grande école de commerce, HEC, et passé le concours de la banque. Quand je suis né ma mère était sans profession, la famille ce sont à l'origine des juifs alsaciens, Alsace, Alsace-Lorraine, dans l'est de la France, et sans doute beaucoup plus tôt dans l'histoire. Geismar est le nom de, on trouve le nom de Geismar dans des petits villages de Hesse, en Allemagne
 
RG : Donc votre famille a quitté l'Alsace
 
AG : Ma famille en gros a quitté, enfin ma famille maternelle un peu plus tôt, et encore, ça dépend si on prend la grand-mère ou le grand-père. Ce sont des familles qui ont quitté l'Allemagne au moment où l'Alsace est devenue prussienne en 1871, après la guerre de 1870, par choix du statut des juifs français je pense. Ce qui fait qu'ils ont rencontré la vie politique et citoyenne française à l'occasion de l'affaire Dreyfus et ils ont été mêlés aux dreyfusards dans lesquels on trouvait des républicains, des franc-maçons. Donc il y avait dans ma famille, des deux côtés, une tradition, sur deux générations, d'une culture de gauche
 
RG : Parce que votre père a quel âge ?
 
AG : Mon père a été tué à la guerre de '40, en juin '40, donc il était né en 1913
 
RG : J'ai pas très bien compris
 
AG : Mes grand-parents
 
RG : Donc c'est le grand-père qui a été tué
 
AG : C'est au niveau des grand-parents, des arrière-grand-parents qu'il y a eu cette rencontre
 
RG : Donc vous êtes né à Paris en '39. Puis est venue l'Occupation. Comment votre famille a vécu l'occupation ?
 
AG : Mon père a été tué en juin '40 et ma mère a quitté Paris avec moi début de l'hiver '41 pour aller en zone libre - d'abord en Corrèze et puis ensuite en Savoie dans l'idée d'essayer de passer en Suisse, qui n'a jamais pu se faire. Donc j'ai fini la guerre avec ma mère dans un petit village des montagnes au dessus d'Aix-les-Bains
 
RG : Et qu'est-ce que vous avez fait pour vivre ? Vous étiez entourés par des gens qui vous aidaient ?
 
AG : La Banque de France a toujours aidé ma mère, y compris ils l'ont accompagnée pendant cette période, et puis je pense que dans la famille de mon grand-père maternel il y avait des ressources qui étaient accessibles de temps en temps
 
RG : Mais avec la Banque il n'y a pas eu de problèmes avec la nazification des entreprises ?
 
AG : Les dirigeants de la Banque étaient accusés de collaboration, qui ont eu des ennuis sérieux à la libération, avait quand même toujours protégé, d'ailleurs à un moment je pense à témoigner. Avec les dirigeants de la Banque de France, ils ont eu une attitude ambiguë pendant la guerre. C'est-à-dire en même temps ils ont coopéré avec les autorités d'occupation, c'est une évidence. Mais en même temps je crois qu'ils avaient sauvé, mis à l'abri une partie des fonds, dissimulé un certain nombre de comptes juifs quand ils pouvaient le faire, ça a pas toujours été fait. Il y a eu les deux, et puis ils ont protégé leurs agents ou la famille de leurs agents. Bon, c'est une attitude qu'on peut retrouver relativement classique
 
RG : Donc vous êtes revenu à Paris en '44 ?
 
AG : Oui, en '44, et là j'ai commencé ma vie scolaire
 
RG : Oui, où ça ?
 
AG : Dans l'école communale du dix-septième arrondissement
 
RG : Et puis le lycée ?
 
AG : Lycée Carnot à Paris. Ma mère s'était remariée après la guerre, en '47, et donc j'ai fait une scolarité banale, d'un enfant de la moyenne bourgeoisie parisienne de l'après-guerre
 
RG : D'où date votre prise de conscience politique ?
 
AG : Je pense que quand on est un petit enfant juif caché et qu'on a compris des récits et eu une expérience d'avoir changé de nom, d'avoir eu peur en croisant des soldats, des gendarmes, des policiers, ça crée déjà une base importante
 
RG : Mais ça pourrait vous donner de la peur, de la timidité, ou bien l'inverse ?
 
AG : Je pense que ce qui a fait écho à cette base, c'est la guerre d'Algérie, pendant laquelle j'ai découvert tout un ensemble de faits qui m'ont bouleversé. D'abord, moi j'ai vécu mon enfance avec le portrait de mon père en uniforme, etc., et c'était l'homme parfait. Et quand j'ai découvert que ceux qui portaient le même uniforme torturaient en Algérie, ça a été un choc extrêmement fort. Donc là il s'est passé une prise de conscience rapide, immédiate, je dirais presque spontanée
 
RG : Et vous avez blâmé votre père, ou l'armée française ?
 
AG : L'armée française des années '50 et quelque. Donc j'ai été voir les choses d'un peu plus près. J'ai fait de l'alphabétisation d'Algériens, je me suis rapproché de ceux qui subissaient ça. Avant je peux dire qu'on parlait de politique à la maison, mais en même temps dans un discours où les horreurs du nazisme c'était considérées comme une affreuse parenthèse qui avait été fermée, c'était fini, on pouvait vivre en paix, avoir confiance dans les institutions, etc.. Et puis cette affaire de comportement de l'armée en Algérie, c'était le fait que c'était pas vrai, que c'était pas fini. Bien sûr que c'est reconstruit, mais je pense que ça a considérablement modifié mon regard sur les événements de l'époque
 
RG : Vous avez commencé à militer plutôt jeune ?
 
AG : J'ai commencé à militer vers 1955. Un certain nombre d'anciens collaborateurs qui ont été frappés de dix ans d'indignité nationale ont commencé à refaire surface et j'ai souvenir d'un meeting où j'avais été avec des camarades lycéens, en '55. J'avais seize ans, c'était un des premiers meetings de l'après-guerre où d'anciens collabos avec le beret, et puis des avocats qui avaient défendu Tixier-Vignancour, enfin tous ces gens, refaisaient surface à Paris. C'était salle Wagram, je me souviens, je me souviens pas de la date. Il y avait donc des jeunes lycéens, on était pas organisé, on y était allé comme ça, et puis il y avait des employés de la presse avec les plombs d'imprimerie dans les poches, des ouvriers du livre et le meeting c'est transformé en bagarre généralisée et ils n'ont pas pu prendre la parole. On était très fier, c'était peut être la première action
 
RG : C'était des collabos dans un parti ?
 
AG : Je pense ça devait être un mélange, j'ai pas le souvenir exacte de ce que c'était, mais pour nous ils ressortaient de leur
 
RG : Donc pour vous c'était un peu la revanche du nazisme
 
AG : Voilà. Sinon j'ai le souvenir d'avoir été avec mon beau-père, le second mari de ma mère, écouter Marceau Pivert dénoncer la torture au Maroc
 
RG : Vers quelle année ?
 
AG : À peu près la même. Donc c'était une prise de conscience, ça m'a amené vers quinze, seize, dix-sept ans à me sentir proche de ceux qui se battaient en Algérie contre l'armée française. Et puis à la même époque, ici il y a eu deux événements. Il y a eu '58 en France, et la disparition d'une république en quelques jours, la disparition d'un système politique, qui était quelque chose de absolument sidérant, un coup de tonnerre, un ébranlement complet d'une part. Et puis je mets en relation avec un peu avant, deux ans avant, '56, de Budapest. Moi j'ai participé aux manifestations contre l'entrée des chars soviétiques en Hongrie, jusqu'au moment où je me suis aperçu que les gens qui conduisaient la manifestation voulaient aller brûler le Parti communiste, « L'Humanité », donc ça s'est arrêté
 
RG : Parce que politiquement, vous vous situez où à ce moment-là ?
 
AG : Je me situe pas vraiment. Je suis, à partir de '56 je m'inscris au syndicat étudiant, à l'UNEF, mais je commence à militer, à m'inscrire dans un parti politique à la fin '58, à la création du PSA, qui était une scission de gauche de la SFIO contre la guerre d'Algérie, contre le compromis avec le gaullisme. C'est le moment où Guy Mollet devient le ministre de De Gaulle, et contre la guerre d'Algérie d'une certaine manière avant il y avait pas d'espace politique dans lequel je pouvais m'inscrire
 
RG : Parce que les étudiants communistes, ça vous intéressait pas
 
AG : Non, je n'avais aucune affinité avec le fonctionnement de l'Union soviétique, avec le discours marxiste, avec tout ça, non
 
RG : Pour revenir aux études, vous faisiez des études supérieures à ce moment-là ?
 
AG : Oui, je suis devenu ingénieur des Mines, je faisais des études de ce qu'on appelle en France de préparation aux grandes écoles scientifiques
 
RG : Donc vous avez fait une École des Mines ? À Paris ?
 
AG : Non, à Nancy
 
RG : Vous êtes parti de Paris
 
AG : Oui, j'étais très content de partir de Paris, de sortir de l'univers familial, c'était l'époque où les gens ne restaient pas jusqu'à trente ans dans leur famille
 
RG : Donc on est en quelle année ?
 
AG : À partir de 1959, et je reste trois ans. À ce moment j'ai réellement le temps de militer, parce que les classes préparatoires ça me laisse un temps pour militer. Donc je suis au PSA d'abord, au PSU ensuite, je deviens un des secrétaires nationaux des étudiants du PSU assez rapidement
 
RG : Toujours à Nancy ?
 
AG : À Paris, je passe mon temps à naviguer entre Paris et Nancy. Je suis à Paris, je reviens à Paris au moment du putsch de '61 et là je commence à préparer quelque chose qui n'arrive pas, mais qui est le système de bases de nuit, à essayer d'organiser une résistance à l'arrivée des parachutistes qui débarquent. Et là j'ai un rôle actif et déjà un peu dirigeant, parce que je suis un des dirigeants nationaux des étudiants. C'est l'époque aussi où je passe de l'alphabétisation à une aide plus précise en direction d'un certain nombre de gens du FLN algérien qui sont menacés, j'aide des gens à sortir de France
 
RG : Porteur de valises, plus ou moins
 
AG : Je porte pas les valises, je porte des gens moi
 
RG : Oui, mais d'où viens cette expression ?
 
AG : C'est les gens qui portaient les collectes de fonds, qui portaient l'argent, les valises étaient des valises d'argent (Rires de RG). Moi j'aidais des gens à sortir
 
RG : Et qui étaient vos camarades, vos copains à cette époque-là, vos co-militants ?
 
AG : Il y avait beaucoup de monde
 
RG : Mais donnez-moi deux ou trois noms
 
AG : C'est à l'époque, moi je fréquente des gens qui sont les dirigeants du PSU par exemple, comme je suis secrétaire national des étudiants c'est pas, je suis en contact, je rencontre Jean Poperen, dont je suis proche, je rencontre des gens qui ont été, Robert Verdier, Depreux, Gilles Martinet, Claude Bourdet, Mendès, tous ces gens, Daniel Mayer dont je suis aussi assez proche. Tout ça sont des gens qui prennent un peu sous leur aile le jeune étudiant entre guillemets prometteur qui est en train d'émerger avec quelques autres
 
RG : Donc pour vous le fameux conflit de générations n'a pas existé ?
 
AG : Non, pas du tout, en plus plein d'admiration pour ces gens qui avaient été des résistants, etc.
 
RG : Après l'école à Nancy, vous avez commencé à travailler ?
 
AG : Quand je suis sorti de Nancy je suis devenu assistant à la fac des Sciences de Paris. Enfin, ça n'a pas beaucoup d'intérêt. J'avais rencontré à l'occasion d'un stage des profs de la fac de Sciences. J'étais assistant de physique à la fac des Sciences à Paris
 
RG : Vous avez dirigé SNESup à un moment
 
AG : Oui, à ce moment-là je suis rentré, la guerre d'Algérie s'est terminée. Quand elle s'est terminée en '62, '63 c'est le moment où je suis devenu enseignant à l'université, à la faculté des Sciences, je me suis engagé naturellement dans le syndicalisme universitaire comme j'avais été un syndicaliste étudiant, d'une certaine manière. Comme syndicaliste étudiant c'est moi qui avait été le, à un congrès de l'UNEF, congrès de Lyon, ça doit être en '60 - j'avais été le porte-parole de la motion qui demandait la reprise des relations avec l'Union des Étudiants Musulmans Algériens, l'UGEMA, qui était l'annexe étudiant du FLN. J'avais été à l'intérieur de l'UNEF le porte-parole de ça. Une fois terminé les années étudiantes, dès que je deviens prof à la fac, je m'inscris au SNESup, c'est absolument naturel. C'est l'époque où une nouvelle génération d'enseignants, en particulier d'enseignants scientifiques commence à arriver, dans une université qui est restée tout à fait identique à ce qu'elle était avant la guerre. Et là on peut parler effectivement de conflit de générations, parce que le rapport des jeunes à la recherche, au dépoussiérage des contenus d'enseignement, des pratiques enseignantes. Arrive une première génération de jeunes qui ont été récemment étudiants. On devient plus enseignant à quarante ans ou après avoir passé beaucoup d'années dans l'enseignement secondaire, on arrive directement à la fac, il se passe une mutation du corps enseignant universitaire relativement importante. D'abord il y a l'accueil des enfants du baby-boom qui commence à se profiler, et il faut mettre des enseignants en face de ces étudiants, donc il y a une mutation du corps universitaire lui-même
 
RG : Et vos rapports avec les étudiants étaient plutôt bons ?
 
AG : Les rapports avec les étudiants sont beaucoup moins distants, beaucoup plus simples et les aspirations des étudiants sont beaucoup mieux comprises par cette génération d'enseignants, c'est évident. Alors génération, bien évidemment il y a des gens très anciens qui participent de ça, c'est pas coupé. Mais il y a un mouvement, y compris d'enseignants qui ont été des étudiants militants de la guerre d'Algérie, il y a un brassage tout à fait particulier pendant cette période
 
RG : Donc vous avez milité avec des étudiants déjà à ce moment-là ?
 
AG : Le regard porté par les enseignants de l'époque dont j'étais sur les étudiants, leurs problématiques, ce qu'ils essayent et ce qui les travaille à l'intérieur des mouvements étudiants nous semble important, alors que c'était pas le cas pour la génération enseignante précédente qui ne s'intéressait qu'à eux-mêmes, ils étaient complètement auto-référencés. On a une affaire avec des étudiants, une partie des gens avec lesquels je milite à ce moment-là au SNESup, qui sont engagés avec moi, sont entre autres des gens qui ont vécu la crise de l'Union des Étudiants Communistes en première ligne, la crise issue de la guerre d'Algérie
 
RG : Qui sont partis de l'UEC
 
AG : Qui sont partis de l'UEC dans les années '60, '61, '62, '63
 
RG : Qui par exemple ?
 
AG : Je pense à Michel Combe (?), à Bernard Harsberg (?). Ce sont des gens qui ont gardé des attaches avec l'intelligentsia communiste. Il y a là un nouvel environnement en ce qui me concerne - la mouvance communiste avec laquelle je n'ai jamais eu d'affinité avant, y compris parce que par rapport que ce soit le pacte germano-soviétique si on remonte plus haut ou l'attitude sur la guerre d'Algérie, où ils étaient contre l'indépendance jusqu'à très tard, m'avait tenu largement à l'écart, voire dans des relations d'hostilité avec les étudiants communistes. Et là la crise du mouvement communiste et la crise des intellectuels communistes, qui a été extrêmement forte, fait qu'il se fabrique une espèce de perméabilité qui fait se rapprocher des courants de gauche qui étaient extrêmement distincts et quasiment hostiles
 
RG : Et à ce moment-là vous avez connu des gens de l'ENS ou des pro-Chinois, ou c'était plus tard ?
 
AG : Non, le passage de quelques années quand on est plus étudiant est très rapide, donc j'ai pas connu. Les pro-Chinois pour moi c'était anecdotique, ils vivaient dans un pays bizarre qui était la pro-Chine et pour moi c'était des (inaudible 30:17), le peu que j'en savais, je trouvais ça plutôt absurde
 
RG : Donc arrive mai '68 et vous vous trouvez en première ligne
 
AG : Oui, arrive mai '68 et je me retrouve en première ligne
 
RG : Comment ça ?
 
AG : Je suis secrétaire général du SNESup. Le cœur de la crise, en apparence en tout cas, est universitaire, donc les choses se produisent extrêmement rapidement. Il y a peu d'organisations reconnues dans lesquelles le mouvement peut se reconnaître facilement, donc il emprunte aux organisations existantes des porte-paroles. L'UNEF qui est quasiment moribonde à l'époque, qui est en perte de vitesse complète, par crise interne et qui a cessé de passionner la grande masse des étudiants depuis la fin de la guerre d'Algérie, qui s'est déconsidérée beaucoup. Un président intérimaire qui sert également de porte-parole parce que les gens se raccrochent à ce qui existe. Donc Jacques Sauvageot, moi-même en tant que dirigeant du SNESup légitimé par l'appel à la grève du 3 mai '68, le SNESup à mon initiative a appelé à la grève générale dès le 3 mai '68 Donc ça donne une légitimité et ça permet aux gens de se reconnaître dans les porte-paroles, et le seul élément radicalement neuf qui émerge à ce moment-là c'est le positionnement de Daniel Cohn-Bendit issu réellement, le seul qui soit issu d'un mouvement réel de l'époque, qui soit pas simplement là pour avoir accompagné le mouvement à partir d'une position institutionnelle. Lui il est issu de l'intérieur même, du cœur du mouvement. Donc on voit se constituer ce trio, en même temps ce qui se voit beaucoup moins, c'est le fait que tout ça se situe dans un contexte tout à fait particulier en France. Parce qu'il y a eu des grèves extrêmement dures et extrêmement longues, la Rhodiaceta à Lyon, il y a eu des barricades au Mans des nuits entières dans l'hiver qui a précédé. Il y a également un bouillonnement ouvrier extrêmement fort, ce qui fait que comme les gens sont surpris de voir miroiter un certain nombre de mouvements, c'est que tout ça correspond à des maturations différentes de mouvements qui se trouvent à peu près en phase au printemps, début de l'été '68 et le bas-bruit était déjà, l'ensemble de ce qui va constituer le mouvement, y compris les mouvements paysans dans l'Ouest etc. est en train d'arriver à maturation, chacun de façon autonome. Mais ce qui fait la spécificité de mai c'est qu'il vont être à peu près en phase au même moment, en même temps qu'une crise politique, une crise de l'autorité gaulliste, enfin de l'autorité du général De Gaulle au bout de dix ans d'un pouvoir qui semblait naturel pour faire face à la crise algérienne, commençait à peser
 
RG : Mais à ce moment vous avez eu l'impression de diriger quelque chose ou d'être porté par cette vague ?
 
AG : D'être surtout porté et d'être en phase avec cette vague, alors est-ce qu’il y a une volonté quand même de.. ? Tant que je suis secrétaire général du SNESup j'ai la volonté d'accompagner le mouvement, éventuellement de le, d'être clairement dans les premières lignes de tout ça. En même temps de faire en sorte que, de garder quand même pour mon syndicat à l'époque des marges de manoeuvre, de pas appeler à certaines manifestations ou de n'y appeler une fois qu'elles ont atteint, elles ont atteint un degré de repression policière importante. En même temps quand même de protéger le caractère syndicale d'une organisation étant à la limite complète mais en même temps de ne pas l'exposer au-delà de ce qu'elle peut supporter. De toute façon il y a un tel décalage entre ce qui se passe dans un certain nombre de villes et à Paris en particulier et ce qui se passe dans certains endroits hors Paris que les gens, il y a des endroits où les gens sont acteurs et d'autres où ils sont spectateurs. L’affaire est compliquée, en plus la télévision raconte des choses qui, à partir du 10, 11, 12 mai, il y a une grande semaine où les informations diffusent extrêmement peu et le contrôle du pouvoir politique sur l'ORTF est très forte. Donc il y a les radios périphériques, mais bon, ce qui fait qu'un secrétaire syndical de Bordeaux peut me téléphoner et me dire : ‘On comprend bien que tu sois sur des barricades, mais on voit pas pourquoi tu parles à la télévision sans cravate’ (Rires de RG). C'est pour indiquer qu'il y a un décalage
 
RG : Mais il se passe de choses à Nantes
 
AG : Il se passe des choses à beaucoup d'endroits
 
RG : À Toulouse
 
AG : Nantes, Toulouse, mais pas toujours tout de suite. Quand ça commence le 3 mai à Paris, le reste de la France est...mais en même temps quand je lance l'appel à la grève générale dans toutes les universités, le 3 mai au soir, c'est suivi, les gens comprennent qu'il se passe quelque chose, il y a la compréhension qu'il se passe quelque chose de très important. En quelques jours on a des appels avec les prix Nobel. C'est pas seulement un reflexe, il y avait une espèce d'attente qu'il se passe quelque chose. On voyait bien qu'il y avait quelque chose de très important qui était en train de se passer et que la réponse du pouvoir politique était en termes policiers, un phénomène politique. Donc ça c'est quelque chose je pense de partagé. En même temps la mise en mouvement est complètement déphasée selon l'endroit où ils se trouvent et le degré de compréhension de l'importance des événements
 
RG : Et la grève générale des ouvriers, la manifestation du 13, vous avez influencé ça un peu ?
 
AG : Oui, oui, tout à fait
 
RG : Comment ça ?
 
AG : La nuit de la rue Gay Lussac nous appelons, et moi j'appelle en particulier, les organisations, la population à venir, et puis les organisations syndicales à réagir et quand je sors au petit matin de cette affaire je suis conduit à la Fédération de l'Éducation Nationale, dont le SNESup est membre, et c'est là que j'apprends qu'effectivement les confédérations, la CGT, la CFDT, Force Ouvrière, la FEN vont se réunir d'un moment à l'autre à la Bourse du Travail, place de la République. Et la FEN me demande d'y aller et d'être en gros son porte-parole dans cette, et c'est là que s'organise l'appel à la manifestation, à la grande manifestation et c'est moi qui lit le communiqué commun à la presse, de la CGT, de la CFDT. Je veux dire à l'époque, ça fonctionne comme ça
 
RG : Donc c'est un samedi, le samedi 11 ?
 
AG : J'ai peur de dire de bêtises
 
RG : On peut rechercher ça
 
AG : Oui, c'est un vendredi soir la rue Gay Lussac, donc ça ça se passe le samedi et la manifestation est appelée pour le lundi 13
 
RG : Il y a eu la manifestation, la grève générale
 
AG : Il n'y a pas eu de grève générale tout de suite. Il y a eu des mouvements de grève qui sont devenus une grève générale par contamination. Il y avait eu des mouvements grévistes à Caen, près de Rouen chez Renault et puis de proche en proche c'est le déclenchement de Billancourt, qui a été le symbole d'une généralisation qui a quand même mis plusieurs jours. Sur la grève générale moi je serais très prudent en regardant, parce qu'il y a des foyers qui se sont mis en grève d'eux-mêmes avec, sur des modalités qui leur appartenaient, qu'ils avaient fabriquées. Et puis moi je pense que la CGT a joué un grand rôle dans la généralisation en pensant d'ailleurs probablement ce qu'il faudrait faire pour arrêter la grève un jour. Peut être qu'il est plus facile d'arrêter une grève qu'on a déclenchée qu'une grève qu'on a subie et au bout d'un moment ils ont lancé leur section syndicale dans l'appel à la grève générale parce que ça leur permettait de contrôler le mouvement gréviste, pas seulement peut être en pensant à l'issue et à l'arrêt des choses, mais en tout cas d'avoir un contrôle sur le mouvement gréviste, alors que les premières grèves étaient des grèves sauvages qui leur échappaient totalement. Il y a rien de pire pour un CGTiste, pour un communiste, que de perdre le contrôle d'un mouvement, donc tout le travail. Je vois bien ce qu'ils avaient essayé de faire avec moi leur syndicat à travers les autres syndicats communistes et tout ça – donc pour eux une grève qui devient une grève ouvrière qui n'est pas contrôlée par eux, c'est la pire des choses qui peut leur arriver, surtout si ça généralise et qu'elle démarre dans toute la France. Donc ils essayent pour mieux contrôler, pour essayer de rattraper le contrôle du mouvement, ils lancent la grève, y compris dans un endroit froid et pas seulement quand l'ébullition est arrivée
 
RG : Mais à ce moment-là, qu'est-ce que vous imaginez comme issue, une issue politique, une issue syndicale, une issue révolutionnaire ?
 
AG : Je ne sais pas ce qu'on imagine, c'est un mélange de tout ça. En fait issue politique en termes de parti politique, personne ne la voit, à moins d'imaginer que le Parti communiste devienne révolutionnaire par miracle. Il y avait un vieux militant communiste qui était devenu, qui était passé au PSU, qui s'appelle Victor Fay, qui avait été œil de Moscou à Paris dans les années trente, qui disait à l'époque que dans les années vingt et trente, dans les années trente, il y avait un parti qui était démocratique et pas révolutionnaire qui était le Parti Communiste, que les démocrates n'étaient plus révolutionnaires et les révolutionnaires n'étaient plus démocrates et par conséquent rien ne les empêchait de se mettre d'accord. Et finalement c'était une vision pas tellement mauvaise des choses. Donc je pense que ce qui a poussé aux idées de rechercher une création spontanée du mouvement lui-même, une création propre du mouvement, c'est justement le fait qu'il n'y avait pas de crédibilité d'une issue syndicale ou politique tels qu'étaient le syndicat et les partis. On ne voyait pas, il y avait eu dans le syndicalisme étudiant de ces années-là l'idée de l'intersyndicalisme, l'idée qu'à travers de ce qui se passait à l'université par exemple on crée les conditions pour que le reste des syndicats vienne et qu'ils prennent le relais. Vous savez, quand les étudiants sont partis de la Sorbonne pour aller à Renault il y avait une banderole, la banderole disait : ‘Les ouvriers prendront des mains fragiles des étudiants le drapeau rouge de la révolution’, il y avait pas la signature de l'auteur de cette phrase, et j'ai mis bien des années à découvrir qu'elle était de Joseph Staline
 
RG : Ah bon ?! (Rires de RG) Pas mal
 
AG : Donc c'était les étudiants marxistes-léninistes qui avaient fabriqué ça, mais il y avait pas la signature. Donc ça fonctionnait dans cette idéologie-là, d'un relais pris, mais simplement il y avait personne pour prendre le relais d'un mouvement tel qu'il se produisait, c'est ça qui a donné toutes ces idées de fonder de nouvelles logiques et de nouvelles organisations et de nouvelles démarches. Parce que ceux qui étaient dans cet état d'esprit avaient le sentiment que les conditions existaient sauf qu'il n'y avait pas de relais organisationnel nul part, ni dans le champ politique, ni dans le champ syndical
 
RG : Est-ce que vous avez pensé, venu le moi de fin-mai, juin, que ce qui se passait était un échec ou cette fameuse répétition générale ou ... ?
 
AG : Non, je pensais que c'était ni une répétition générale ni un échec, c'est le début de quelque chose mais qu'il fallait essayer de concevoir, de construire un nouveau schéma, une nouvelle. Il fallait, que le mouvement était tellement neuf dans ses formes justement, pas dans la répétition, pas dans le rebond de 1917 ou que sais-je, qu'il fallait fabriquer un nouveau dispositif politique à ce qui était la réalité d'un mouvement qui certes avait puisé dans le passé beaucoup de choses, mais qui était tellement original qu'il ne pouvait pas se couler dans le moule de l'offre politique ou syndicale de l'époque. Donc il fallait construire en marchant quelque chose
 
RG : Et qu'est-ce que vous avez construit, et avec qui ?
 
AG : On s'est retrouvé en très petit nombre à ce moment-là, moi j'avais quitté le SNESup depuis longtemps, y compris pour ne pas pénaliser le syndicat
 
RG : C'est-à-dire vous avez démissionné
 
AG : J'ai démissionné début juin, fin mai, je sais plus, parce que je pensais que je voulais justement aller de l'avant dans la construction de quelque chose de neuf et que je pouvais pas y emmener - ça n'avait pas de sens - d'y aller en restant secrétaire d'un syndicat n'ayant pas vocation tel qu'il était, tel qu'étaient les universitaires. L'image que j'avais me permettait d'amener le syndicat un peu plus loin, mais je trouvais que ça n'aurait pas été respectueux de ce qui était le fond du mouvement syndical. Je dirais que j'avais amené le plus loin que ce qui était possible. Donc je suis parti seul, avec un certain nombre de gens. Nous avons pensé qu'il fallait reconstruire quelque chose, construire quelque chose, pas reconstruire, à partir de ce qui avait été le plus loin en mai, et le plus loin c'était pour nous ce qui avait accompagné le mouvement depuis l'université jusqu'à Flins, où il y avait eu des affrontement policiers, jusqu'à Sochaux où la reprise du travail avait été refusée contre la CGT d'abord, puis avait été jusqu'à l'affrontement avec les forces de police qui avaient forcé les ouvriers à reprendre, en en tuant deux, deux ouvriers à Sochaux, Blanchet et Belot et en forçant la reprise du travail au prix de la mort d'un jeune lycéen à Flins. Donc nous pensions que c'était les points les plus avancés de ce qui c'était fait en mai et que c'était le point de départ de la construction de quelque chose, qui à partir d'insurrections éventuellement locales se retrouveraient en train de se confronter avec la logique du pouvoir politique en place
 
RG : Parce que quand vous dites « nous », c'est à ce moment là
 
AG : « Nous » c'est une petite poignée de gens, moi, Serge July
 
RG : Et quand est-ce que vous avez rencontré Serge July par exemple ?
 
AG : Pendant le temps du mouvement moi je me suis rapproché puis j'ai participé au mouvement du 22-mars, c'est là où je l'ai croisé
 
RG : Il était au 22-mars ? Je ne savais pas
 
AG : Oui, oui. A partir du 8, 10 mais, quelque chose comme ça, il y avait eu une manifestation qui s'était dispersée, c'est le moment où l'UNEF négociait avec, enfin c'est compliqué ces histoires. Il y avait des négociations plus ou moins secrètes sur le fait que serait libéré un certain nombre de gens qui avaient été emprisonnés dans les premières manifestations, qui avaient été arrêtés dans les premières manifestations, mais uniquement ils voulaient libérer les Français et pas les étrangers et tout ça, donc moi j'avais trouvé ça atroce, cette acceptation au nom de cette négociation, et donc une interruption d'une manifestation, la demande d'arrêt d'une manifestation pour permettre cette négociation. Donc c'est là que j'avais éprouvé le besoin d'aller rendre compte de la situation et de mon état d'esprit devant l'assemblée du 22-mars, c'est là que j'ai rencontré Danny Cohn-Bendit, Serge July, enfin tous les protagonistes du 22 mars de l'époque
 
RG : Et vous avez rédigé Vers la guerre civile à ce moment-là ?
 
AG : Oui, dans l'automne
 
RG : Et c'est un titre assez sensationnel
 
AG : Oui
 
RG : Vous pensiez à quoi ?
 
AG : On pensait que véritablement il y aurait des soulèvements populaires ici et là et que ces soulèvements seraient réprimés dans le sang, comme à Sochaux ou à Flins. Et on pensait que le temps que le mouvement reprenne son souffle et que l'issue des accords de Grenelle ne correspondait pas à un certain nombre d'aspirations ouvrières telles qu'on avait pu les percevoir, même à distance, le mouvement des OS, le mouvement contre l'organisation taylorienne du travail, enfin toute une série de phénomènes. On avait vu monter un mouvement de jeunes ouvriers, de jeunes OS extrêmement puissant contre l'organisation du travail, on pensait que ça allait provoquer des mouvements ici et là et que ces mouvements le pouvoir politique les réprimerait dans le sang et que ce qui était une nécessité c'était de construire un dispositif politique qui permettrait de se préparer et de préparer, y compris dans les usines, les gens à ce qui était des redoutables affrontements situés à l'horizon de quatre, cinq ans
 
RG : Et ce dispositif politique ?
 
AG : C'était la Gauche Prolétarienne
 
RG : Donc à quel moment vous avez rencontré ceux qui avaient dirigé ?
 
AG : L'hiver '68-'69', janvier-février par là
 
RG : Et qui en particulier ?
 
AG : Benny Lévy, essentiellement Benny Lévy et puis ensuite c'est lui qui nous a présenté à ses camarades. On a eu un cycle de discussions avec Benny Lévy pour essayer de confronter nos points de vue, on savait qu'il avait été, comme nous, jusqu'à Flins, et on avait besoin de confronter nos regards sur la situation, sur ce qui convenait de faire, mais aussi d'examiner ce qui pouvait être, y avait-il un corpus commun de pensée, de logique
 
RG : Parce qu'à Flins vous étiez plutôt avec le 22 mars ?
 
AG : Oui
 
RG : Les maoïstes aussi étaient là ?
 
AG : Oui, c'est ça. On estimait que c'est là qu'il y avait, que cette rencontre pouvait être fondatrice de quelque chose
 
RG : Et vous l'avez trouvé, Benny Lévy, comment ? Comme leader politique
 
AG : D'abord comme interlocuteur, moi je ne l'ai vu en position de leader politique, c'est-à-dire avec ses propres camarades, que plus tard. On a d'abord eu un très long cycle d'explications en petit groupe. C'était un intellectuel extrêmement séduisant, intellectuellement très puissant, très rapide, qui était détenteur d'une culture politique que moi je n'avais pas par exemple. Moi j'avais une connaissance extrêmement banale et vulgaire du marxisme, du léninisme, de l'histoire du mouvement ouvrier comme on disait, pour moi tout ça existait. J'avais lu un peu comme tout le monde, mais comme un bon militant de gauche, je savais à peu près ce qui se passait là-dedans, mais là on avait affaire à quelqu'un, ses études de philosophie, il était un élève de Althusser, il était en tout cas dans ce champs-là, il avait une certaine maîtrise de toute cette pensée et d'autre part était un excellent, je dirais pas orateur parce que c'était en petit groupe, mais il était très brillant dans les discussions. Serge July qui était avec moi connaissait mieux que moi peut être toutes ces choses, s'était plus acculturé dans cette culture, il avait été un des responsables de l'Union des étudiants communistes, qui avait plus cette culture-là. Moi je venais plus de la social-démocratie comme marge de pensée
 
RG : Est-ce que vous pouvez m'expliquer ce qui vous a amené à votre procès par exemple en '70, comment ça s'est passé ?
 
AG : Pour comprendre, pas seulement on s'est mis d'accord sur le fait que la logique que je vous exposais tout à l'heure était celle qui avait le plus de chances de se produire et qu'il fallait s'y préparer. Un certain nombre de militants ont d'une part essaimé dans les usines et ont pratiqué ce qu'on appelait l'établissement, c'est-à-dire se sont installés comme OS dans une série d'usines dont on pensait que, vu leurs caractéristiques, qu'elles étaient propices pour qu'il s'y passe quelque chose, jeunesse ouvrière, OS et pas ouvriers qualifiés - le fond de commerce de la CGT est le P3, l'ouvrier professionnel de haute qualification. Donc ça, un travail dans les établissements scolaires et universitaires pour maintenir un niveau de, pour participer à l'ébullition qui continue, maintenir ça à un niveau, y compris pour alimenter l'établissement, et puis un certain nombre d'actions symboliques pour témoigner, manifester, rendre clair, rendre visible cette démarche. Il y a des actions qui sont menées l'année suivante à Flins à la date anniversaire de ce qui s'était passé en '68, Fauchon un peu plus tard, enfin je pense que vous voyez ce que je veux dire, on recherche des actions qui éclairent ce travail en profondeur qui est mené par ailleurs des militants, des groupes militants – presque des militants individuellement d'ailleurs, plus que des groupes. Puisque ce sont des militants qui sont effectivement dans des endroits qu'on considère comme plus ou moins stratégiques qui se font embaucher et qui ont vocation à créer des groupes autour d'eux, dans une dialectique pour le coup entre le travail qu'ils font à l'intérieur de l'usine et éventuellement des groupes de jeunes qui distribuent des tracts à la porte pour raconter ce qui se passe à l'intérieur. Quel rôle j'ai eu là-dedans ? Un rôle relativement faible, au départ je participe aux réunions et à partir du moment où – et on crée un journal, La Cause du peuple, qui est la reprise d'un journal que les marxistes-léninistes avaient fait mais qui prend un style très particulier, qui est le reflet des luttes telles que nous estimons être celles qui correspondent au chemin, pour aller vite, avec un style très particulier, très expressif et dur, et qui est proche du style justement de ces jeunes OS révoltés
 
RG : Mais assez violent
 
AG : Oui violent, mais les jeunes OS de l'époque ne mâchent pas leurs mots non plus, c'est quelque chose qui est conçu et construit en miroir et proche de ce qu'expriment  déjà. Il faut quand même mesurer que dans l'année '70,'71 le Centre National du Patronat Français, qui est pas l'endroit le plus gauchiste de France, recense une séquestration de patron par semaine
 
RG : Mais c'était pas votre idée, c'était l'idée des OS tout ça, la séquestration ?
 
AG : Oui, oui
 
RG : Qui avait une pré-histoire, d'où elle venait ? Peut être en '36 ?
 
AG : '36 c'est grève générale, je pense c'est rare, c'est grève avec occupation d'usine, la séquestration, c'est plutôt une modalité soixante-huitarde, de prendre des responsables, ceux qu'on a sous la main
 
RG : C'est un truc italien, une pratique italienne ?
 
AG : Je ne sais pas, je saurais pas dire. Ça c'est produit, et ça s'est répandu comme une tâche d'huile, on peut peut être trouver les traces, mais je n'ai jamais cherché, je ne sais pas. Mais c'est l'idée qu'il n'y a pas un patronat abstrait, mais que c'est celui qu'on a sous la main qui est responsable, qui doit décider. Ça c'est clair, et parfaitement clair. C'est parfaitement clair, de même que les syndicats n’ont pas beaucoup de rôle là-dedans, c'est vraiment l'ouvrier réel et le patron réel qui se confrontent autour d'une revendication particulière, d'une contestation particulière de la pratique de la hiérarchie, c'est un moment très fort de lutte contre les petits chefs. Donc c'est très personnalisé
 
RG : Est-ce que vous avez des contacts, parce que pas mal, une grande partie de ces OS étaient d'origine algérienne
 
AG : Non, enfin oui et non, c'est le début de ça : la plupart des OS de l'époque ce sont des paysans qui ont quitté leur ferme pour devenir ouvriers d'usine, le gros des OS c'est en train de se faire, cette mutation-là qui a commencé vers '65, '66, '67, mais la première vague de recrutement des OS coincide avec la disparition de la paysannerie française. En tout cas, un melange des deux, maintenant dans les grandes grandes usines de la banlieue parisienne c'est autre chose, il y a effectivement un recrutement, mais c'est un mélange, un étrange mélange de recrutement entre les ouvriers d'origine nord-africaine, algérienne essentiellement mais pas seulement, et des jeunes immédiatement issus de la paysannerie
 
RG : Mais est-ce que c'est le soulèvement palestinien qui mobilise un peu les Algériens ?
 
AG : Pas du tout, ça vient beaucoup plus tard, '72, quand il y a des conflits entre  Algériens et Marocains parce qu'il y a les conflits de frontière, parce qu'il y a des tas de conflits. C'est au contraire, c'est les politiques qui cherchent qui peut être un point d'unité de gens qui sont en conflit et qui leur proposent d'une certaine manière l'image palestinienne comme point de, c'est un peu la même construction que celle qui se produit dans les pays arabes, enfin de l'unité, les conflits internes en fabriquant une image de référence héroïque
 
RG : Mais vous avez vous-même lancé un appel aux Palestiniens ?
 
AG : Qu'est-ce que j'ai fait ? Je pense d'abord j'ai été, c'est une affaire qui est, le cheminement n'a pas beaucoup d'intérêt. Mais Benny Lévy venait d'Égypte, un de ses frères, beaucoup plus âgé que lui, avait été des communistes égyptiens, qui avait été emprisonné sous Nasser, Mahmoud Hussein. Enfin je vois pas si vous voyez, parce  qu'il y a eu des tas de livres, et lui il s'est converti à l'Islam, le frère de Benny
 
RG : Ah bon, d'accord, je ne savais pas
 
AG : Donc c'est peut être par ce canal-là qu'on a commencé à s'intéresser à l'affaire palestinienne et que je me suis retrouvé à l'été '69 ou '70, je sais plus, aller dans les camps de réfugiés palestiniens et revenir avec l'idée qu'on pouvait effectivement s'intéresser à cette dimension pour essayer de construire une unité des jeunes immigrés. Est-ce que j'ai lancé un appel ? Je crois pas, mais par contre quand j'étais en prison les gens ont utilisé mon nom pour
 
RG : Oui, je pense à ça
 
AG : ‘Geismar, Arafat’, je sais pas quoi, mais c'est pas moi qui, enfin c'est pas moi singulièrement
 
RG : Mais alors racontez-moi le procès et puis la prison, comment s'est passé le procès, c'était pour quel événement ?
 
AG : C'est très simple : La Cause du peuple était interdite à chaque numéro et puis ils ont emprisonné deux directeurs successifs, Jean-Pierre Le Dantec et Michel Le Bris. Michel Le Bris a été accusé d'incendie volontaire pour avoir signé un article dans lequel il était écrit : ‘Il n'est un seul qui peut mettre le feu à toute la plaine’ et quand il est arrivé en prison, ils lui ont enlevé sa boîte d'allumettes (Rires de RG). Donc il y avait ça et les journaux étaient saisis régulièrement. Moi j'ai été trouver Jean-Paul Sartre et je lui ai demandé s'il serait d'accord pour prendre la direction du journal, enfin histoire qu'il est connu, pas plus loin. Donc à partir de ce moment-là, ils ne pouvaient plus emprisonner les directeurs. Je pense que c'est à ce moment-là que la décision de m'arrêter, de me mettre en prison a été prise, parce qu'ils avaient besoin de montrer symboliquement, politiquement, qu'un tel mouvement ne pouvait pas continuer. Comme on pouvait plus mettre en prison les directeurs du journal, il fallait bien s'en prendre à quelqu'un qui était encore plus symbolique qu'un directeur de journal parce que j'avais été un des porte-paroles de '68, si le pouvoir était capable d'arrêter le porte-parole de '68 devenu porte-parole du mouvement révolutionnaire le plus avancé de l'époque, ça prouvait qu'il avait la force de tout casser. Donc la décision a été prise là, j'ai appelé à manifester le jour du procès de Le Dantec et de Le Bris, j'ai donc été incriminé pour appel à la violence suivie des faits contre les agents de la force publique, ce qui est la traduction juridique de l'appel à une manifestation interdite en France, puisque il y a toujours un agent de la force publique quand il y a une manifestation interdite qui est maintenue, qui se produit, il y a toujours un blessé de quelque part. Donc voilà, c'est ça qui m'a amené à faire dix-huit mois de prison, à ce moment-là, l'été '69
 
RG : Il y avait deux procès ?
 
AG : Il y a eu deux procès : il y a eu un procès correctionnel, classique, sur cette manifestation et le jour où j'ai été arrêté, j'ai été arrêté avec un papier dans lequel je disais, ils avaient décidé de dissoudre la Gauche Prolétarienne, d'interdire l'organisation. Et moi j'étais arrêté avec un papier que j'envoyais à mes camarades dans lequel je disais : ‘Il faut pas reconstruire la Gauche Prolétarienne et pas la maintenir, il faut faire autre chose’. Et ce papier leur a servi de base pour déclarer que c'était la preuve que j'étais en train de la reconstituer. Donc ils m'ont envoyé devant la Cour de sécurité de l'État qui était un tribunal militaire pour reconstitution de ligue dissoute, atteinte à la sécurité de l'État, etc. Ça a fait dix-huit mois de prison
 
RG : Et c'était bien dix-huit mois ?
 
AG : Oui
 
RG : Donc vous êtes sorti à quel moment ?
 
AG : En '71, hiver '71
 
RG : Est-ce que la période en prison vous a changé les idées, ou les stratégies ?
 
AG : Beh j'ai lu d'abord
 
RG : Un peu de Marx ?
 
AG : Oui ! Beaucoup même ! (Rires de RG) Au début pas du tout, parce qu'il y avait pas d'ouvrages comme ça à la bibliothèque de la prison
 
RG : C'était quelle prison ?
 
AG : C'était à Fresnes. Il n'y avait pas d'ouvrages de ce genre, donc j'ai commencé à pouvoir faire rentrer des livres après une grève de la faim, parce qu'on avait droit à un livre par semaine, c'était un peu court (Rires de RG)
 
RG : Pour des gens qui lisaient pas...
 
AG : Moi j'ai lu la Bible au début, c'était bien, je connaissais pas du tout. Et puis après une grève de la faim on avait droit à avoir un poste de radio, à avoir des journaux, censurés mais enfin bon, à avoir des livres pour peu qu'ils soient édités en France. Donc j'ai beaucoup lu, oui
 
RG : Mais c'est-à-dire qu'en sortant vous étiez toujours dans la mouvance révolutionnaire ?
 
AG : Oui, je pense que la prison n'est pas un vrai, un bon instrument apaisant
 
RG : Mais vous avez recommencé, mais recommencé autrement ?
 
AG : Oui. Le mouvement lui-même avait changé, en dix-huit mois il s'était plutôt élargi. Il y avait Secours rouge, il y avait un mouvement d'intellectuels qu'on appelait ‘vigilants’, il y avait  J'accuse qui était un journal plus large que La Cause du peuple, enfin La Cuse du peuple existait toujours, donc le mouvement avait ressemblé autour de lui tout un ensemble de gens qu'on appelait dans le jargon de l'époque les ‘dmocrates’ - rtre, Foucault, Maurice Clavel et tout ce monde là. Moi j'étais à la fois dans l'équipe dirigeante du mouvement mais j'étais aussi, je suis devenu celui qui était l'image et le porte-parole du mouvement dans ce secteur large
 
RG : Est-ce qu'il y avait des moments spéciaux, des incidents marquants pour vous à cette époque-là ?
 
AG : Oui, parce que très tôt il y a eu l'assassinat à Renault de Pierre Overney. Donc c'était dans une période à la fois d'escalade militante et d'élargissement démocratique, une chose assez compliquée. On retrouvait des corps, enfin il y avait une repression contre des, il y avait des assassinats d'Algériens de façon importante, qui était imputée, que nous avions imputé à la police à l'époque
 
RG : Il y a eu une affaire à La Goutte d'Or
 
AG : Oui. Tout ça faisait penser à ce qui s'était passé pendant la fin de la guerre d'Algérie, au moment des grandes manifestations du FLN où il y avait eu des Algériens jetés dans la Seine, l'époque où Papon était préfet de police. Pour nous il y avait une espèce de continuité de la démarche policière là-dedans, donc on appelait à une manifestation dont on pensait qu'elle serait violente puisque c'était la police qui était mise en cause dans des meurtres. C'est en distribuant un tract pour appeler à cette manifestation que Overney a été tué. Donc ça a été un grand choc d'abord et un grand tournant. On peut en même temps dire que ça correspondait à des choses qu'on avait imaginées depuis longtemps, qu'à l'occasion de quelque chose devant une usine les armes à feu sortent, et qu'elles sortent du côté patronal ou policier. C'était pas le mouvement révolutionnaire qui ouvrait le feu. C'est à ce moment-là que nous avons commencé à prendre conscience de façon assez claire que le principal risque que l'on courait c'était que l'organisation révolutionnaire elle-même se retrouve en face à face, se retrouve dans une escalade en face de l'appareil policier d'État . Et que c'était pas ça à nos yeux ce qui aurait pu être un mouvement révolutionnaire, si ça aurait pu être un mouvement révolutionnaire, ça aurait été un affrontement entre les masses et l'appareil d'État. À partir du moment où il y avait le risque non négligeable que ça soit entre nous et la police, ou nous et l'État que se fasse l'affrontement, il y avait quelque chose qui était, qu'on voulait pas assumer, c'est pas du tout ce qu'on voulait
 
RG : Mais vous avez considéré que les masses n'étaient plus avec vous ?
 
AG : C'était compliqué, parce qu'en même temps il y a jamais eu autant de monde qu'à l'enterrement d'Overney
 
RG : Mais c'était un enterrement
 
AG : Mais c'était un enterrement. Ceci dit, votre réaction, vue d'aujourd'hui, est celle-là, il faut voir que pour toute une série de nos camarades, des militants qui étaient avec nous à l'époque, ils voyaient des masses, ils voyaient pas l'enterrement. Donc on a commencé à avoir une équipe dirigeante qui, elle, avait bien vu l'enterrement et une organisation que nous avions créée, qui elle, était plus dans une logique de vengeance. Si vous relisez le discours que j'ai fait au cimetière lors de l'enterrement de Pierrot, je condamne l'idéologie de la vengeance, mais c'était pas évident. Donc c'est probablement là que se produit un de nos premiers décrochages, qui va donner la dissolution par nous mêmes dans les deux années qui vont suivre, de notre équipée militante. Il y a ça, ensuite il y a le Larzac et Lip, où on découvre qu'il se passe des choses extrêmement subversives dans les usines, que ça conduit pas forcement d'une part à une escalade militaire
 
RG : Et c'est sans vous !
 
AG : Et c'est sans nous, en tout cas avec une faible influence de notre part et que donc pour aller aussi loin que les ouvriers de Lip ils n'ont pas besoin de la Gauche Prolétarienne ou des maos, puisqu'on appelle ça comme ça à l'époque, il paraît que les paysans du Larzac n'ont pas eu besoin de groupes révolutionnaires pour construire leur résistance et leur subversion. Entre le fait que nous risquons d'incarner une escalade, un face à face d'une organisation avec l'État et le fait que dans une usine où il se produit les choses les plus avancées dans la logique de '68, si on veut, ou dans un lieu comme le Larzac qui fédère tout ce qui peut fédérer, comme Lip d'ailleurs, tout ce que la France peut concentrer d'énergie subversive, qu'il n'y a pas besoin là de militants. Par contre quand on est entre militants on risque de fabriquer un affrontement direct avec l'État, c'est ça qui construit pour nous la décision de ça, qui fonde sur ces piliers-là la décision d'auto-dissolution
 
RG : Qui est venue en '73 à peu près ?
 
AG : '72, '73, parce que ça prend du temps, il faut arriver à expliquer ça à tout le monde, ce qui n'est pas extrêmement facile
 
RG : Et vous, vous êtes parti dans quel sens ? Il y a eu la fondation de Libération par exemple à ce moment-là
 
AG : Oui, beh moi je suis de ceux qui encouragent la fondation de Libération mais je ne rentre pas, moi j'éprouve le besoin de me reconstruire à travers une activité professionnelle disons. Je continue à voir Serge July ou des gens comme ça, enfin je suis pas au cœur de la machine de Libération, de la création de Libération, je participe mais avec un certain recul
 
RG : Donc vous avez repris votre travail à la fac ?
 
AG : Le travail à la fac est repris depuis en fait ma libération, depuis '71, d'abord à travers quelques vacations, quelques allocations contractuelles, puisque je n'ai plus le droit d'être enseignant, et puis il y a l'amnistie Giscard, donc '74, et là l'université mène une bagarre pour ma réintégration, qui est signée en '78
 
RG : Donc il vous a fallu attendre jusqu'à '78 pour rentrer
 
AG : Rentrer pleinement à l'université. Avant je faisais quelques cours, enfin comme ça, c'était marginal, sur le côté. Et là je reprends une véritable activité professionnelle, je prends des responsabilités à l'université. Université qui m'a accueilli, protégé, soutenu, qui a été extrêmement accueillante à mon égard pendant toute cette période, extrêmement bienveillante, et vers laquelle j'ai le sentiment d'avoir une espèce de dette, en acceptant d'y prendre quelques responsabilités, ça fait partie de tout ça
 
RG : Question bête d'un universitaire : est-ce que vous n'avez pas eu le sentiment que les recherches vous sont échappées pendant dix ans ?
 
AG : Absolument, totalement
 
RG : Donc, qu'est-ce que ça fait ?
 
AG : Beh, je me suis, ça m'a amené à faire deux choses. D'une part – bon j'étais dans un lieu de recherche extrêmement pointu, j'étais au laboratoire de physique de l'Ecole normale supérieure, Kastler y avait eu son prix Nobel. Bon, donc j'étais décroché, complètement décroché. Quand on m'a sorti de prison j'ai essayé de lire les rapports d'activité de mon laboratoire. Il s'était passé, surtout dans le champ de la physique de la matière condensée, physique du solide comme on disait à l'époque, il s'était passé dans cinq, six ans autant de choses que dans le siècle précédent, donc ce sont des champs extrêmement rapidement mouvants. Donc je me suis occupé de la formation continue, j'ai pris en charge tout un secteur neuf de l'université qui était l'accueil des non-bacheliers, tout le dispositif de formation d'adultes. Je me suis plus occupé d’enseigner pour être clair que d'autre chose, et puis j'ai accepté des responsabilités administratives, et comme les gens ont considéré par ailleurs que j'avais été un chercheur convenable à une certaine époque, c'est passé quoi
 
RG : Et votre vie personnelle ?
 
AG : C'est-à-dire ?
 
RG : Vous vous êtes marié à un moment ?
 
AG : J'ai été marié en '65, j'avais eu un enfant en '68, j'ai plutôt divorcé, je me suis séparé de ma première épouse
 
RG : Suite à des événements ou ?
 
AG : Oui, oui, je pense qu'on peut dire suite à ces événements, je sais pas ce qui se serait passé autrement, mais pas par désaccord idéologique ou politique, mais par
 
RG : Je sais pas, en tant que mari je vois mal comment on peut mener ensemble une vie militante comme ça et une vie de famille normale
 
AG : C'est sûr
 
RG : Et puis politiquement
 
AG : Politiquement il y avait pas désaccord
 
RG : Non mais je veux dire plus tard
 
AG : Et puis alors je me suis remarié, enfin j'ai trouvé une compagne et puis je l'ai épousée des années après, beaucoup plus tard, dans le milieu des années '70. Donc  nous sommes toujours mariés
 
RG : Et au point de vue carrière politique, trajectoire politique, vous vous êtes rapproché du Parti socialiste ?
 
AG : Pendant toute une série d'années je me suis occupé de la vie universitaire, j'ai pris des responsabilités à l'université. Ça se passait tout à fait, j'ai dirigé un département d'éducation permanente. Puis j'ai été vice-président de l'université, j'ai fait fonction de président de l'université pendant toute une période, puisque j'étais le premier vice-président et le président était malade
 
RG : Toujours à la fac de Sciences
 
AG : C'était l'université Paris VII à l'époque, puisque les universités se sont coupées, donc j'ai dirigé Paris VII complètement, c'était plus la faculté des Sciences, c'était Lettres, Sciences, Médecine, un tiers, un tiers, un tiers. Professionnellement qu'est-ce qui m'est arrivé après ? J'ai participé extrêmement fortement à tout ce qui était l'informatisation de l'université elle-même, et la mise en place d'un enseignement lié à l'informatique, aux nouvelles technologies, etc., c'est-à-dire une modernisation de l'enseignement de cette université et de son fonctionnement, de sa gestion. Ce qui m'a mis en contact avec les gens qui faisaient les percées dans le champ de l'informatique en France, et comme justement je n'étais plus un chercheur dans un laboratoire, etc., je suis sorti de l'université, on m'a proposé de participer à la direction de l'agence de l'informatique qui était une agence commune du ministère de la recherche, de Telecom et de l'industrie à l'époque et qui avait vocation à accompagner, à faire progresser l'informatisation aussi bien dans le champ des entreprises, que du système scolaire, que de la recherche, etc.
 
RG : C'était à quelle époque ?
 
AG : '82, '83, par là, '84. Et pendant toute cette époque, je n'ai pas fait de politique active, jamais. J'avais le besoin de me reconstruire, de ne pas passer d'une identité idéologique forte à une autre par un petit saut comme ça. Donc j'avais même pas appelé à voter pour Mitterrand en '81. Et par contre j'ai éprouvé une immense satisfaction quand il a été élu, ce qui m'a surpris moi-même
 
RG : Vous avez quand même voté pour lui ?
 
AG : Oui. A partir du moment où le Parti Socialiste est venu en difficulté dans les années '85, '86 je me suis rapproché un peu, donc j'ai participé à des groupes de travail, des groupes de reflection, et de '86 à '88 je suis devenu un des responsables des groupes d'experts de Lionel Jospin, j'ai été amené là par Claude Allègre, qui était un de mes collègues physicien de la même université, qui m'a fait rencontrer Lionel Jospin, qui était premier secrétaire du Parti Socialiste et donc j'ai participé à tout le travail qui a été fait par exemple entre '86 et '88 pour préparer la réélection de François Mitterrand. C'est à ce moment-là que je suis rentré au parti, je suis rentré, je suis devenu, j'ai pris la responsabilité d'un groupe d'experts puis j'ai pris ma carte du Parti socialiste, mais après, à peu près à ce moment-là
 
RG : Et puis quand Jospin est devenu premier ministre
 
AG : Avant il est devenu ministre en '88 et là je me suis retrouvé dans les équipes ministérielles à partir de ce moment-là, mais bon à la formation professionnelle, puis à l'Éducation nationale avec Jospin, etc.
 
RG : Vous avez un peu suivi la trace de Jospin, pendant ces années-là
 
AG : Oui
 
RG : Jusqu'à 2002 ?
 
AG : Jusqu'à 2002, oui
 
RG : Et puis maintenant ?
 
AG : A partir de 2001 je me suis retrouvé dans l'équipe de Bertrand Delanoë à la mairie de Paris
 
RG : Il est devenu maire en quelle année ?
 
AG : 2001
 
RG : Et votre fonction auprès de lui, c'était quoi ?
 
AG : Conseiller
 
RG : Ça consiste en quoi conseiller ?
 
AG : Private office
 
RG : Donnez-moi un exemple d'une chose que
 
AG : Moi j'étais en charge auprès de lui de tout ce qui était le champ scolaire, universitaire, la recherche, la technologie, d'une part, et d'autre part j'ai suivi pour lui les relations avec les institutions et la communauté juive, par exemple, dans toute la période où il y a eu des attentats anti-sémites
 
RG : Parce que, est-ce que votre origine juive vous est devenue plus importante ?
 
AG : Oui et non, pas vraiment, je sais pas
 
RG : Par exemple, dans le cas de Benny Lévy, c'est devenu très important
 
AG : Dans le cas de Benny Lévy, je me suis, j'ai continué à le voir jusqu'à sa mort de temps en temps, dans des confrontations terribles sur ce genre de sujet, parce que moi je n'ai pas de, je suis quelqu'un qui n'éprouve aucune angoisse religieuse. Oui, la religion, moi je sais pas ce que c'est, c'est un univers à part, ça c'est pareil là-dessus avec Benny
 
RG : Et c'était difficile, la séparation ?
 
AG : Oui, oui, bien sûr, nous étions extrêmement proches, nous le sommes restés, dans une relation affective forte, mais je ne l'ai absolument pas accompagné dans son cheminement. Moi je pouvais tout à fait respecter des convictions religieuses des gens, je trouve ça tout à fait normal, j'ai aucun problème avec ça, je reste très attaché à la liberté de conscience
 
RG : Une dernière question, c'est sur votre attitude de maintenant, et ça s'est concrétisé un peu, cristallisé, parce que Sarkozy a fait ce fameux discours le mois dernier et vous avez répondu avec Cohn-Bendit là-dessus
 
AG : Avec un peu d'humour quand même, en tout cas nous avons essayé de le faire avec humour
 
RG : Lui il ne le fait pas avec humour son discours
 
AG : Sarkozy ? Lui, non
 
RG : Il était sérieux, mais je comprends mal son objectif, c'est pour attirer des votes des anti-soixante-huitards, qu'est-ce qu'il veut faire ?
 
AG : Je pense qu'il y a deux choses, son discours est articulé – j'ai essayé de le lire un peu – en particulier sur deux thèmes : la lutte contre le relativisme, alors je me suis demandé : ‘Pourquoi ce mot ?’ qui n'est pas courant dans le discours politique français, du tout, par contre c'est le discours complet de Benoît XVI, c'est le cœur  de la démarche de Benoît XVI avant même qu'il devienne pape et qu'il la reproduise en devenant pape, sur le rétablissement de valeurs absolues, qui sont pour lui son église et son corpus spirituel. Il y a que là qu'on voit apparaître dans le champ des discours depuis dix ou vingt ans la lutte contre le relativisme. Visiblement, Sarkozy s'est approprié ça, je pense qu'il faudra fouiller plus loin pour voir, lui, on voit bien ce qu'il met derrière, parce qu'il explicite... bon, ça c'est une chose. L'autre aspect du discours de Sarkozy, c'est ce qu'il dit sur le cynisme, dans lequel il rend '68 responsable des parachutes dorés des grands patrons, et là je dois dire que je n'ai toujours pas saisi la filiation qu'il y mène. Moi ce qui me frappe, bon le cynisme, je pense qu'il faut réfléchir à ce qu'il a voulu dire, c'est pas tombé comme ça du ciel, ni accidentellement, d'autant qu'il a répété les choses, il l'a fait à plusieurs moments. Donc c'est quelque chose d'important dans la construction de son discours politique, mais autant sur le relativisme on peut arriver à comprendre ce qu'on peut trouver. De toute façon l'idée qu'il y ait un seul discours sur '68 est idiot, je veux dire en soit c'est une stupidité, parce que '68 est un mouvement, une coïncidence de mouvements, et il y a pas un discours construit, une unicité de discours ni au moment où l'événement se construit, ni au moment de '68, ni après dans la suite des choses. Et si on regarde par exemple Ferry dans son ouvrage, Ferry et Renault dans leur ouvrage sur La Pensée de '68, on s'aperçoit qu'il est fort peu question de '68 et beaucoup du structuralisme, et que réduire '68 au structuralisme est à mon sens pas loin d'une escroquerie intellectuelle. Bon, ça c'est une chose à part. L'autre chose, qui est importante je pense dans ce que Sarkozy essaye de faire, c'est il essaye de réveiller la nostalgie d'avant-'68, donc d'une époque où les choses étaient, dans cette nostalgie-là, en ordre, la famille était en ordre, l'école était en ordre, etc., etc., donc c'est au sens propre une pensée réactionnaire, ou contre-révolutionnaire, de restauration, en gros, ce qu'il projette sur la scène politique, c'est l'idée que lui, il va restaurer l'ordre ancien, l'ordre qui prévalait avant '68, avec peut être en subliminaire l'image, l'autorité du général De Gaulle ou quelque chose comme ça, pour construire un personnage de président de la République. Ça je pense que c'est tout à fait solide et plausible, moi je ne sais pas si les Français ont le reflexe de réfléchir un peu, s'ils sont prêts à ce que le SMIC perde trente pour cent de sa valeur la semaine prochaine, si l'autorité patronale et celle des contre-maîtres doit être restaurée, si la famille, etc., si on doit mettre les petites filles en tablier rose et les petits garçons et tablier bleu pour aller à l'école. Mais c'est quand même cette image-là d'une restauration de l'ordre ancien dont il veut se présenter comme porteur. Voilà, ça je comprends, je comprends ce qu'il a dit sur le relativisme, parce que c'est vrai qu'en '68 l'autorité absolue du droit divin est quand même largement mise à mal et contestée, donc on peut décliner ça, le cynisme politique, faudra attendre peut être des développements ultérieurs de la pensée du président de la République
 
RG : Mais dans votre réponse vous avez dû, avec l'espace que vous avez, un peu cerner '68 comme anti-autoritaire
 
AG : Bien sûr
 
RG : Donc vous pensez qu'il y a un fond de quelque chose en '68
 
AG : Ah oui, absolument, il y a un fond, maintenant, moi je pense surtout que '68 est profondément digéré par la société quarante ans après, le corps social a fait son propre tri, a rejeté ce qui lui convenait pas et a pris dans les pensées de '68 et les pensées de la suite ce qui lui convenait et ce qu'il rejetait, je dis pas que c'est inscrit pour l'éternité, mais je pense qu'il y a une espèce de métabolisme qui s'est produit, il devient très difficile de discerner aujourd'hui ce qui est en trace directe, parce que tout ça est quand même très sérieusement
 
RG : Et vous-même, est-ce qu'il y a des choses que vous reniez, que vous rejetez ou est-ce que vous assumez tout ce qui c'est passé à ce moment-là ?
 
AG : Assumer sûrement, ça m'empêche pas de rejeter beaucoup de choses, je pense je n'aurais pas été un compagnon du Parti socialiste ou de Lionel Jospin si j'étais resté à l'identique de ce que j'étais ou de Bertrand Delanoë si j'étais resté dans l'état d'esprit de l'époque. Donc je pense que déjà en '68 on pouvait se poser des questions sur ce que signifiait le concept de révolution et de révolutionnaire, je l'avais d'ailleurs évoqué au colloque universitaire d'Amiens quelque mois auparavant, avant '68. Mais aujourd'hui tout ça n'a gardé sens, en plus à la fois il y avait une pensée qui s'inscrivait dans une période historique où – comment ils disaient les mao ? – le vent d'est l'importait sur le vent d'ouest, les Vietnamiens étaient en train de mettre les Américains dehors, les Français avaient été sortis de l'Algérie, au jour d'aujourd'hui on vit dans un espace qui n'a strictement...Enfin, le mur de Berlin est tombé, on vit dans un espace qui n'a strictement rien à voir avec l'espace de l'époque. Donc tout ça, ça n'a même pas de sens. Je suis en train de travailler personnellement, j'écris, j'essaye d'écrire, je sais pas si j'arriverais au bout, pour voir quelle est la trace actuelle de ce qu'on peut identifier comme une trace de cette période dans le monde actuel, mais ce sont en tout cas des traces qui ne seront jamais pures, à la limite heureusement, parce qu'à l'époque on avait un grand refus de ce qu'on appelait la récupération, et bien la société a récupéré '68 comme elle a récupéré beaucoup d'autres choses et puis en a fait, voilà
 
RG : Mais ce sera difficile de commémorer '68 l'année prochaine, ça n'a jamais été commémoré comme la révolution ou comme d'autres événements
 
AG : De toute façon on aurait bien fait rire les gens en '68 si on leur avait parlé de commémoration (Rires de RG)
 
RG : Non mais tout est commémoré aujourd'hui
 
AG : On vit dans une société de commémoration
 
RG : Non mais ça vous rattrappe, par exemple est-ce que la mairie de Paris fera quelque chose l'année prochaine ?
 
AG : Je pense pas, et puis je paraîtrais ridicule (Rires de RG). Nous n'avons pas pris la mairie en '68, c'était pas la Commune de Paris, '68
 
RG : Non, mais je dis que puisque les gens qui dirigent Paris sont peut être plus ou moins d'accord avec certains éléments de '68 et puisque les médias vont parler énormément de mai '68
 
AG : Non, non, je ne pense pas que la ville se lance dans une opération de commémoration, ni la préfecture de police (Rires de RG)
 
RG : Bon, merci, on a très bien travaillé
 
AG : Je sais pas...